I. - La religion traditionnelle

Les croyances religieuses sont le centre de l’influence sociale et culturelle des populations Ding. Elles sont centrées sur la reconnaissance de l’existence d’un Etre Suprême, facteur fondamental de la construction de l’identité humaine. Invisible, mais maître de tout l’univers, cet Être Suprême est, dans la vie quotidienne, représenté par les ancêtres morts.

Dans son approche de la vie chrétienne, le Père Janssens affirme que le Dieu des Ding jouait le rôle de justicier des hommes dans l’autre vie et de législateur des lois morales (bien-mal, permis-défendu), alors que, pour les autochtones ding eux-mêmes, c’est un Dieu uniquement bon envers eux ; il faut également le laisser tranquille. Aujourd’hui, encore, cette croyance persiste. Contes et prières servent à le louer, mais ce sont des ancêtres ou des morts qu’ils doivent vénérer quotidiennement. Le rôle des ancêtres est très important : ils sont les garants du bonheur et de la vie des hommes. Ils demeurent à jamais amis des hommes, mais avant tout la source de leur joie. La hiérarchie des croyances religieuses ding se présente comme suit :

Au-dessus, il y a l’Etre Suprême. Sa place est importante. C’est une divinité supérieure. Au-dessous, ce sont des divinités secondaires, c’est-à-dire les ancêtres, les esprits, les morts. Elles sont des intermédiaires entre les Ding et l’Etre Suprême, mais surtout entre les vivants et les morts. Ces divinités sont des médiatrices entre le monde terrestre et le monde céleste. Leur rôle est d’attribuer les bonheurs et les malheurs de la vie, selon le respect ou le mépris qu’on a pour elles. De fait, les missionnaires ne cessaient de confirmer la méchanceté des ancêtres, des esprits et des forces occultes. Si on ne les respecte pas, on devient malheureux. En revanche, par des supplications, des libations et des rites, on pouvait se « réconcilier » avec eux et éviter tout ce qui pourrait attirer leur colère et leur vengeance. La clé de la vie est donc la conduite à tenir envers ces divinités secondaires. Néanmoins, les Ding se sentent enserrés dans leur contrainte comme un poisson dans les filets ; ils se sentent sous l’emprise de ces forces supérieures. L’influence de ces divinités, bien que médiatrices, n’allait certes pas jusqu’à rompre la relation des gens ordinaires avec l’Etre Supérieur. Le troisième domaine, ce sont les forces occultes de la sorcellerie contre laquelle on se prémunit par de fétiches protecteurs : dents de léopards, mixture composée d’huile, de kaolin, de terre rouge. En définitive, les caractéristiques dominantes de croyances ding sont la crainte des ancêtres, des esprits et de la sorcellerie. Ces croyances se transmettent de génération en génération. En revanche, les Ding ne craignent pas Dieu, cet Etre Suprême Bon et paisible.

Les Ding croient que, s’ils Le laissent tranquille, il va les laisser aussi tranquilles et leur donner du bonheur. Il n’existe pas de contraire à Dieu, qui représente le bien. Par contre, les Ding sont sûrs qu’un malheur ne peut venir que des ancêtres, qui représentent le mal. Ainsi, au sujet du contexte religieux dominateur chez les Ding, on peut affirmer que la religion traditionnelle met l’accent sur la hiérarchie d’identités dans le domaine religieux, et l’importance des rôles de chaque croyance individuelle des Ding avec l’ensemble de leurs croyances. L’Être Suprême est au-dessus même des ancêtres qui, pour des gens ordinaires, sont vénérés comme des dieux. Les ancêtres sont transcendants mais ne peuvent s’attribuer eux-mêmes leur pouvoir. Les Ding leur reconnaissent un réel pouvoir sur eux et leur influence. Bien que des gens ordinaires puissent également le faire, ceux qui peuvent parler directement aux dieux sont les ancêtres.

La sorcellerie nuit généralement à autrui : son usage a l’intention profonde de nuire à une personne ou à une collectivité. En revanche, on va voir un devin 70 pour détecter un jeteur de sorts, lequel pourrait avoir employé de la sorcellerie pour y arriver. Elle peut avoir une influence positive ou négative. La relation d’un Ding à la sorcellerie dépend donc de son intention de faire du bien ou du mal, d’atteindre un individu ou un groupe.

La majorité des historiens Congolais constatent avec grand regret l’inexistence d’écrits détaillés sur les croyances religieuses des Ding orientaux. Et pourtant les écrits missionnaires, souligne Flavien Nkay, ne cessent de fustiger pêle-mêle les superstitions et les pratiques occultes des sorciers et des féticheurs, qui exercent une influence maléfique sur les nouveaux convertis 71 . Existe également chez les Ding la pratique de la divination 72 et de l’ordalie. Jamais on ne le dira assez : le domaine des croyances religieuses a engendré de nombreux malentendus dans la rencontre du christianisme avec les cultures indigènes. Les missionnaires parlaient souvent des choses qu’ils ne s'efforçaient pas de connaître. Ainsi, au niveau sémantique, diverses significations sont données à des mots tels que sorcellerie, fétiche, divination, magie, superstition, lorsque tel ou tel missionnaire en fait usage. Cependant, à en croire le plus ancien texte missionnaire du Père Janssens sur les croyances des Ding orientaux, « Ils reconnaissent un Dieu Créateur de toutes choses, bon et invisible, mais ils ne le servent pas. Ils reconnaissent la méchanceté qu’il y a dans l’adultère, dans le meurtre, dans le vol, et reconnaissent que c’est Dieu qui leur défend ces choses-là. Ils ont aussi l’idée du Dieu rémunérateur qui punit dans l’autre vie le mal des hommes et récompense le bien. Ils reconnaissent aussi vaguement la spiritualité et l’immortalité de l’âme. Ils ont le culte des morts, ils les craignent, ils font des libations de palme à terre pour honorer les morts. »  73 (Sic)

