I. - Valeurs sociales et culturelles

Les Ding vivent en communauté, en famille, avec les proches, ce qui s’explique par la peur de la solitude. Alors, on les traitait de superstitieux. Pour refuser la religion chrétienne, ils utilisèrent deux moyens efficaces : mentir au missionnaire Blanc, et le fuir ; ils devaient réellement mentir pour l’empêcher d’entrer dans leur village et de leur apporter l’Evangile et le catéchisme. Le récit de la visite du Père Baerts chez les Bandjari en témoigne. « Tout récemment encore, je fus mandaté, pour une fille moribonde, chez les Badjari, à quelque dix kilomètres de la mission. Je m’y rendis en pirogue, et fis même en cours de route la rencontre d’un hippo qui émergea sa croupe graisseuse tout à côté de notre embarcation. Cette aventure n’eut d’autre effet que d’émoustiller l’ardeur de mes pagayeurs dont la vigoureuse poussée donna à la pirogue une allure vertigineuse. Arrivé à destination, j’avais à peine fait amarrer la barque qu’un Noir vint me dire : « L’enfant est morte, Père, inutile de vous déranger, vous pouvez retourner à Mpangu ! » Oh ça, l’ami, ton accueil n’est pas charmant, et me dit assez qu’il y a anguille sous roche. Je vais voir la fillette, elle vivait encore. Heureuse bambine ! elle n’était pas ondoyée d’un quart d’heure qu’elle se réveillait en paradis ! » 162 Nous pouvons d’abord noter que le Père venait de la Mission de Mpangu. Le nom indigène de cette mission est le nom d’un ancien grand chef de la contrée ; son nom européen est Saint Pierre Claver. Cette Mission était géographiquement placée sur la rive gauche du Kasaï, à deux heures et demie de l’embouchure de la Loange, en aval de cette dernière. Les populations des environs immédiats, éloignés de la mission, ce sont des Ding ; ils peuplent l’intérieur du pays jusqu’à vingt-cinq heures de marche à l’intérieur. Plus loin, on trouve plusieurs races : les Bawongo et les Bashilele d’abord, puis les Bambunda et les Bampende. Les riverains sont des Bandjari qui achètent, contre du poisson, des mbakala qui constituent la nourriture principale des Bandjari. C’est du manioc étuvé qui leur est préparé et vendu par les Ding. Ensuite, la lecture du texte nous renseigne sur bien des comportements. Afin d’empêcher le Père d’entrer au village et de visiter la fillette malade, un Noir lui annonce le décès de celle-ci, l’invitant en même temps à rebrousser chemin. Et, pourtant, la fillette vivait encore : « Heureuse bambine ! » s’écria Baerts. Consterné mais aussi décidé à poursuivre son chemin, il note « qu’il y a anguille sous roche 163 À l’arrivée d’un Missionnaire dans un village, on trouve des parents qui fuient et cachent leurs enfants dans la brousse, pour les dérober au missionnaire ou au catéchiste. Oui ! Vraie vérité cachée ! Ces différentes pratiques superstitieuses, déplore Baerts, gênaient réellement les missionnaires pour « faire pure œuvre de missionnaire et de propagandiste, avec leur bâton de missionnaire, missionnant pour aller visiter les villages, enrôler les recrues, encourager les catéchumènes. 164 » On voit combien les missionnaires se sont efforcés d’aller au-devant des populations Ding pour les convertir, même au prix de marches difficiles et de voyages risqués, afin de rechercher des âmes. Mais cette valeur sociale de la vie en communauté a aussi un aspect négatif, c’est-à-dire le sexe et la contagion à l’hôpital de la Compagnie du Kasaï. De fait, « la promiscuité des sexes, écrit-il, y existe en plein et les malades de la maladie du sommeil y vivent en compagnie des autres. » 165 Au sujet du sexe, Janssens écrit qu’il ne peut encore rien dire de certain sur l’âge de la puberté. Seulement, constate-t-il, « Il nous semble que cet âge est sensiblement le même qu’en Belgique» et que, par rapport au mariage, comme le précisait le Père Dom, « toutes les femmes étaient mariées ou, du moins, fiancées » 166 , bien que quelquefois, contre la vie et le mariage, les Ding utilisaient un remède pour empêcher la fécondation ou provoquer des avortements. De plus, il signale la promiscuité.

