1.4. Au-delà des représentations

Notre objectif n’est pas de donner l’explication scientifique du phénomène de jumeaux, mais de parler de la gémellité archaïque Ding. Notre préoccupation est centrée essentiellement sur l’interprétation plus que sur l’explication de ce phénomène chez les Ding orientaux, comme un des cadres archaïques et culturels africains où pourraient se nicher des valeurs dans le contexte de l’éducation.  Dans Statut scientifique et mythique de la gémellité 114 , Jean-Pierre Mayele Ilo a analysé le même phénomène du point de vue philosophique. Il y présente également la gémellité Ding, donnant de ce fait son approche anthropo-philosophique. Flavien Nkay 115 , lui, en propose une explication sociologique.

Nous ne répondons donc pas nécessairement à la question « pourquoi ?», mais « comment ?». La seconde concerne l’interprétation, afin de dire le sens des représentations Ding sur la dyosynchrogénésie alors que la première aborde l’explication de sa causalité, l’origine de ce phénomène conçu extraordinairement à la fois comme un phénomène extra-humain et extra-terrestre, et mystérieux. Ce dernier caractère suscite une double attitude à l’égard de jumeaux aussi bien dans les sociétés modernes qu’archaïques. Comme toutes les sociétés africaines archaïques où la pensée totale est le socle de la pensée archaïque, les Ding n’échappent pas, eux aussi, à cette conception ambivalente des jumeaux.