Il nous paraît difficile d’affirmer avec certitude que le Dieu auquel croient les Ding orientaux est le Dieu de Jésus Christ. Dans les années 1978, les étudiants autochtones Ding avaient commencé à réécrire leur histoire. Actuellement, ils présentent, en la corrigeant, l’anthropologie religieuse de ces populations à partir de leur univers magico religieux, différent de celui que le Père Janssens décrivait jadis, en 1912. Citant Musong, Flavien Nkay écrit : « Chez les Ding, l'Etre suprême est représenté par Iyang Nzem (Bienveillante Araignée). Elle est maître de tout l’univers. Elle habite le duhu (espace situé entre le sol et le firmament) sur une toile. Elle est invoquée dans les prières et dans les contes. Pour l’atteindre, les Ding passent par l’intermédiaire des ancêtres Ba kpe à travers des cultes ma’te 74 . Comme pour la plupart des Bantu, en effet, la pratique religieuse des Ding tourne autour du culte des morts ou des ancêtres, qui constitue le fondement immédiat et le principe de la vie quotidienne. Bien que ces populations aient un système religieux caractérisé par la foi en un Etre Supérieur, le recours aux pratiques magico religieuses complète la pratique du culte des morts et réglemente les relations entre les hommes du monde visible et ceux du monde invisible.

Chez les Ding orientaux, ce qui caractérise la personne humaine 75 , c’est le Noar c’est-à-dire le corps, et le ns’b, c’est-à-dire l’esprit. Le premier est sujet à la putréfaction, tandis que le second est voué à l’immortalité. Les cimetières, les sources des cours d’eau, les vallées impénétrables et les « repaires » sont considérés comme la demeure des esprits des morts. Il existe de bons esprits que les Ding désignent par le terme Mbl ngyieb, et des mauvais qu’ils nomment Mukwanzo, Munga ns’b, Munga mbong et kilik. Pour éviter la colère des mauvais esprits et obtenir le soutien des bons, les Ding font appel à la divination makang. Tandis que la sorcellerie et la magie sont désignées par le même terme, uloe, on se gardera de confondre ici la magie noire, de laquelle relève la sorcellerie et qui est un pouvoir maléfique, avec la magie blanche, qui produit des effets bénéfiques. La sorcellerie 76 et la magie noire requièrent des victimes humaines Kibva. Aujourd’hui, la pratique de ces dernières n’est plus régulière dans la plupart des cas, mais on y croit encore. L’ordalie kipom, kiboé et le rite de purification publique du village, soit munkyar, sont des moyens communautaires utilisés pour conjurer les mauvais esprits et les actions des sorciers. Des sociétés dites secrètes font partie de l’univers magico-religieux des Ding. C’est le cas, par exemple, de l’association des jumeaux magyaa, de la société des procréateurs baboer, des tueurs de léopards ou d’aigles bikwankpé, des soigneurs de la hernie banga mu et des orthopédistes banga ndunn... Sont à leur portée des charmes, des philtres et des amulettes fabriquées par les féticheurs. Dans un article publié en 1938, le R.P. François Xavier De Ville avoue qu’il est difficile, pour un missionnaire occidental, de saisir le système de pensée des Noirs : “ l’évolution de l’âme noire est si rapide que telle on croit la saisir aujourd’hui, telle demain elle échappe à notre compréhension 77 ". Cette présentation de la vision que les missionnaires ont des « valeurs traditionnelles » montre leur regard ethnographique (description des groupes et écriture de cette description) et l’utilité, pour eux, d’observer les populations pour organiser l’action apostolique. On peut comprendre comment furent traités les ethnographes métropolitains par les colonisés, les assimilant « des agents de l’administration » 78 .

La compréhension du travail ethnographique de cette époque reposait essentiellement sur le contexte colonial dans le cadre de l’ethnographie traditionnelle 79 , qui a pour champ d’étude les sociétés qui peuplaient les colonies et les sociétés de même stade de développement et, pour pères fondateurs, Franz Boas (1858-1942) et Bronislaw Kaspar Malinowski (1884-1942). Ces fondateurs ont insisté chacun sur la nécessité de s’immerger dans la vie des peuples et, en particulier pour Malinowski, de comprendre de l’intérieur la culture tribale. Il fallait cependant, rajoute Marcel Mauss dans les remarques préliminaires de son Manuel d’ethnographie (1967), que le jeune ethnographe s’affranchisse des difficultés de la subjectivité. Il écrit : « l’objectivité sera recherchée dans l’exposé comme dans l’observation. Dire ce qu’on sait, tout ce qu’on sait, rien que ce qu’on sait. Eviter les hypothèses historiques ou autres, qui sont inutiles et souvent dangereuses… » 80 .

Croyances, superstitions et Mouvements religieux des Ding selon les Missionnaires

Nous analyserons et distinguerons la nature des mœurs des Ding orientaux, leurs croyances, leurs mouvements religieux et tout ce qui, chez ces peuples, était considéré comme des « superstitions » par les missionnaires.

L’idée de considérer les Ding comme des gens superstitieux a été longtemps gardée par les missionnaires. Ceux-ci ont en effet continué pendant longtemps à les qualifier de superstitieux comme les autres Congolais, croyant uniquement en la bonté et en la tranquillité de Dieuplutôt qu’à la méchanceté et aux attaques des ancêtres, des esprits et des sorciers qu’il faut toujours apaiser par des sacrifices et des rites.Ainsi dit, on résume à la fois des croyances hiérarchisées des Ding et on indique quel comportement avoir face à celles-ci. On en note trois sortes, correspondant ici à trois degrés d’importance : Dieu, les Ancêtres ou les esprits, et les forces occultes de la nature. Au-dessus, il y a la divinité supérieure, Dieu, qui forme le premier degré et, en-dessous, des divinités subalternes ou secondaires subdivisées en deux catégories (les ancêtres ou les esprits et les forces occultes de la nature) formant, elles, les deux autres degrés.