Ces quelques aspects négatifs ne supprimaient pas, cependant, chez ces peuples, leur intérêt pour la vie : elle a aussi un sens. Le manque de respect de ces valeurs entraînait celui de la vie, peut-être aussi de Dieu, Créateur de toutes choses. On est là en présence de deux pratiques, qui vont contre les valeurs morales et religieuses : tuer et refuser le don de Dieu, l’enfant. En lien avec le respect du mariage et de la vie, ils ne devaient commettre ni l’adultère, ni le meurtre par un avortement. Pour réparer un adultère, le chef devait faire payer, par l’homme pris en flagrant délit, quelque chose au mari de la femme. Il faisait aussi payer la femme adultère. Cette norme sociale trouve son fondement en Dieu, l’Etre Suprême, qui le leur défend. Profondément, ils respectaient la vie à travers le culte des Morts qu’ils appelaient leurs Ancêtres. Car les Ding, comme les autres Africains, les vénèrent. La vénération des Ancêtres est, de ce fait, une de leurs valeurs vitales fondamentales comme la famille, l’organisation sociale, la croyance en Dieu. Tout se vit et se construit en fonction de la vie et pour elle. Avec les vivants, les Ancêtres ou les Défunts sont membres à part entière de la famille, ils font tout ensemble, ils forment une communauté. Ils constituent le groupe des morts qu’on invoque ou qu’on amadoue pour épargner la famille de leur colère quand un malheur la menace ou pour leur offrir des sacrifices, soit pour les calmer, soit pour les honorer en tant que garants et protecteurs de la vie de la famille. Ils les honorent par des libations de vin de palme. La motivation de ces rites, c’est la double peur d’être évincé par le mort, qu’ils appellent revenant, et celle de mourir, s’ils le prennent pour un revenant. Forts de cette valeur, ces peuples croient à la vie au-delà de la mort : « Dans leur idée, quand un homme meurt, il va chez les siens qui sont morts. » 167 Soutenus et protégés par leurs Ancêtres, ils pouvaient alors travailler.

Selon Baerts, les indigènes Ding « s’adonnent à d’énormes plantations et les vivres sont abondants 168 Ils élèvent moutons et chèvres. Ils fabriquent leurs armes, des arcs très rudimentaires, des lances et des flèches empoisonnées, et du poison pour servir d’épreuve. Les jeunes, eux, confectionnent des arcs et des flèches en bois. Les missionnaires les plaçaient dans des postes d’observation pour protéger le riz contre les oiseaux rapaces. Les Ding se livrent encore à d’autres activités. Ils tressent des cordes avec une écorce d’arbre ou de la fibre des feuilles d’une espèce de palmier, dans la forêt, ils saisissent le gibier, par exemple en brûlant le creux d’un arbre sous lequel une bête se serait cachée ; ils savent creuser la terre, construire une maison, abattre des arbres, défricher un champ, chasser, pêcher. Quelques personnes ont un emploi à la Mission, cuisinier ou boy, le plus souvent pour répondre aux besoins des Missionnaires. Cependant, « ils étaient travailleurs engagés sans terme déterminé à la Mission » (sic), précise Janssens. Avec lui, nous détaillons les 10 conditions 169 de travail que les missionnaires exigeaient des Ding.

