2.2. Les chansons élégiaques

Ces chansons traduisent ces thèmes : la mort, l’injustice, la sociabilité, l’insociabilité, l’égoïsme et le mépris. Mvi souligne leur fonction didactique. Ainsi, par exemple, la mort qui rassemble beaucoup de personnes est un moment où les Ding, par ces chansons, font l’éducation morale des vivants en les invitant profondément à faire attention aux « défauts » et aux comportements du défunt que la société déplore. En effet, la mort est perçue comme quelque chose que les Ding respectent, car elle met l’homme devant un fait auquel il ne peut échapper. Pour cette raison, nous faisons l’hypothèse qu’elle est une valeur chez les Ding orientaux : quelque chose qui mérite d’être respecté. Elle est un événement et un phénomène où sont développées beaucoup d’autres valeurs. Certains aspects positifs de la mort pour la société d’abord, le défunt lui-même ensuite et pour sa famille, ses amis ou connaissances en témoignent. D’une manière générale, c’est un événement éminent qui permet de souder et par là de générer d’autres valeurs.

Prenons, par exemple : le respect des Ding à l’égard de la mort, même suite au sens qu’ils lui donnent, soit ce qui fait le lien entre les morts et les vivants. D’autre part, le respect des morts auxquels ils attribuent la survie et dont ils craignent le retour ou le malheur. La mort a un rôle pédagogique : elle est éducatrice de la société pour sa postérité sur les valeurs sociales, économiques et politiques au regard de valeurs personnelles du (de la) défunt(e). Toutefois, personne ne la souhaite ni pour elle-même, ni pour les autres ; elle sépare en fait une personne de son groupe social.

Par sa mort, le défunt est honoré, vénéré, loué, fêté par sa famille, ses familles et la société. Il est reconnu dans son double devoir de protecteur des vivants d’une part, et de l’autre, de médiateur entre les vivants et les morts, les Ancêtres (vivants ou morts) et les vivants, le visible et l’invisible. Il est lui-même voué au respect comme droit naturel inaliénable. Et, par leur présence à sa mort, les hommes confirment son droit d’unir les vivants entre eux, et avec tous les morts, les Ancêtres.

Par rapport à sa famille, la mort d’une personne est une valeur qui rassemble et apaise les membres de famille. Sa fonction médiatrice unit les uns et les autres ; elle suscite le dialogue entre eux permettant une relecture des situations familiales jadis indicibles. La mort d’une personne a une importante fonction sociale : l’interaction des membres s’approfondit. Les liens sociaux se créent, des rapports humains insoupçonnables se nouent très fort.

Le défunt est reconnu dans ses droits et devoirs. Pour lui, on fait tous les rites traditionnels et culturels Ding voués aux morts. La mort est pour la famille du défunt elle-même une valeur d’aide propre à la famille. Les contenus de palabres ou de chansons exécutées éduquent du dehors la famille du défunt. Les aspects positifs ou négatifs soulignés, les questions familiales dont traitent les sages à travers la palabre peuvent les aider à se resituer à l’égard d’eux-mêmes et des autres. Ils peuvent leur servir de tremplin pour l’amélioration ou l’approfondissement de leurs situations.

La mort est un phénomène déclencheur de sentiments variés : émulation, réjouissances collectives ou populaires et individuelles. La mort est un événement qui a de la valeur. Sa force réside dans sa valeur de communauté et de communication : la mort rassemble et transmet un message inaltérable.

Son organisation en soi fait appel à ces valeurs, entre autres : le dialogue, la confiance, l’empathie, la solidarité et le partage. Tous les acteurs sociaux présents ou absents sont voués à une interrelation, mais le plus possible à une interaction langagière sur le fait de la mort en soi et sur celui (celle) qui vient de mourir. Car en tant que phénomène social, tout son contexte est objet de dialogue, sans compter l’articulation des propos et de leurs contenus. La mort est une valeur sociale, car, pour certaines familles, c’est une éminente occasion de palabres non organisées depuis. Ainsi, les notables de villages voisins saisissent la balle au bond et invitent les sages et les familles pour la résolution des conflits sociaux ou familiaux. Pour cette raison, la mort d’une personne semble une source de bien-être pour les vivants, dont la plupart des situations peuvent être éclairées ou résolues. Ces vivants peuvent également être consolés par le rôle médiateur du défunt, ce qui leur procure d’avance du bonheur.

La mort est toujours perçue comme une vie, car « les morts, disait  Birago Diop, ne sont pas morts. » 132 Ils sont partout, et en tant que tels, ils garantissent la vie des vivants. Une vie disparue n’en est pas totalement une en réalité : une autre naîtra. En même temps que la mort, l’injustice est déplorée, dans les mêmes chansons, surtout dans le cas de la mort d’un époux polygame, partial et injuste de son vivant. Par des pleurs rythmés et attristés d’une de ses épouses victimes de ses défauts, on décrie une société de polygames partiaux, injustes, et même insouciants du bonheur de l’autre épouse. On est là face à l’affirmation probable de l’inégalité des femmes polygames et donc de la négligence de la rivale. Fondamentalement, il est aussi question d’un effort vers une prise de conscience collective des défauts des époux polygames.