D’abord, ils croient à l’existence de Dieu, qu’ils considèrent comme l’Etre Suprême, le Créateur de toutes choses. Il est le Souverain, le Puissant. Il est bon et bienveillant envers les hommes. De fait, précise le Père François Nizet, « ce Dieu unique est tellement bon que ce n’est pas la peine de s’occuper de Lui puisqu’il leur fera du bien toujours, jamais de mal.» 81

Ils croient ensuite aux mânes des ancêtres et aux esprits. Cette catégorie comprend les morts, qui sont leurs ancêtres, et les esprits, qui peuplent les forêts, les eaux, les airs. On peut dire que, pour les Ding, les ancêtres sont leurs protecteurs et guérisseurs, ils peuvent leur apporter la paix, la santé, selon le degré de bienfaisance et de respect des vivants envers les morts. En revanche, demeurant sous la terre, ils peuvent revenir constamment et apporter aux vivants le malheur, si on a du mépris pour eux. En effet, les Ding orientaux croyaient à l’errance nocturne de leurs ancêtres, mais aussi en leur réincarnation dans un animal, le plus souvent l’animal totem. Ils avaient des reliques (ongles de la main, poils de l’aisselle, etc.).

À cet effet, les Ding leur doivent respect et vénération. C’est l’unique moyen pour eux d’échapper au malheur que peuvent provoquer leurs ancêtres. Un malheur qui arrive à une personne doit être attribué à un manque d’égards envers ses ancêtres. Les malheurs sont, par exemple, une maladie, un décès.

Les Ding sont enfin superstitieux dans le domaine des forces occultes de la nature ; par exemple, un sorcier utilise un mélange d’écorces d’arbres comme poison en vue de nuire aux gens. Ces forces de la nature cachent des forces mystérieuses. Pour s’en débarrasser, les Ding se donnent des fétiches protecteurs : dents de léopards, mixture composée d’huile, de kaolin, de terre rouge, ou essaient de découvrir le nom du sorcier, qu’on doit enduire de blanc pour faire disparaître les effets de l’ensorcellement ; ou encore on prie le sorcier (jeteur de sorts) d’enlever lui-même le sort qu’il a jeté.

En définitive, mûs quotidiennement par leurs nombreuses superstitions, les Ding orientaux les transmettent de génération en génération. Ils leur attribuent les bonheurs et les malheurs de la vie.Sont dans la catégorie de superstitions et croyances : la sorcellerie, du poison d’épreuve, des crimes et des mouvements spirituels traditionnels comme le Lukoshi 82 , l’Imagna et le Kimpeve. Tandis que la sorcellerie ou le Kindoki (sorcellerie en langue ding), était pratiquée par un jeteur de sorts ou un ndoki,  le poison d’épreuve, c’est ce qu’on faisait boire d’abord au présumé ndoki ou jeteur de sorts, en vue de confirmer, ou non, qu’il l’est réellement. Ce poison est composé d’écorces de l’arbre du poison, que l’on pile, puis qu’on imbibe d’eau en vue de former de petites boulettes que l’accusé doit avaler. On le fait, précise Struyf, dans une petite brousse près de la forêt en présence de tous les indigènes du village. Jamais, ce poison n’est appliqué dans le village. Pour l’administrer au présumé ndoki, il fallait lui faire alors avaler les boulettes préparées, puis lui demander de se lever et de partir accompagné de danses et des tambours, sans espérer le retrouver vivant.

Si le présumé ndoki parvient à le vomir, il est reconnu innocent et ses accusateurs doivent lui payer une amende. Mais, s’il ne le vomit pas, et qu’il meurt, c’est lui qui est réellement le jeteur de sort maléfique. En revanche, à un ndoki soupçonné avec raison par tout le village, on ne donnait pas ce poison d’épreuve. Les indigènes, dit Struyf, le tuent à coups de bâton. Ne sont-ce pas, là encore, des croyances ! Aujourd’hui, dans les populations Ding comme dans la plupart des régions du Congo, la même pratique existe, mais avec des formules différentes, toujours en vue d’en finir avec les sorciers. Par ailleurs, on faisait également boire ce poison d’épreuve à un homme riche, à un indigène polygame et à ceux qui affichaient un comportement anormal dans leur regard et leur démarche. Pour ces personnes, cette pratique venait de la haine et de la jalousie d’autres personnes, qui attribuaient leur succès ou leur état à la sorcellerie. Par rapport à celle-ci et par souci de vengeance, on commettait d’autres crimes plus cruels que les précédents, tels que tuer certains innocents avec une machette, un couteau et des coups sauvages. Avec le Père Struyf, illustrons une situation de crime vécue par une vieille indigène injustement accusée de ndoki (sorcière). « La vieille indigène, injustement désignée comme ndoki ne cessait de se lamenter à l’entrée de sa hutte, protestant de son innocence : « Je ne suis pas coupable, disait-elle, je ne suis pas un ndoki… C’est alors que son propre fils, las d’entendre les plaintes de sa mère, saisit un grand couteau et une machette et à coups sauvages la tua. Là-dessus, le catéchiste craignant une vengeance (sic), se dirigea dare-dare vers la Mission pour expliquer le cas : Un indigène avait tué sa mère et lui, Léon Mbele, catéchiste à Mbala, demandait une feuille de route pour Niadi afin de dénoncer le crime à l’agent territorial. Sa femme, ne le voyant pas rentrer, s’enfuit par crainte de représailles. Elle erra durant trois jours, portant son enfant malade, dans les grandes forêts qui longent la Kamtscha, pour se rendre dans son village natal. Le catéchiste a été condamné à deux ans de prison. Il devra de plus, après avoir purgé sa peine, verser une amende de 500 francs à la famille lésée. Quant au meurtrier, il est condamné à quatre ans de prison.» 83 Ce récit mérite quelques précisions pour sa compréhension. Le catéchiste fut nommé par les autorités ecclésiastiques, il était donc porteur des valeurs religieuses quelque peu différentes de celles des autorités civiles, laïques et traditionnelles de cette période-là. Menacées dans leurs pratiques par la justice que voulait rendre le catéchiste, les autorités civiles, en l’occurrence l’agent territorial, l’ont condamné, mais en fait, c’est sa justice religieuse qu’elles avaient condamnée pour réagir non seulement contre les missionnaires mais surtout contre leurs valeurs religieuses. Elles ont aussi réagi, par le fait même, contre l’usurpation des pouvoirs : il leur revenait de s’occuper des questions civiles plutôt qu’à un catéchiste qui était une autorité religieuse. Ce qui était du ressort de l’Etat, et ce dans le respect des valeurs traditionnelles, ne devrait devenir qu’un enthousiasme mal placé lorsqu’il était pratiqué, le cas échéant, par un « homme d’Eglise », ce qui lui faisait subir une sorte de règlement des comptes.