  • a. « Ils reçoivent comme paiement au mois six francs ou quatre brasses d’étoffe indigo drill ou Tukula. On les paie aussi en nature, à leur choix, surtout en objets d’utilité et de nécessité et quelques-uns de luxe et de vanité. Le prix de revient des marchandises sur place ne concorde pas avec le paiement en monnaie. Il y a une différence pour compenser les pertes éventuelles et les détériorations des marchandises et aussi les dépenses que l’on est obligé de faire, pour les écoliers surtout et aussi pour les travailleurs. Les travailleurs reçoivent par semaine sept morceaux de fil de cuivre rouge de 3mm de diamètre » (sic) ;
  • b. « Ils travaillent pendant cinq heures avant midi et pendant trois heures après midi » ;
  • c. « Les travailleurs pour la plus grande partie viennent du moins se présenter spontanément » ;
  • d. « Les travailleurs ne sont d’aucune façon envoyés par les chefs» ;
  • e. « Ils travaillent sans engagement comme journaliers » ;
  • f. « Il n’y a pas d’engagement, donc on n’emploie pas de moyen pour faire revenir le travailleur infidèle » ;
  • g. « Il n’y a pas de recrutement par kapita 170  » ;
  • h. « Pas d’actes de violence de la part de kapitas recruteurs donc » ;
  • i. « Pas de plaintes donc entre recruteurs » ;
  • j. « Donc les indigènes n’ont pas à être défendus contre les exactions des kapitas recruteurs ». Ce code de travail révèle plusieurs valeurs chez les indigènes. On note la spontanéité, la liberté et le désintéressement, car ils se présentent chez le missionnaire pour travailler sans aucun contrat définitif. On peut regretter ici qu’il soit question d’implication personnelle et de fidélité, car le recrutement est comme une sorte de démocratie qui exclut toute forme de pouvoir ou d’autorité. Les ouvriers étaient des journaliers, payés en espèces ou en nature, selon leur choix. Dans le choix de certains objets des travailleurs, le missionnaire discernait cependant le goût du luxe et de la vanité chez les travailleurs indigènes. D’autre part, ils travaillaient suivant un horaire fixe. Comme on le voit, les Ding n’ignoraient pas la notion de temps. Seulement, on aimerait savoir comment ils ont vécu le temps rationnel, eux qui vivent le temps cyclique. Janssens ne donne aucune réponse sur ce point, et nous le comprenons : ce n’était pas sa préoccupation. Enfin, les Missionnaires utilisaient quelques journaliers comme porteurs. Ils leur faisaient faire cinq à sept heures de marche par jour, donnant à chacun sa paie et sa ration.  Ce «travail» les rendait responsables de plusieurs manières : s’occuper des biens du missionnaire et de leurs propres biens, se prendre eux-mêmes en charge, apprendre à gérer chacun sa ration. Les femmes, elles aussi, devaient être initiées aux travaux des champs, afin d’assurer à la famille la santé physique et morale. Toutes ces valeurs socioculturelles étaient fortement nourries, après l’arrivée des Missionnaires, des valeurs morales et spirituelles qui en étaient l’aboutissement.

Notes
162.

BAERTS R., PAHK, 1910 (Lettre imprimée), p. 215-216.

163.

Idem.

164.

BAERTS R., PAHK, 1910 (Lettre imprimée), p. 216.

165.

JANSSENS, Notes sur la Mission de Mpangu. II. Histoire Z/III/b/3/1/21, Mpangu Saint Pierre Claver, 27 juin 1912 (Notes manuscrites).

166.

DOM, s.j., « Mission du Kwango. Ipamu », in Missions Belges de la Compagnie de Jésus, 1926, p. 218.

167.

JANSSENS, Notes sur la Mission de Mpangu. Z/III/b/3/1/21, Mpangu Saint Pierre Claver, 15/05/1912 (Notes manuscrites).

168.

Cfr. BAERTS cité par JANSSENS, Notes sur la Mission de Mpangu, II. Z/III/b/1/21, Mpangu Saint Claver, 27 Juin 1912. Référence notée comme telle.

169.

JANSSENS, Notes sur la Mission de Mpangu, Z/III/b/1/21, Mpangu Saint Claver, 15 Mai 1912.

170.

Un kapita est un indigène nommé par les Blancs pendant la gestion administrative du Zaïre. Il avait pour fonction principale de percevoir les impôts en nature et de recruter les porteurs. Il assurait aussi le contact entre le pouvoir traditionnel et le pouvoir des Blancs. Chaque village avait un kapita. Pour les indigènes, c’est une personne qui a la nature du chef et donc mission de commander. Le terme kapita recouvrait donc une nouvelle notion de l’autorité avec une nouvelle fonction. Il s’écrit aussi capita.