En général, « et conformément au rapport au monde qui la fonde, la pensée afro archaïque interprète le même phénomène comme le signe d’une présence d’origine transcendante ou l’expression d’une volonté extra-humaine avant tout. » 116 En Afrique, « les jumeaux sont tantôt exécrés, tantôt presque vénérésLes jumeaux redoutés, sont considérés comme un mauvais présage, la manifestation d’une puissance maléfique, voire satanique, au point de susciter contre eux de l’hostilité, laquelle peut aller jusqu’à l’élimination systématique de l’un ou des deux jumeaux à la fois, soit par un acte de violence meurtrière, soit par une soumission des nouveau-nés à une inanition absolue, jusqu’à ce que mort s’ensuive. » 117 Ainsi, de la représentation qu’on a de la gémellité peuvent naître avant tout des valeurs à côté, sans doute, de quelques contre-valeurs manifestant profondément l’ambition de la volonté humaine de maîtriser ou de gérer la nature. Accueillir, honorer et aimer les jumeaux, cela crée des valeurs d’accueil, d’hospitalité, d’estime, de dignité et de prestige, d’amour vis-à-vis des jumeaux, qu’il faut promouvoir. L’attitude contraire entraînerait le meurtre, la violence, l’hostilité, le rejet, la haine qu’on devrait bannir. Interprétées de cette manière, ces contre-valeurs pourraient paraître nuisibles aux créatures et, donc, aussi opposées qu’incompatibles, sans se détruire mutuellement. Ces valeurs opposées paraissent incompatibles sans se détruire mutuellement. « Au contraire, leur opposition est susceptible d’articulation et de variation d’accent selon les sociétés. » 118 Selon les circonstances, on devra choisir : faire du bien, éviter le mal, ou s’attendre à quelque chose de bénéfique et de maléfique, voire aux deux à la fois. « Les jumeaux honorés, révérés, sont, quels qu’ils soient, considérés comme des êtres surnaturels, voire des esprits ou des ancêtres incarnés, dignes quelquefois d’un culte. » 119 On honore ou non les jumeaux, on les accueille ou les rejette. On les aime ou non. Ils sont symboliquement les lieux de cette notable rencontre entre le visible et l’invisible, les vivants et les morts, les ancêtres vivants et morts, la clé pour comprendre de la totalité archaïque africaine d’ambivalence des valeurs. En effet, « l’avènement des jumeaux apparaît, dès lors, comme un événement total, ayant des implications à tous les niveaux de la vie des individus ou de la société concernée. » 120 Révérés, ils portent les germes « divins » de la vie et garantissent les succès d’avènements et de structures socio-économiques. Ainsi, « la gémellité archaïque relève de l’idéologie qui fait de l’événement des jumeaux une réalité à double valeur : positive (bénéfique) et négative (maléfique). L’ensemble des gémellités afro-archaïques qui constituent selon une certaine typologie un cas parmi d’autres dans le monde, attire l’attention sur le caractère articulé de ces valeurs : les unes s’accrochent à la dimension positive, les autres se laissent impressionner par la dimension négative. » 121 L’attitude Ding de répulsion contre les jumeaux ne leur est donc pas une spécificité ni une particularité culturelle. Notre étude de valeurs peut aider à réfléchir sur leurs représentations du phénomène des jumeaux ainsi que sur les motivations des attitudes et des comportements ambivalents de ces peuples dans leur rapport à la dyosynchrogénésie. La valeur de la sécurité apparaît comme la toile de fond importante de ce double rapport. Sécurité d’abord, comme réponse aux besoins primaires de l’homme. Ensuite, sécurité par souci de protection écologique et, enfin, sécurité pour la promotion de l’éthique ou de l’idéologie socio-ontologique. L’avènement des jumeaux va, bon an mal an, satisfaire ou non certains besoins primaires de la vie ; il va garantir ou menacer la sécurité individuelle ou collective. A posteriori, l’attitude positive ou négative de la plupart des sociétés à l’égard des jumeaux tient au fait de son avènement. La sécurité motive le double rapport opposé aux jumeaux en tant qu’essentiellement « souci de préserver la nature ou l’environnement, afin de garantir la sécurité individuelle ou collective des personnes dans leur environnement, celui de faire respecter les valeurs éthiques de la société et d’éviter à celle-ci toutes sortes de souillures, ou, encore, celui d’assurer pour elle des biens de subsistance et pour chaque personne la sécurité de son identité ontologique, considérée comme normale ou anormale. » 122 Par voie de conséquence, chez les populations sédentaires, on bénira les jumeaux, ou leur vouera un culte, car on les considère, à leur naissance, comme porteurs d’abondants bienfaits à la nature ou, encore, comme preuve de très grande virilité des nouveaux parents de jumeaux (on va, par exemple, faire l’éloge de leur sexualité), alors que, d’autres, notamment les nomades, rejetteront les jumeaux, craignant la famine, l’éclatement du groupe que l’on veut toujours dynamique et stable. L’accueil des jumeaux nouveau-nés par leur action efficace sur la nature (accroissement de cultures, etc.) est signe qu’ils ont un pouvoir auquel on a un rapport positif. Il peut, toutefois, être nuisible quand il perturbe la même nature, y causant diverses calamités (sécheresses, inondations, infertilités du sol, stérilité des femmes, etc.) 123

Les rites de la sortie de jumeaux de la maison de réclusion et de la purification offrent des éléments de réflexion sur des représentations Ding de la gémellité. D’abord, il faut comprendre que « l’élimination immédiate et sans pitié des éléments porteurs, même malgré eux, d’une telle souillure, par des nouveaux parents de jumeaux, dans un autre village, peut avoir pour but d’assainir le corps social souillé par la naissance gémellaire et de préserver les valeurs éthiques de la société. » 124 Le second village où « les éléments porteurs » sont à nouveau déposés par un adultère paraît, lui, aussi, souillé, et ses adultérins, par une naissance probable de jumeaux à partir de cette relation sexuelle prohibée, obligeraient les villageois, pourtant innocents, à avoir un futur rapport opposé aux jumeaux et aux valeurs. C’est une interprétation exclusivement négativiste du phénomène des jumeaux et de sa conception maléfique. On pourrait faire l’hypothèse que cette procédure d’assainissement par ce qui est désavoué ne contribue guère à préserver les valeurs éthiques de la société ni d’assainir réellement la société souillée par la naissance des jumeaux. Cela ressemble à un cercle vicieux. Les deux villages seront toujours considérés comme les réceptacles de l’immoralité (adultère), de la volonté exotique ennemie et malveillante, de la croyance à une puissance d’origine maléfique invisible. La quête par la même femme d’un partenaire loin du village a ainsi une fonction thérapeutique et politique symbolique : se guérir du mal et en épargner son propre village. En revanche, elle se tourne en une vengeance qui apparaît finalement comme un tour de passe-passe des jumeaux et de leurs malheurs. La mère des jumeaux va contaminer un autre homme du germe porteur des jumeaux, comme le fera le père géniteur des jumeaux par rapport à une femme. Ce mal social, culturel et personnel, va à la fois devenir interculturel et interpersonnel. Il va mettre en scène d’autres acteurs dans un autre milieu. Au plan social, il y aurait comme une perversité destructrice volontaire dans les porteurs de jumeaux, transgressant délibérément la solidarité, le respect de la vie et de la communauté. Les Ding vivraient toujours dans l’angoisse par rapport à la sécurité personnelle et collective, et à l’égard de la faune et la flore. Cette interprétation des faits ne donne pas le vrai sens anthropologique de l’acte sexuel extra-conjugal et extra-territorial de nouveaux parents de jumeaux, jusqu’à présent considérés exclusivement comme des porte-malheur.