En définitive, l’objectif du poison d’épreuve est d’en finir avec les sorciers. Pourtant, la pratique de la sorcellerie même fourmille dans la conscience collective ding. Son influence sociale est positive par rapport à la sorcellerie et aux crimes. Son rôle social était d’éduquer les populations ding à la recherche du bonheur et au maintien de la vie collective. Ici, le souci de tous est signifié par « la présence de tous les indigènes du village ». Ce qui prouve également que le collectif reste toujours le fondement et le but de l’agir individuel ou collectif. En revanche, certains Ding orientaux faisaient abusivement usage de ce poison et lui donnaient à tort ce nouvel objectif : nuire à ceux qui étaient non seulement d’un certain statut social, par exemple les riches, les polygames, mais aussi à ceux qui avaient une conduite peu recommandable. Dans cette perspective, la pratique du poison d’épreuve est fondée sur des motifs déloyaux, c’est-à-dire la haine, la jalousie.

Il existait d’autres pratiques superstitieuses chez les Ding. Par exemple, on croyait que, pendant une bataille, la victoire était certaine et confirmée par l’eau qui sort d’une calebasse vide, secouée par le chef du village peu avant le combat. 84 Pour eux, l’eau est le symbole de la force et de la vie, mais la victoire contre les ennemis vient du Grand Nkir (Dieu) 85 , le Tout-puissant qui a fait toutes choses et qui donne à qui lui plaît la vie ou la mort. En outre, les Ding croyaient que dans les cimetières reposent des ancêtres qui pourraient causer la mort 86 si on ne leur obéissait pas.

Toutefois, certains missionnaires retrouvaient chez ces peuples « une lueur d’espoir » dans leur contact avec le christianisme, pouvant leur faire abandonner leurs anciennescroyances païennes et leur faire embrasser progressivement la vraie religion.Avant d’y arriver, ils devaient, cependant, commencer par faire face à leurs cultes dits superstitieux et qui ne permettaient pas de vaincre entièrement le paganisme. Ils devaient eux-mêmes d’abord se réapproprier le christianisme, puis le confronter à leurs propres pratiques et croyances traditionnelles et enfin se frayer une issue. D’aucuns n’ignorent l’effort des prophètes Africains à « africaniser » la Bible afin d’avoir une religion située entre le christianisme et les religions dites traditionnelles. Cet effort donna, en effet, naissance à des mouvements syncrétiques religieux locaux ayant pour objet de répondre aux attentes concrètes des autochtones, par exemple, la pauvreté, la maladie, la sorcellerie, les taxes et impôts, les travaux durs et imposés par les colonisateurs, etc. Les missionnaires les qualifièrent de plusieurs façons : « sorcellerie », « superstitions dangereuses », « rébellion contre l’autorité civile ». Les Ding orientaux en connurent quelques-uns depuis l’avènement des Blancs chez eux : le Lukoshi, le Kabengabenga, le Lupambula, l’Imagna, etc. Ce sont de nouvelles formes de religiosité et de dévotion où l’on fait continuellement recours aux cultes traditionnels sans référence aucune au christianisme. Le Lukoshi en était un des plus grands introduits chez les Lele avant de faire son entrée chez les Ding orientaux par les rives du Kasaï grâce aux peuples Nzadi réputés principaux vecteurs d’innovations culturelles par leurs pirogues et aux contacts d’autres populations. Pour les peuples Lele, le Lukoshi est un remède (nkisi) qu’il fallait boire en vue d’être délivré de toutes les maladies, de se faire protéger contre le ndoki ou jeteur de sort, et de permettre d’avoir beaucoup d’enfants. Il est aussi représenté en d’autres endroits sous la forme d’un animal vivant ou des plantes auxquelles on attribuait une vie qu’il fallait, pour cette raison, nourrir, entretenir. Il ne coûtait pas cher. Ce remède fait d’une mixture préparée avec l’écorce pilée d’un certain arbre de la forêt était inefficace ; il a été abandonné. Au début, son but caché était de chasser l’envahisseur (les Blancs) de l’Afrique par une « guerre sainte ». Chez les Lele enfin, son but primitif était essentiellement de protéger le village et ses habitants contre les maladies et le ndoki. De fait, le Lukoshi jouait le rôle de tuteur protecteur du village, et on le nourrissait de viande et de poisson. Chez les Ding orientaux, il veillait à leur protection. On lui reconnaît le pouvoir de rendre prospères l’agriculture, les semences. Le Lukoshi pourrait empêcher la germination de semences. De là, sa valeur utilitaire dans leur économie et l’obligation, pour ces populations, de lui témoigner respect et grande vénération. Ce principe vital du Lukoshi est donc présent dans les actes de la vie quotidienne : l’agriculture, la chasse. Il caractérise aussi la conscience ding. Pour structurer et confirmer cette influence dans la vie quotidienne, nous allons analyser les chansons à l’occasion de la naissance des jumeaux. Cette analyse nous permettra de saisir le rapport des Ding avec le Lukoshi dans la vie quotidienne. Par son objet, le Lukoshi est pratiqué pour que les Ding aient la vie par la procréation. La vie, la famille et la santé sont ainsi comme ses trois valeurs. Pour les sauver, les Ding devaient, certes en pratiquant le Lukoshi, lutter contre toute personne susceptible de nuire aux valeurs de leur culte.

