Chapitre 4 : Les caractéristiques des valeurs traditionnelles avant 1930

Nous tenterons maintenant d’analyser, les deux aspects de la spécificité des valeurs traditionnelles : sociales et culturelles, d’une part et, de l’autre, morales et spirituelles.

Tout d’abord, selon le Père Aupiais 159 , missionnaire au Dahomey, les Noirs ont des valeurs morales, intellectuelles et artistiques. Les Ding orientaux, comme tous les Bantu, s’inspirent, eux aussi, de ces valeurs qui, au contact avec les leurs, prennent un caractère spécifique. Car, comme la plupart des Noirs, on trouve chez ce peuple, d’une part, des créations littéraires et des œuvres artistiques et, d’autre part, l’esprit de famille et de tradition. En effet, affirme le Père Aupiais, le Noir est un homme cultivé ; il n’est pas à classer au rang d’une brute ou du sauvage. Les Ding n’appartiennent pas au groupe d’incultes, de ceux qui manquent de formation. Etre cultivé, pour eux, se justifie par le souci d’avoir une position dans la création et d’y jouer pleinement un rôle vital autonome. Cela signifie que la formation implique nécessairement une culture, la non formation implique nécessairement une idiotie. Formation et non formation sont deux formes que peut revêtir la culture chez les Ding, on ne peut donc pas les confondre ni vouloir l’inefficacité dans l’action. Choisir pour appartenir au groupe des cultivés ne fait l’ombre d’aucun doute. Ces deux formes servent de critère de sélection et de hiérarchisation sociales. En conséquence, être sauvage ou brute entraîne des comportements qui nuisent à l’action des Ding et à leur position sociale. Ils ne pourront pas, dans ces conditions, réaliser les objectifs conformes à un être cultivé. Le niveau de connaissances rationnelles et pratiques de ces peuples est ici mis en relief, révélant profondément leur identité et la réalité sociale de leur vie quotidienne.

Probablement, le Père Aupiais, ayant été amené à vivre des expériences nouvelles, a été marqué par certains comportements d’autochtones qui lui sont apparus pertinents. En les intériorisant, il les a intégrés. Cette intégration a suscité des changements de représentations des Ding par l’Occident par rapport à leur niveau socioculturel et intellectuel. Ces changements ont forcément donné lieu à des expériences et à des comportements nouveaux. Il arrive à en rendre compte à partir de ce qu’il repère dans la vie de ces peuples et de nouvelles situations qui constituent leur trame mentale, morale.

La culture n’est pas un savoir livresque, mais « ce qui permet à l’homme de se situer dans l’univers et de donner sens à sa vie. » Cette culture populaire a deux formes. D’un côté, il existe des créations littéraires : le langage dont le vocabulaire est abondant et coloré, les sentences et proverbes, les contes, les chants de guerre ou de funérailles, les improvisations satiriques. Dans un second temps, les oeuvres artistiques : les objets d’art cachent un monde de préoccupations et d’aspirations empreintes d’intelligence et de noblesse.

Avec le Père Aupiais, nous pouvons dire que le Noir a un patrimoine de vertus et de ressources morales. Il s’inspire de sa vocation d’homme de la terre, de paysan. Il note deux vertus : l’esprit familial, manifesté par les attentions, la considération et le culte de tradition qui accumule la sagesse des générations. D’où des valeurs morales essentiellement vécues comme normes de vie chez les Noirs : respect des anciens, sens de l’autorité, discipline sociale et soumission au chef, en lien avec l’esprit de tradition. Les Noirs exercent leur liberté de façon lucide. Ils apprécient le caractère dur et efficace de ceux dont ils dépendent. Cela favorise à la fois une responsabilité sociale réciproque et une dépendance collective par rapport aux situations extérieures déstabilisatrices de l’ordre public. Le Père J. Pouts ne parle que de l’une de ces vertus : il ne s’agit pas de soumission servile, mais responsable car, pour les Noirs, le sens aigu du rôle de la sévérité, basée sur la vigilance des chefs politiques et religieux qui débouche sur le contrôle et les sanctions, est une sorte de protection providentielle.