Nous préférons aller plus loin que cette explication culturelle et traditionnelle de cette démarche chez les Ding. Jean-Pierre Mayele Ilo donne l’interprétation détaillée de l’acte sexuel des nouveaux parents de jumeaux à partir de deux paramètres, que l’on trouve, en particulier, chez les Ding : la logique du système matrilinéaire et leur pratique d’une sorte de polyandrie royale. Dans ce système, un homme et son épouse, ou le père et la mère, sont tous considérés comme une femme et donc porteurs d’enfants. Etant donné que le roi devait naître des rapports de la femme polyandre –le chef-femme, Nkumukor- avec ses nombreux maris, Nkumukor devait espérer, par ses rapports génitaux, avoir un garçon qui deviendrait un futur roi. De la même façon, et puisque les jumeaux devenaient des rois, la femme matrilinéaire assimilée à Nkumukor devait se livrer à des rapports extra-conjugaux pour faire usage effectif a posteriori du privilège polyandrique royal en vue de donner aux autres la possibilité d’avoir des germes porteurs de jumeaux, futurs rois. Alors que la Nkumukor jouit de son privilège polyandrique a priori, les géniteurs des jumeaux en useront a posteriori. L’explication de Jean-Pierre Mayele Ilo est si originale et importante que nous la reprenons en entier.

« En effet, bien que la monarchie Ding soit élective, le successeur présumé du roi (Nsoa-Mwi) reste le neveu utérin de celui-ci. Chez les Ding, Nkumukor, sœur classificatoire du Munken, était un personnage important du royaume. Son nom signifie littéralement : chef-femme. On trouve la même figure politique chez les Yans (Ntiokar) et chez les Ambuun. C’est elle la mère biologique du futur roi. Cette fonction plutôt politique et mystique, Nkumukor était chargée de l’exercer après avoir été élue par les représentants du roi et les chefs des chefferies (Bamen) ainsi que par les dignitaires-serviteurs du Munken (Minkormbong, plur. ; singulier : Munkormbong), lors d’un conseil tenu à cet effet. Il en est ainsi aussi pour l’élection du futur Munken (Nsoa-Mwi). La Nkumukor était soumise quasiment au même rite d’intronisation que le Munken lui-même ; elle portait, comme lui, l’anneau de cuivre jaune (kieng) et disposait, comme lui aussi, d’un sanctuaire secret (Nzo kikin), où étaient déposés des objets dits sacrés, dont le fameux « langung », une espèce de sonnette faite en métal, censée résonner chaque fois qu’un animal noble était tué quelque part sur le territoire du royaume. Il était exclu qu’elle habite le même village que le Munken tout comme aucun autre membre du clan du roi, fût-il le successeur présumé, ne résidait dans la capitale du royaume. Totalement coupé des siens, le Munken pouvait ainsi se mettre au service de tous. Dans le village où elle résidait et où se trouvaient les tombes royales, la Nkumukor disposait d’une petite cour dont les dignitaires serviteurs étaient aussi bien des hommes que des femmes, appartenant à l’ordre de mibwo. Mumpongtoo était le titre de sa gouvernante principale. Comme toutes les autres femmes du clan Ntsum, la Nkumukor jouissait de la liberté de choisir elle-même son époux. L’élu, fût-il déjà marié, n’avait pas le droit de décliner l’offre qui lui était faite, car c’est la nation qui, par cette voie (voix), l’appelait à lui rendre un service de plus haute importance, en devenant un éventuel géniteur du futur roi. Comme tous les autres maris des femmes du clan royal, cet homme portait le titre de Mulebaa (contraction vraisemblablede mulim, mari et de ebaa, mâle).