En revanche, pour les Ding, le Lukoshi est « une petite construction carrée, adossée à une hutte indigène. Pour symboliser la force du nkisi qui y réside, on le bâtit avec des essences forestières très solides, inattaquables aux coléoptères. Les poutres sont reliées par des solides lianes entrelacées. Le toit est construit avec une sorte d’herbe des marais, très dure et résistante à la pluie. Une petite ouverture, au ras du sol, permet d’introduire à l’intérieur les diverses offrandes : calebasses, flèches, plumes d’oiseaux, ossements de bêtes tuées à la chasse, petits sachets contenant du nkula (poudre de bois rouge), du mpemba (terre blanche) 87 Le Lukoshi était aussi protecteur des cultures, comme le maïs et les arachides. Les initiés lui devaient, entre autres, un grand respect manifesté par quelques comportements : lui verser quelques gouttes de vin, lui donner des vivres et lui faire des offrandes plus substantielles. Celui qui omettait d’agir ainsi encourait une amende, le Kibo. Au regard des profanes, les initiés du Lukoshi parlaient une langue spéciale, incompréhensible pour augmenter son mystère. Dans certaines ethnies comme les Ngwi, le culte de Lukoshi était rendu au serpent (le nioka) ; au début, les Ding orientaux, eux, n’avaient pas de serpent, sinon vers 1932 avec la nouvelle version du Lukoshi qui eut pour nom « la secte du serpent (parlant) ». Plus tard, on donna au nkisi du Lukoshi une nouvelle attribution qui consistait à immuniser les indigènes contre les coups des Blancs, détourner les balles des soldats et détruire tout vestige des Européens et surtout de l’Etat. Ensorcelés et hypnotisés par le Lukoshi, les Noirs, en général, devenaient vraiment violents et xénophobes. Armés de bâtons, d’arcs et de flèches, ils pouvaient attaquer et menacer les habitants d’une paroisse. Cet objectif du Lukoshi a été employé chez les Ding, mais l’État n’y pouvait rien. Par les différentes significations de ses formes ou représentations, le Lukoshi jouait le rôle de médiateur entre tous les pouvoirs dominateurs : les missionnaires, l’Etat. Il facilitait la communication symbolique entre ces « forces dominatrices » et les gens ordinaires alors que le rôle principal de la religion traditionnelle est d’être l’intermédiaire entre les vivants et les ancêtres, les morts. Le Lukoshi favorisait la communication entre les vivants, les Occidentaux et les Ding alors que la religion traditionnelle ding créait des liens internes dans les populations ding. Tandis que la religion traditionnelle était le facteur des relations interculturelles et intrapersonnelles, les mouvements religieux fondaient des relations interculturelles entre l’Occident et la tradition ding où les populations ding vivaient un attachement vrai et durable au monde par rapport à l’attachement symbolique, instable vis-à-vis de leurs « destructeurs ». Pour eux, la paroisse était une représentation de l’Occident et de ses valeurs, car elle est une institution ecclésiale occidentale. Elle est donc considérée comme source de valeurs religieuses introduites par l’évangélisation missionnaire et l’humanisme occidental, voire de rationalisme et d’une économie industrialisée par la colonisation.

Le culte du Lukoshi devint clandestin, mais fut relayé par des nouvelles formes de cultes de type Lukoshi et d’autres mouvements anti-sorciers, ayant tous pour ambition de « chasser les sorciers », sauf l’Imagna, pratiqué d’abord par les Lele aux environs de 1950-1955, qui supplanta le Lukoshi, voire qui le contredit quelque peu. Sa philosophie était motivée par le souci de rétablir l’équilibre social, religieux et moral ébranlés par les nouvelles forces de la civilisation dominatrice du Blanc. Les valeurs de la communauté, la religion et l’éthique religieuse y sont valorisées. Son objectif n’était plus celui du Lukoshi, voulant mettre fin au règne de l’Occident et de ses valeurs.L’Imagna, tout en voulant remettre en valeur la tradition ding, a énormément contribué à la pénétration des valeurs religieuses et de la culture occidentale dans la société ding. L’objet de son action transformatrice concernait uniquement les populations ding auxquelles était apprise une forme de prise de conscience de leurs valeurs propres et de leur identité culturelle. Beaucoup sont venus de loin pour rejoindre ce mouvement reconnu comme la religion des Lele à l’Est en ce temps-là. Loin de lutter contre la religion catholique ou contre la nouvelle manière de vivre, il visait à rétablir ce qui est révolu ou qui tend à disparaître. Les Ding orientaux ont bel et bien connu l’influence de tous ces courants syncrétiques religieux qui sont partis des Lele en passant par les Wongo, Pende, Bunda. Selon Benoît Verhaegen 88 , ces mouvements à vocation religieuse ou magico religieuse sont des sectes qui se seraient changées en idéologie contre la domination des Blancs sur les Noirs.

