1.2. Raisons du choix

Dans le contexte de notre recherche, la place de jumeaux et leur importance chez ces populations ne sont pas à négliger. Nous estimons importants les contextes de leur naissance et de leur conception sociale comme cadre des valeurs traditionnelles ou archaïques et de la rencontre des valeurs ainsi que des contre-valeurs, toutes utiles pour comprendre lesdimensions politique, sociale et religieuse des Ding orientaux. A quoi cela tient-il ?

D'abord, par rapport à l'organisation politique de la société Ding, l'histoire révèle que, dans la société archaïque, l'évolution de l'organisation politique se comprend à partir de la dimension mystico-politico-religieuse des jumeaux, ce qui confère également à la même société un des ses fondements socio-politico-mystiques. Les jumeaux sont des êtres magico religieux, ce qui les rapproche des rois Ding : Minken, au pluriel, Munken, au singulier. Leur pouvoir mystico religieux est opposé et celui des opposés : ils sont à la fois maléfiques ou bénéfiques 102 . Ce pouvoir est donc surnaturel ; il se doit fondamentalement et exclusivement d’« intégrer des mondes opposés, c’est-à-dire de totaliser, car ils ne règnent ni ne gouvernent, mais conseillent les rois et les gouvernants. » 103 La fonction sociopolitique de ces êtres, c’est donc d’être des conseillers des rois ou des personnes ordinaires. Ils favorisent un lien mystique entre le monde des Ancêtres et le monde des hommes. Dans le contexte religieux, ils sont assimilés aux Ancêtres, avec lesquels les liens sont d’ordre religieux et mystique. Connaisseurs de la face cachée des choses, ils sont susceptibles de nuire, à cet effet, à la vie de l’homme, de la femme, de présager ou de dévoiler les événements douloureux cachés ou heureux. Donc, pour les connaître, il faut avoir une très grande connaissance. A travers la fonction sociologique et politique de la tradition orale africaine à l’égard des adultes, Jacques Chévrier 104 illustre, par exemple, que, d’un côté, dans les chants des jumeaux, ils participent du maintien de l’ordre, communiquant aussi bien aux gardiens du pouvoir qu’à leurs subalternes, et de l’autre, on note que ces chants sont révélateurs de faits sociaux d’importance : la hiérarchie dans la parenté, les conflits de générations, les différends dus au mariage polyandrique, les processus de résolution de conflits sociaux ou de la cohésion sociale.

Ensuite, par rapport à l'identité du roi (Munken). Les Ding orientaux emploient cette importante métaphore : le pouvoir royal se réfère en quelque sorte au pouvoir des jumeaux. Ces derniers ne sont pas assimilés aux rois. C’est plutôt le roi qui est assimilé aux jumeaux. De ce fait, « dire que, dans sa fonction, le roi se réfère aux jumeaux, c'est affirmer que le roi entre dans la classe des jumeaux, ou bien est revêtu de la qualité fonctionnelle propre aux jumeaux. » 105 Pour le roi, en effet, les jumeaux sont des modèles. Implicitement, les jumeaux sont identifiés symboliquement aux rois, c'est-à-dire que le roi (Munken) a pour modèle les jumeaux (parce que ceux-ci sont des ancêtres incarnés). Par voie de conséquence, le roi accueille les jumeaux à leur naissance par une annonce officielle et un noble cadeau 106 , préside aux cérémonies de leur accueil et insertion dans la société. Les peuples Ding sont, par ce fait, tenus de les différencier par des insignes royaux, ainsi qu'ils le font pour le roi. Tandis que ce dernier porte un anneau royal en cuivre jaune et une lance, comme, respectivement, le symbole du pouvoir économique et guerrier (défense), les jumeaux porteront, dans leur enfance, des bracelets en étoffe rouge 107 en signe d'anneau en métal. Ce rite « d'investiture » les fait reconnaître aux Ding orientaux comme ayant même pouvoir de vie et sur la vie. En outre, comme le roi, Maître de la Nature et garant de sa vitalité, de l'ordre et de la prospérité, les jumeaux ont les mêmes pouvoirs et sont des êtres magico religieux. Leur pouvoir naturel les fait agir librement en bien comme en mal. A ce titre, ils sont, comme le roi, redoutés et en même temps respectés. Jumeaux et roi portent le même titre de Nkub (chef) et se partagent les mêmes honneurs. Ajoutons que le roi Ding est assimilé au léopard, comme dans la mentalité africaine en général Ainsi y employait-on partout la peau du léopard et ses dents comme des attributs royaux. Comme le léopard, il a une autorité surnaturelle. D'où la correspondance entre le léopard et le roi, la mort d'un léopard et le meurtre d'un chef. Par une seconde assimilation, entre le roi-léopard et les jumeaux, on comprend pourquoi les insignes royaux devaient également servir aux jumeaux, pendant leur enfance. Précisons, toutefois, que les Ding orientaux préféraient assimiler plus le léopard à la mère des jumeaux à cause de la beauté de sa peau (tachetée) pour signifier qu'elle est belle et attrayante, que d'exalter la force de cet animal. En revanche, pour signifier la puissance de jumeaux, on se référait à l'éléphant. Comme l'éléphant, les jumeaux sont des êtres de valeur, mais mystérieux.