Puisque seule une femme du clan royal jouissant du « privilège polyandrique » devait donner naissance au futur roi, on en retiendra donc les deux conditions nécessaires pour devenir mère du roi : 1° appartenir, en tant que femme, au clan Ntshum et être élue comme Nkumukor, 2° faire un usage effectif de son « privilège polyandrique ». Or, en mettant au monde des jumeaux – ces rois venus d’ailleurs- les parents biologiques de ceux-ci étaient d’office assimilés aux femmes du clan royal, particulièrement à la Nkumukor, de par la volonté souveraine des ancêtres. La logique de la pensée Ding veut, ici, que les géniteurs des jumeaux soient considérés tous les deux comme des épouses, c’est-à-dire comme deux Nkumukor en une seule. Prenant donc acte du fait que cette première condition était déjà remplie par eux, la société ne leur demandait plus, par conséquent, qu’à remplir, a posteriori, la seconde condition, c’est-à-dire réaliser une union sexuelle libre avec un partenaire de leur choix. Ainsi sont remplies par elles toutes les conditions requises pour être reconnues comme mères des rois. Pas plus que la Nkumukor, les parents des jumeaux ne sont libres de devenir de telles mères : celle-là est élue par le peuple, celles-ci sont choisies par les ancêtres. Voilà pourquoi devenues toutes les deux, par la naissance de leurs enfants jumeaux, des femmes du clan royal, le père et la mère biologiques de ces derniers devaient se soumettre à l’obligation d’une aventure sexuelle extra-conjugale. Cette obligation découle d’un raisonnement analogique que nous pouvons formuler de la manière suivante : les géniteurs des jumeaux sont aux rois (que sont ces jumeaux), ce que la Nkumukor est au futur roi (Munken). Il résulte de ce qui vient d’être dit que l’apparente assimilation des jumeaux au roi cache en réalité son sens fondamental et inverse qui est plutôt l’assimilation du roi aux jumeaux. Cette dernière fonde le raisonnement ci-dessus. Symboliquement le privilège polyandrique de la Nkumukor est en position symétrique avec l’acte sexuel extra-conjugal des parents de jumeaux, par rapport à l’axe d’assimilation du roi aux jumeaux. Ainsi, la logique matrilinéaire et le principe du privilège polyandrique des femmes du clan royal donnent lieu à ce que nous pourrions appeler une analogie gémellaire chez les Ding. » 125

Notes
114.

MAYELE ILO, J.-P., Statut scientifique et mythique de la gémellité. Essai sur la dualité, Paris : Ousia, 2000, 605 p.

115.

NKAY MALU, F., Histoire des Ding Mbensia d’après les Traditions du Clan Ntshum (Des Origines à 1899), Mémoire de Licence en Histoire, UNAZA, Campus de L’Shi, 1979 (inédit). 

116.

Ibid., p. 14.

117.

Ibid., p. 18.

118.

Ibid., p. 20.

119.

Ibid., p. 18.

120.

Ibid., p. 26.

121.

Ibid., p. 20.

122.

Cfr. Ibid., p .26.

123.

Cfr. Ibid., p. 24.

124.

Cfr. Ibid., p. 25.

125.

Ibid., p. 387-388.