Le Mpevisme venu du Kimbanguisme 89 joua concrètement ce rôle de lutte contre la race blanche. Pratiquée jadis dans le Nord du diocèse de Kikwit dans la région de la mission de Djuma et vers le secteur Due, la secte Mpeve centrait sa prédication sur la foi dans les esprits avec qui ils entraient en contact immédiat et de qui ils recevaient l’assurance du bonheur à la fin des temps. Sa philosophie consistait à faire disparaître du pays tout objet de couleur blanche, car celle-ci symbolisait la race blanche dominatrice. Ainsi, le Noir, lui, devait totalement renier le Blanc, s’il voulait avoir une force magique capable de se libérer de la domination blanche. Ce mouvement religieux a intériorisé des éléments des mouvements existants : la protection de la société ding, des cultures occidentales, la recherche de la dignité et de la liberté des populations locales, les valeurs traditionnelles, le culte des ancêtres, garants de la vie et de la stabilité de la société et des consciences ding. Ce culte des esprits des ancêtres semble prolonger l’idée fondamentale du Kimbanguisme sur le baptême : recevoir le baptême en esprit prêché par le prophète noir Simon Kimbangu au nom du Christ. Selon les adeptes, ce baptême complète le baptême catholique, qui est un baptême venu par la colonisation. Il a deux fonctions : Gage du bonheur à la fin des temps, par la foi dans les esprits des ancêtres. Son moyen d’action efficace était la lutte contre le Blanc…C’est la lutte contre la personne du Blanc, sa culture, ses valeurs culturelles, sociales et économiques. Ne pouvaient bénéficier de ces bienfaits en dernier lieu que les nouveaux initiés qui avaient renoncé à tout objet de convoitise argent, habillement, … et à tout ce qui était de couleur blanche. Les Noirs contestaient le baptême colonial qui, pour eux, transmettait l’esprit des Blancs. Ils se faisaient à nouveau baptiser dans l’esprit des ancêtres, afin de se plonger, par ce nouveau baptême, dans le bon esprit, des ancêtres. Ce nouvel esprit était sans aucun doute une arme contre le Blanc. La deuxième fonction du Mpeve, c’était de communiquer à ses adeptes une force magique protectrice contre le mauvais sort des Ndoki (sorciers). Il avait aussi une fonction politique exercée surtout pour la propagande, assurant aux adhérents qu’ils entraient magiquement en communication avec les esprits des Morts dont ils recevaient une force. Cette fonction est apparue dès que le Blanc ou l’Européen fut identifié aux esprits malfaisants et que l’Indépendance fut présentée comme l’événement qui ouvrirait l’accès à une nouvelle vie, exempte de toute oppression ou de toute présence des oppresseurs. Ainsi, les hommes politiques congolais surent, par exemple, canaliser en leur faveur toutes les tendances religieuses pour leur campagne électorale. Les deux fonctions du Mpevisme lui font jouer en même temps les rôles social et politique. Par le concert de sa double influence, il contribue à l’élaboration des valeurs sociales et politiques.

Ces croyances et ces superstitions ont ainsi, sans doute, eu quelque influence sur les Ding orientaux. Les nombreux esprits pouvaient, en effet, faire beaucoup de bien, mais surtout beaucoup de mal. Il est convenu de les consulter pour ne rien faire contre leurs désirs, mais surtout pour se les concilier, connaître leurs volontés, connaître aussi la cause et le remède aux épreuves de la vie. C’est à eux qu’il faut offrir des sacrifices pour éviter leur vengeance et obtenir leurs faveurs. Quand, par exemple, quelqu’un est malade, il faut vite aller chez un devin, qui est pourtant un homme comme les autres, mais qui est censé connaître les secrets des esprits et provoque les forces occultes à sa guise. Il connaît non seulement les moyens d’attirer leurs faveurs et d’apaiser leur fureur, mais aussi les plantes divinatoires et les objets dans lesquels les esprits déposent un peu de leur pouvoir. Sa méthode consiste à manier une boule sur une ficelle et, en remuant avec force l’eau limpide d’une terrine, il trouve le mal d’un client, en indique les remèdes, révèle le nom du jeteur du sort. Car, pour les Ding orientaux, la maladie et la mort ne sont pas naturelles; elles sont le fruit d’un maléfice jeté sur le malade et, selon la gravité des cas, le sorcier maniait divers rites supposés être des rites de guérison.

Enfin, ces mouvements religieux ont énormément façonné la conscience collective ding, visant essentiellement sinon de la faire vivre contre le pouvoir des influences occidentales civiles et religieuses, du moins de la libérer à la fois d’une forme d’oppression psychologique, politique et sociale. L’ensemble de ces mouvements mettent l’accent sur le culte des ancêtres et la valeur de la vie, du bonheur, de la paix. Dans la tradition ding, les fondements de la pensée ding dans la religion traditionnelle et dans les mouvements religieux que nous venons d’analyser ont la même structure, de même qu’ils sont au cœur des valeurs fondamentales de la société ding. Cela leur fait globalement avoir le même but : la dignité de la personne humaine dans la vie quotidienne et le refus du processus de la modernisation par la pénétration de l’influence de l’Occident, de la rationalisation et de l’économie industrialisée. Commencent alors plusieurs conflits : un conflit de rôles de l’Occident et de la tradition, un conflit de cultures occidentales et congolaises en général, un conflit entre deux races : blanche et noire.

Tandis que les crimes et la sorcellerie sont des représentations du mal et de la mort, donc du malheur, le poison d’épreuve, l’utilisation symbolique de l’eau et les mouvements spirituels traditionnels sont des représentations du bien, du bonheur, de la vie, de la force. Le rôle des mouvements spirituels était de protéger les Ding orientaux contre tout ce qui était susceptible de nuire aux personnes, au bonheur du village et à la prospérité socio-économique. Leur objectif n’était pas uniquement de lutter contre le christianisme et l’influence dominatrice des Blancs sur les Noirs, ils devaient aussi lutter contre tout ce qu’ils ont apporté : argent, habillement, cultures occidentales. Leur influence était importante pour rétablir l’équilibre socioreligieux des populations ding. Le Mpevisme devait obtenir des morts, pour les Ding orientaux, la force pour lutter contre les Blancs.

