2. Un exemple de l’éducation traditionnelle.

À partir de son étude sur l’ethnie Ding 154 , à l’Ouest de la République Démocratique du Congo, l’ethnologue et anthropologue Joseph Mertens distingue dans l’éducation traditionnelle, pour l’expliciter, l’éducation physique, intellectuelle et morale, et technique. Pour lui, c’est la maman qui l’assure. « La fonction de la maman sous tous les climats est d’apprendre à l’enfant à courir, à parler » 155 . Alors que l’éducation physique et l’éducation par l’enseignement technique dépendent d’elle, l’éducation intellectuelle et morale, constate Mertens, semble cependant, dans l’ethnie Ding, déconsidérée. Son jugement à cet égard paraît sévère. Il écrit : « Il y a là une lacune énorme dans ce qui fait la vraie grandeur de l’homme. Elle (la maman) donne à son enfant l’éducation qui lui convient en tant qu’animal ; elle oublie que c’est un animal raisonnable » 156 . Or, cette affirmation nous paraît discutable : la maman sait que son enfant est bien un animal raisonnable. De plus, en critiquant l’emploi des noms d’animaux, d’esprits ou de phénomènes terrifiants pour éduquer l’enfant, Mertens estime qu’elle déconsidère son éducation intellectuelle et morale, mais il semble oublier les enjeux éducatifs des expressions et des techniques qu’il choisit de nous présenter. Nous en reprenons ici quelques-unes 157 . Ensuite, nous analyserons, du point de vue de la maman qui les emploie, ce qui a trait à l’éducation intellectuelle et morale. Nous verrons alors en quoi il peut y avoir quelques aspects négatifs de cette éducation.

Expressions employées :

  • - Kaa bii, mundel kuja : kujisa musing  = tais-toi, le Blanc arrive ; il veut te mettre la corde au cou.
  • - Kaa bii, ndjen kuja = tais-toi, le monstre sans bras (sans jambes), qui roule et écrase, arrive. Cette expression invite l’enfant à ne pas pleurer et à dormir, sinon le monstre va passer sur lui ; en fracassant ses jambes.
  • - Le muntsung  = (le diable)
  • - Wa, ndzoo kudja ijong labi  = écoute, l’éléphant ravage notre champ de manioc.
  • - Kaa bii, nkwe kuji kaam ndzo = tais-toi, le léopard vient « déchirer » la maison.
  • - Ecoute-le mbwa ntsje = écoute le chacal qui aboie dans la brousse ; il t’a entendu.
  • - Wa, muling sa kujisiim = écoute, le muling viendra te prendre. Le muling est un petit fauve extraordinairement rare dans le pays, précise Mertens. C’est donc un animal que l’enfant ne pourra probablement pas voir dans sa vie.

Cette conception de l’éducation par la métaphore ouvre deux voies à l’enfant : on lui apprend à voir plus loin, c’est-à-dire à imaginer, à réfléchir ; on lui apprend surtout, comme l’enseigne Antoine de La Garanderie 158 , à donner du sens à ce qu’il voit, sent, perçoit, entend, hume. On lui apprend à transférer ses évocations et, par-là, à se mettre en projet de « dormir », de « ne pas pleurer ». Pour un enfant à l’âge de raison, précisons-le, on peut parler des facultés auditives et visuelles qui vont émerger et faire éclater sa capacité de voir, d’entendre, de comprendre, de réfléchir. Mais le cas de celui qui, à l’âge de raison, aurait vu, entendu parler d’un des animaux cités nous ouvre à une autre réflexion. Ce qui lui est transmis, c’est l’aptitude à imaginer, à réfléchir et à comprendre, pour que de ses évocations de l’animal cité par sa mère naisse un transfert. Car ce qui lui est d’emblée transmis, c’est la réflexion sur ce qu’est réellement tel animal, tel esprit, pour en arriver éventuellement à décider d’éviter d’en subir ces mauvais effets. Ce moment de décision est celui où l’éducation passe par la raison chez l’enfant Ding ; sinon, le résultat attendu par la mère n’est pas réalisé. En réalité, c’est le signifiant qui donne sens à l’action de l’enfant, mais pas la matérialité des faits. On l’aide à discerner et à apprendre à comprendre.