Par ailleurs, enfin, par rapport à ce qui est fait aussi bien aux rois qu'aux jumeaux, il existe une certaine similitude. D'un côté, ce que l'on faisait à la mort du roi l'était également à la naissance des jumeaux : suspendre les activités champêtres et compter sur l'avènement des jumeaux considérés comme des êtres mystérieux, porteurs de chances, dispensateurs de bienfaits et d'abondances, afin de remplir « mystérieusement » et gracieusement les réserves du corps royal. D’un autre côté, les Ding orientaux croient aussi bien en leur puissance mystérieuse qu'en celle des rois sur les forces de la Nature. On doit respect et vénération à ces êtres mystérieux. En effet, dèsle jour de leur naissance, les membres de la famille royale (toute la lignée maternelle du chef, ses enfants et les membres assimilés comme ses épouses…), de clans de deux parents et ceux du village où cette naissance a lieu sont frappés d’interdits suivants : ne pas avoir des rapports sexuels, ne pas manger des légumes, ne pas consommer l’huile ni les noix de palme, ni exécuter des travaux agraires. On devait donc suspendre les travaux des champs afin d'éviter l'action fort gênante des jumeaux sur la germination des plantes et la fertilité du sol.

Le chef se voit attaché un anneau (ladie) au poignet gauche. Cet anneau lui sera détaché le jour de la clôture des cérémonies. Toutes les manifestations principales auxquelles donne lieu la naissance gémellaire s’arrêtent avec la fin de la réclusion, pour ne reprendre qu’en fin de vie. Le rituel funéraire est le lieu indiqué pour en comprendre la profondeur. Trois faits l’illustrent, en effet : le nombre de chants exécutés (9) 108 , des invocations des ancêtres suivies d’incantations et la croyance des Ding en la bienveillance des jumeaux (générer et protéger la vie, bénir et revitaliser la Nature, rendre fertiles les femmes ainsi que les récoltes, donner en abondance des gibiers aux chasseurs, des poissons aux pêcheuses).

Notes
102.

Les pouvoirs de jumeaux étant innés sont un des exemples de pouvoirs extraordinaires (maléfiques ou bénéfiques) que peuvent posséder certains Ding orientaux et auxquels ils croient. Dans La Croix et la chèvre , Flavien Nkay analyse longuement l’ensemble de pouvoirs extraordinaires et de croyances séculaires de Ding orientaux, par exemple : la voyance, les bénédictions rituelles, la maîtrise d’éléments et du destin, les imprécations et les malédictions, l’ensorcellement et l’envoûtement par un sorcier, le pouvoir de Ding orientaux à devenir maîtres de leur double, de faire enlever d’autres par les mânes, de provoquer des visions terrifiantes cher leur adversaire, de se transformer en animal féroce pour détruire, tuer et nuire (Cfr. p. 638-639).

103.

MAYELE ILO, J.-P., Op. Cit., p. 564.

104.

CHEVRIER, J., L’arbre à palabre. Essai sur les contes et récits traditionnels d’Afrique noire, Paris : Hatier, 1986, 336 p.

105.

Ibid., p. 378.

106.

Ce sont des perles et des cauris pour la fabrication de leurs fétiches et que le roi remettra lui-même à leurs géniteurs le jour de la sortie officielle de la maison de réclusion.

107.

La couleur rouge, c’est, chez les Ding orientaux, la couleur royale; elle symbolise le sang.

108.

Les Ding entonnaient 9 chants pour célébrer non seulement la logique de la pensée totale où les jumeaux concernent en même temps leurs familles et parents, mais aussi le fait qu’ils sont pour l'ensemble de la communauté Ding.