Caractéristiques des mœurs anciennes des Ding

Pour les missionnaires, on reconnaît les Ding orientaux à partir de leur signe spécifique et à travers les moments pathétiques où ils expriment leur « sauvagerie », notamment pendant la chasse et la mort de l’Aigle. La sauvagerie consiste en ce comportement indécent : lancer des flèches et de lances à l’occasion de la mort de l’Aigle : c’est pourquoi, d’ailleurs, le présumé meurtrier devra payer une amende pour conjurer son acte. Toutefois, et de façon négative, selon les Missionnaires, la sauvagerie est un comportement perturbateur de l’harmonie et de la vie dans des villages. En revanche, les tambours, les chants, les danses et les louanges servent à louer le roi de la forêt. On jubile, vêtu de couleurs et d’insignes royaux (blanc et rouge), donc pour le chef du village dont l’aigle est le symbole. Identifié au roi de la forêt, et au chef, l’Aigle est un animal que l’on vénère. Sa mort est le plus possible une occasion de rencontre, de fête. Dans la correspondance qu’il adresse à ses confrères de Louvain, écrite à Ipamu le 24 novembre 1921, Struyf dépeint les caractéristiques des mœurs anciennes des populations Ding. Selon lui, « les Ding sont de véritables sauvages. Leur signe caractéristique et qui les rend effroyables, c’est l’incision en forme de crête de coq, au bas du front, entre les deux yeux. Tous ces gens sont armés d’arcs et de flèches ; partout vous les rencontrez avec ces armes. » 90 Il illustre cette sauvagerie à travers un récit autour de « la mort de l’aigle » et des conséquences de cet événement. Ce récit va nous permettre d’éclairer les mœurs de ces populations, certaines positives, d’autres, au contraire, négatives et en contradiction avec le sens et le respect de la vie de ce peuple. Nous le reprenons intégralement avant d’en faire une analyse, en raison de sa profondeur et de sa richesse. « Pour vous donner un exemple de la sauvagerie de ces Ding et de leurs mœurs primitives, voici un petit trait que j’ai observé et noté lors de mon voyage. C’est intéressant au point de vue ethnographique. J’arrive à Elumbu, village des Ding ; tout le monde est parti au village voisin avec les tambours et des calebasses de malafu. Pourquoi ? On avait tué un grand aigle, qu’ils appellent « mpungu » : c’est le roi de la forêt et, dans la croyance des Ding, le père du chef de village : défense absolue est donc faite de tuer cet oiseau. Or un indigène avait dressé un piège dans la forêt pour prendre des singes ; et voici que ce n’est pas un singe qu’il prend, mais un aigle « mpungu ». Grande palabre avec le chef de village : « On a tué mon père, je dois en savoir la raison ; on doit me payer une amende. J’arrive à ce village juste à temps pour assister à toute la scène. Le chef, entouré d’une foule énorme, était assis devant sa hutte, l’aigle étendu devant lui. Deux tambours battant le rythme, le groupe de Ding se suivaient à la file en chantant et en se croisant les bras, se frappant le bras droit de la main gauche : bruit saccadé et assourdissant. Ils chantaient, dans une ronde sauvage, les exploits du roi de la forêt. Tout à coup je vois un groupe nouveau, arrivant de l’extrémité du village : tous avec des lances et des flèches, revêtus de pagnes du pays d’une épaisseur énorme, des grelots aux pieds, la figure barbouillée de rouge et de blanc, gesticulant, tournoyant sur eux-mêmes, lançant flèches et lances. Je vois encore mon petit cuisinier « mungoli » faisant force signes de croix à la vue de ce spectacle peu rassurant et d’ailleurs peu modeste. Parmi ce groupe se trouvait l’individu qui avait tué l’aigle : c’était pire qu’un diable. Il avançait, reculait, jetait sa lance, tournoyait comme une toupie, puis s’élançait vers l’aigle étendu devant le chef, un grand, vieux mudinga, qui doit en connaître des histoires, et savoir raconter les vieilles légendes du pays. Qu’on regrette de ne pas connaître la langue de ces gens ! Mais je la saurai, coûte que coûte, comme je parviens déjà à me tirer d’affaire avec la langue des Bangoli. Après la danse 91 et de multiples simagrées, tout le monde s’assied en cercle autour du cadavre du « roi de la forêt ». Le mudinga qui a tué l’aigle prend la parole et explique tout au long comment il a tué, sans le vouloir, le père du chef de village. Puis on délibère dans la hutte du chef, on délibère au dehors. Bientôt les danses recommencent. Finalement le meurtrier doit payer trois francs d’amende au chef. Après cela se fait le partage des plumes entre le chef et celui qui a tué l’aigle ; la chair de l’oiseau est mise dans un pot de terre, tout le monde en mangera. La dépouille est conservée et mise sur un grand pieu fixé au milieu de la cour du village, où les danses se poursuivront bien longtemps encore dans la nuit…danses sauvages et lugubres.» 92

Nous ne pouvons pas nous empêcher d’analyser cet ancien récit ethnographique sur les mœurs des Ding orientaux car, bien que l’ethnographie ait fait objet de nombreuses critiques, elle pourrait donner actuellement des éléments d’une nouvelle ouverture et d’une nouvelle démarche. Un de ses pères fondateurs, nous signifiait déjà la complexité de cette science. « L’ethnographie, dit Marcel Griaule, n’est pas une science simple, mais bien un corpus de sciences et méthodes imbriquées les unes dans les autres : ethnographie, ethnobotanique, ethnozoologie, ethnographies religieuse, morale, psychologique, juridique, économique, linguistique, technologique, esthétique » 93 . Le regard « ethnographique » missionnaire nous autorise à distinguer les mœurs anciennes positives des mœurs anciennes négatives. Ce sont les deux sortes de mœurs qui caractérisaient la société ding.

Notes
70.

NKAY MALU, F., La Croix et la chèvre : les missionnaires de Scheut et les Jésuites chez les Ding orientaux de la République Démocratique du Congo (1885-1933), Lyon, 2006 (Thèse), p. 649 : Il est consulté également pour d’autres raisons comme les situations conflictuelles comme la maladie, le vol, l’adultère. Il utilise, comme pour détecter un sorcier, les rêves, les charmes, les oracles et, parfois, se met lui-même en transe. Pour n’importe quelle situation, les personnes qui sont allées voir un devin doit, à la fin de sa cérémonie et en vue de confirmer ou on sa sentence, procéder par des ordalies.

71.

Ce problème revient abondamment dans les rapports de Missions de Pères Oblats entre 1937 et 1954.

72.