L’enfant qui n’a pas l’âge de raison se contentera d’entendre, de sentir ou de toucher, et ici la relation à sa mère joue un rôle important, pour que s’opère le passage à l’agir. Dans ce contexte, la manière de nouer cette relation peut avoir un aspect négatif : si, par exemple, l’attitude de la mère et les gestes qui accompagnent sa parole ainsi que sa position vis-à-vis de l’enfant ne sont ni éducatifs, ni sécurisants. La mère pourrait elle-même s’investir dans un jeu de rôle… et frustrer son enfant par l’intonation de la voix, par exemple. En utilisant une attitude paisible, elle caresserait l’enfant, pour arriver au but. En général, on en tire une valeur, « ce qui vaut la peine », selon la définition d’Olivier Reboul. Dans l’un et l’autre cas, pour la maman Ding, le résultat est obtenu : l’enfant dort, il ne pleure plus. Elle-même ne cherche pas à comprendre pourquoi il dort ; elle est simplement satisfaite de constater qu’il s’est tu, s’est endormi. Elle ne cherche pas non plus à comprendre ce qu’elle doit faire pour qu’il ne récidive plus, sinon recourir à ses expressions « magiques ». Finalement, on peut dire qu’elle ne cherchera pas intensément ce qui occasionne les pleurs. En revanche, elle est satisfaite, au regard du résultat de son apprentissage, de voir qu’elle a appris à l’enfant à être attentif, à réfléchir, à faire le lien entre ce qui est dit et ce qui ne l’est pas, et même entre la parole et la vie. L’imaginaire fait advenir la réalité de la pensée. N’est-ce pas là un éloquent apprentissage du processus du décodage des expressions langagières orales, riches pour un Africain, si longues et complexes soient-elles ? L’enfant apprend réellement, plus qu’il ne s’arrête au contenu de ce qui lui est dit. L’image renvoie à un sens caché, que la mère doit faire émerger pour lui. Ses gestes, sa parole et son affect l’aident, en effet, à donner du sens à l’expression entendue, à la parole dite, à l’image vue ou représentée mentalement. C’est fondamentalement, pour reprendre Antoine de La Garanderie, une forme d’éducation à l’attention, la réflexion, l’imagination et la compréhension. Donc, l’ensemble de ces techniques n’offre pas à l’enfant et aux parents des chances limitées pour « apprendre à apprendre. » La maman ne sait pas pourquoi l’enfant pleure et l’on peut regretter qu’elle ne donne pas d’explication ni de moyens d’y remédier. Mais l’on peut se réjouir de la force dans la créativité et de son imagination pour faire passer son message et, par-là, éduquer son enfant. Il y a plus : quoi qu’à tous les coups le résultat ne soit ce que l’on en attend, il ne faut pas tout rejeter de ces mythes, parce que l’enfant apprend l’obéissance et la confiance à l’égard de ses parents. Et les images qui lui font peur sont parfois intéressantes pour lui, ce dont témoignent les livres d’images pour enfants.

Cette éducation traditionnelle forme donc en elle-même un système des valeurs qu’il convient de déterminer, bien que les missionnaires aient appelé superstitions les us et coutumes que ces populations considéraient pourtant comme une référence.

Notes
154.

Ding est le nom d’une des 365 ethnies de la République Démocratique du Congo. Elle est dans la Province de Bandundu, à l’Ouest du pays. Nous appartenons nous-même à cette ethnie d’où nous prenons les éléments concrets pour aborder l’éducation traditionnelle de petits enfants.

155.

MERTENS, J., Les Ba Dzing de la Kamtsha – Première Partie : Ethnographie, Bruxelles : Mémoires, 1935, p. 201.

156.

Ibid., p. 203.

157.

Idem.

158.

Cfr. les ouvrages de Antoine de La GARANDERIE, tels que Critique de la raison pédagogique, Paris : Nathan, 1997, 350 p. ; L’intuition. De la perception au concept, Paris : Bayard, 1995, 103 p. ; Les profils pédagogiques : discerner les aptitudes scolaires, Paris : Le Centurion (8è édition), 1984, 259 p. ; Pédagogie des moyens d’apprendre, Paris : Le Centurion (9è édition); Comprendre et imaginer : les gestes mentaux et leur mise en œuvre, Paris : Le Centurion, Bayard , 1987, 1993,   196 p Paris : Le Centurion ( 2è édition) ; Défense et illustration de l’introspection au service de la gestion mentale, Paris : Le Centurion, 1989, 178 p.