Du point de vue spirituel, les Noirs ont des valeurs religieuses. Ils adorent les esprits, non les fétiches qui n’en sont que le support momentané. Ils ont plusieurs divinités pour leurs travaux des champs, et baignent dans la nature : les pressentiments, les rêves, les accidents, les rencontres de hasard,…. Les valeurs vitales (bantu) croisent celles qu’a notées un missionnaire inspiré par la vie courante des Noirs et la rencontre des cultures. Ce sont ces principales valeurs, que le Père Jean-Marie Ribaucourt 160 présente, après avoir lu, sans doute, leur présentation par des auteurs Africains comme Placide Tempels, Alexis Kagame, Matungulu Otene. La première valeur est la capacité de s’identifier avec autrui par sympathie, car la vie est conçue comme une totalité cohérente. Elle comprend les humains et les animaux, bien sûr, mais aussi le visible et l’invisible, le matériel et le spirituel, les vivants et les morts, et même ceux qui ne sont pas encore nés. Il faut, en effet, poser un acte de sympathie intuitive si l’on veut être membre de ce grand ensemble. C’est lui qui pousse à épouser facilement la manière d’être d’autrui, car l’autre et soi-même sont les rouages d’un même système dont le fonctionnement harmonieux ne peut aboutir qu’à un équilibre ! Les Bantu pratiquent, ensuite, le culte du transcendant et de l’exaltant, tout être étant une force, comme le souligne le Père Placide Tempels. De fait, précise-t-il, l’Etre suprême est la force par excellence. Une vie en harmonie avec l’ordre cosmique fait davantage participer le vivant de sa force et de sa puissance. Dans cette perspective, l’esprit des ancêtres est un reflet concret de l’Etre suprême. Tous les vivants lui doivent ainsi respect et hommage. Toute évocation, même lointaine, de la transcendance est source d’exaltation. C’est ainsi qu’un acte de bravoure, même posé par un adversaire, comme tuer un homme, une bête féroce, provoque de l’enthousiasme, de l’admiration, une envie respectueuse. Car tout signe de puissance manifeste l’Etre par excellence ; notre bonheur n’est que la participation à sa force, il faut en toute occasion intensifier son essor vers le sublime ! Par ailleurs, les Bantu ont un « goût passionné pour la plénitude de vie, tant au-dedans qu’autour de soi », il s’agit de la santé physique ou intellectuelle, morale ou sociale, et de la transmission de la vie physique par la procréation. Des manifestations créatrices, artistiques, poétiques, chorégraphiques et notamment des procédés rythmiques très originaux, comme d’entrecroiser des rythmes différents, simultanément ponctués par des tam-tams et des battements de mains, traduisent une émotion intense, exprimant profondément cette attirance chez les Noirs. Ces divers moyens d’expressions sont vécus de manière différente à certaines occasions. En cas de deuil ou de levée de deuil, plusieurs personnes viennent compatir avec la personne endeuillée et lui assurer leur sympathie ; elles dorment dehors quelques nuits, expriment des condoléances et évoquent les souvenirs du (de la) défunt (e), invitent les membres de sa famille ou les sympathisants, à renouer avec la société et sa vitalité. Les Noirs n’oublient pas de saisir ces occasions afin de faire, chacun, la preuve totale de ses connaissances et de ses compétences, mais aussi de la sagesse ancestrale. Vient, enfin, pour les Bantu, l’habitude de rattacher à la personne humaine de grands concepts moraux tels que l’autorité et le droit. Ainsi, le chef, qui est un être vivant, est considéré plus comme un parent que comme un souverain. Il considère les membres  de son clan comme ses enfants, et non pas comme ses sujets. Ils lui doivent dévouement et non obéissance ! Chaque clan a comme devise pratique : « chacun pour tous, tous pour chacun. » En effet, précise Ribaucourt, il y a une possibilité permanente pour tous de compter sur la spécialité de chaque autre membre. » 161 La responsabilité réciproque et permanente crée nécessairement une solidarité étroite entre un individu et sa communauté, et inversement, l’un et l’autre étant une seule et même personne. En conséquence, la stabilité durable de cette réciprocité est fonction d’une fidélité personnelle et collective. Les uns et les autres apprécient à part égale les compétences des membres de la communauté Ding et veillent à la promotion de leurs potentialités individuelles.

Notes
159.

Cfr. POUTS, J., omi, Un missionnaire regarde l’Afrique Noire, in Pôle et Tropiques, N°12, 1950, p. 20.

160.

Cfr. RIBAUCOURT, J.-M. (1997). Evêque d’une transition René Toussaint 1920-1993. Missionnaire au Congo-Zaïre, Kinshasa, Editions Baobab, p.112-113.

161.

RIBAUCOURT, J.-M. (1997). Op. Cit., p. 113.