POUPARD, P. (Sous la dir. De -), Dictionnaire des religions, Paris : PUF, 1984, p. 515 : « Par la divination, on cherche à connaître ce qui est inaccessible par la voie normale de l’observation ou du raisonnement, c’est-à-dire en général l’avenir, mais aussi des révélations sur le passé. Le principe en est que les dieux, qui ont pouvoir de prendre des décisions, les manifestent aux humains : tout, par conséquent, est omineux. Le message s’interprète par analogie : si tel événement s’est produit au moment où tel fait était observable, on en conclut que si le fait est constaté, l’événement aura lieu. Quant à l’omen, les dieux peuvent l’adresser spontanément à l’intéressé ou charger une tierce personne de le communiquer aux gens compétents, c’est la divination inspirée [(par ex. en songe ou au cours de transports extatiques [… »être enthousiaste]). La révélation est soit transparente, soit livrée à l’examen des clercs qui la décodent. La forme la plus fréquente de divination est déductive ; elle se pratique a) par signes non provoqués, on conclut à partir de la simple observation des astres, des planètes, des éclipses, du comportement des animaux, des plantes et des hommes ; b) plus « scientifiquement », dans ce cas le signe est recherché par hépatoscopie, fumigations, huile ou farine répandue dont on étudie l’aspect, la position, la présentation. L’interprétation correcte des signes dépend d’un ensemble de facteurs : le moment de l’observation (soir, matin), la situation (à droite, à gauche, en bas, en haut), la couleur, l’état, la position de l’objet, de l’animal qui a attiré l’attention ; il est particulièrement intéressant de repérer l’anomalie, de distinguer le normal de l’anormal. Les déductions se font selon des règles qui nous échappent, rien n’indique a priori que tel signe doive être favorable et que tel autre ne le soit pas ; les signes sont souvent étudiés par groupe : le même omen est alors présenté successivement avec une variable, les autres circonstances restant identiques (par ex. un signe, propice le matin, ou s’il arrive de droite, est inversé le soir, ou s’il arrive de gauche). »

73.

JANSSENS, Op.cit., p.4.

74.

MUSONG, N., Les genres oraux ding. Effort d’analyse stylistique, Mémoire de Licence, UNAZA, Lubumbashi, 1977, p. 9, cité par NKAY MALU, F., Op. cit., p. 20.

75.

Lire NKAY MALU, F. La Croix et la chèvre …, p. 639ss.

76.

Les notions de sorcellerie et de magie en Afrique centrale sont bien expliquées par le Père M. Hebga dans Sorcellerie. Chimère dangereuse ?, INADES, Abidjan, 1980.

77.

De VILLE, F.X., « La vie indigène », in A.R.O.M.I., 1938, p. 87.

78.

LEIRIS, M., Cinq leçons d’ethnologie, Paris : Gallimard, 1988, p. 85.

79.

Lire MALUNG’MPER AKPANABI, P., L’Ethnographie de l’Education : pertinence épistémologique et méthodologique. Un regard sur l’école au Congo-Kinshasa, Rennes 2, 2003 (Mémoire de D.E.A.), p. 20-21.

80.

MAUSS, M., Manuel d’ethnographie, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1967 (1989,2002), p. 9.

81.

NIZET, F., omi, Les Sorciers de la Kamtsa, in Messager, Janvier 1940, p. 5.

82.

Lire NKAY MALU, F., La Croix et la chèvre…, p. 690-706 où Flavien Nkay analyse l’histoire de la diffusion du Lukoshi et de ses incidences chez les Ding orientaux vers les années 1930 à l’époque des Jésuites.

83.

STRUYF, Y., Le « Kindoki », in Mission du Kwango, 1932, p. 401.

84.

NIZET, F., omi, La légende du chef Ding, in Messager, Mai, 1935, p. 110-112.

85.

Lire Les termes pour désigner Dieu inNKAY MALU, F., La Croix et la chèvre …, Lyon, 2006, p. 628-634.

86.

Cfr. NKAY MALU, F., La Croix et la chèvre…p. 648: Elle a plusieurs origines chez les Ding orientaux : l’intervention d’un sorcier ; une malédiction ; la transgression d’une des règles sociales entraînant l’inceste, l’infidélité, un assassinat, etc.; le mécontentement d’un être décédé dû, par exemple, au non-respect d’un testament ; l’acquisition d’un charme par un membre de famille ; la rencontre d’un mauvais esprit, etc.

87.

STRUYF. J., Le Lukoshi, in Revue Missionnaire des Jésuites, 1933, p. 296.

88.

VERHAEGEN, B., Rébellions au Congo, CRISP, I, Bruxelles, 1966, p. 16.

89.

Le Kimbanguisme est un christianisme influencé par le protestantisme et par des croyances pré-chrétiennes en R.D.C. Il est fondé vers 1921 par Simon Kimbangu, le Prophète né au village Nkamba (Bas-Congo) vers 1880-1890. En 1956, toutes les communautés kimbanguistes se regroupent sous la dénomination de l’ « Eglise de Jésus-Christ sur la terre par le prophète Simon Kimbangu ». Sa doctrine est basée sur le respect des dix commandements, la prédication de la Bible librement interprétée et sur le baptême par immersion, requis pour l’admission dans l’Eglise et considéré comme une guérison des maladies de l’âme aussi bien que des troubles de l’esprit.

90.

STRUYF. I., s.j., Ma première visite aux Ding, in Missions Belges, 1922, p. 132 (Lettre à ses confrères de Louvain).

91.

De même que l’initiation des enfants ou tout événement important qui rejaillit sur la collectivité, la danse aussi soude la collectivité, que ce soit à propos d’un mariage ou d’obsèques, etc. Tout le village assistait aux obsèques de quelqu’un, la mort est un événement villageois et tous les villageois étaient derrière. La danse est un signe de vie collective. Avec les chants, elle constitue un contexte littéraire oral. Dans cette recherche, nous analyserons précisément la danse chez les Ding orientaux aux pages 306-309.

92.

STRUYF. I., s.j., Ma première visite aux Ding, in Missions Belges, 1922, p. 132-133.

93.

Cfr. GRIAULE, M., Méthode de l’ethnographie, Paris : PUF, 1957, p. 9. Il existe une forte relation symétrique entre l’ethnographie et ces sciences, du fait que l’ethnographie s’alimente de leurs méthodes, et que ses résultats les renouvellent. Ceci est vrai plus particulièrement pour la linguistique, la philologie, l’histoire et la psychologie. Toutes ces disciplines liées à l’ethnographie enrichissent à la fois le corpus thématique d’une étude qui se réclame de cette approche. L’ethnographie étudie donc aussi d’autres aspects : les folklores, les rythmes, les symboles, de là l’idée de la puissance de la représentation symbolique.