L’égoïsme du défunt. On le déplore. L’égoïste attire la méfiance des prochains. Sans doute brise-t-il la solidarité, le partage et donc la communauté. Dans le cas du décès d’une femme, l’égoïsme dont on peut l’accuser consiste en ceci qu’elle voulait être la seule amoureuse de son mari, car l’amour, une fois partagé entre deux ou plusieurs femmes, s’amenuise tellement qu’on n’en profite plus. L’appât du gain et des biens matériels peut rendre une femme ou un homme égoïstes, chacun d’eux ne voulant rien partager. À la mort d’une égoïste, car son égoïsme lui fait perdre l’amour de son mari du fait qu’elle n’aura plus, de personne ; ce genre de biens qu’elle avait. Elle ne témoigne donc pas de reconnaissance envers son mari, de qui elle recevait tout. L’attitude égoïste des femmes est avantageusement perçue par la société Ding : elle est une arme contre le mariage polygamique et, par là, les femmes invitent les hommes mariés non seulement au mariage monogamique mais surtout à la fidélité à une seule femme. Du côté des femmes, on voit ainsi une ébauche d’appréhension pour le mariage monogamique, si difficilement admis des traditions Ding à l’aube de l’évangélisation missionnaire.

La sociabilité. Elle est exaltée à l’occasion du décès d’une personne sociable. Alors qu’à la mort d’un égoïste, très peu de gens viennent à ses obsèques, le décès d’une personne sociable est l’occasion de grandes assistances afin de célébrer, en reconnaissance à la personne défunte et en vue de l’avenir, les valeurs de la vie en groupe, en société. De ce fait, « la sociabilité est l’une des vertus les plus louables. » 133 En revanche, par elle, les Ding manifestent leur communion avec les morts qui, bien que morts physiquement à ce monde, vivent dans le monde de l’au-delà. Rassemblés autour du (de la) défunt (e), les Ding pleurent en chantant dans la joie pour « égayer » le mort-vivant. Mais aussi pour rappeler la joie qu’apportait chaque fois sa sociabilité autour de lui. Mais deux conséquences affectent l’insociabilité du (de la) défunt(e). En la déplorant, les Ding corrigent cette attitude sans négliger pour autant leur esprit de communauté et de solidarité. Ils viennent nombreux aux obsèques d’une personne insociable et deviennent ses frères. Ils rappellent ainsi que bien souvent une personne qui ne connaît que des moments de joie n’a pas besoin de monde autour de soi ; elle est seule. Quand vient le malheur, elle retrouve ses frères, sa famille. Moralité : ne jamais perdre de vue d’assister les personnes qui en auraient besoin, comme le confirme ce proverbe Ding : Ngur otung mpyé bisàà, pankarb mbl  (Mieux vaudrait me priver ta nourriture que de diviser le clan, la famille). Mais en chantant l’insociabilité du (de la) défunt (e), on se moque de la nombreuse assistance le jour de son décès, alors qu’il (elle) avait été abandonné(e) de son vivant, et il (elle) avait manqué de secours au moment de la souffrance, de la solitude. Lorsqu’un Ding d’un milieu urbain meurt, les ruraux de son village natal où il doit être enterré, méprisent son corps. Surtout si pendant sa belle vie en ville, il ne pensait plus à son village, qu’il regagne seulement à sa mort. L’attachement des Ding à leur village natal est ainsi une valeur socio-affective et utilitaire indéniable. C’est là le point de départ et d’aboutissement. Le village est pour chacun des Ding le garant de sa vie et la mémoire vivante de toutes les sagesses.

Néanmoins, autour d’un seul et même phénomène on trouve des valeurs contradictoires. Cela tient au fait que la société Ding éduque aussi par le négatif afin de susciter dans chaque enfant de la réflexion personnelle et du discernement pouvant aider à construire pour soi-même ou non une sagesse utile à la postérité.

Les valeurs transmises par les chansons analysées s’enracinent donc à travers l’éducation traditionnelle Ding. En effet, dès sa petite enfance, l’enfant est éduqué dans la famille par ses parents. C’est pourquoi nous tenterons maintenant de comprendre, dans le chapitre suivant, les modalités de cette éducation en milieu Ding Congo-Kinshasa, et ses valeurs.

Notes
132.

BIRAGO DIOP, Leurres et lueurs. Poèmes, Paris : Présence Africaine, 1960, p. 64.

133.

MVI OBEOYEN, J., Op. Cit., p. 54.