Avec le projet colonial de « civilisation », il y eut des apports comme la technologie européenne. En effet, on trouvait dans les très grandes villes comme Kinshasa, alors Léopoldville, Kananga, Lubumbashi, etc., des usines, des biens importés, des maisons modernes avec un équipement neuf, l’automobile, les vélos, le textile importé. D’où toutes les réactions diverses et nombreuses des autochtones face au projet colonial de modernité, en apparence contradictoires et pourtant cohérente à la fois, La première fut la curiosité et l’admiration à l’égard des bienfaits de la technologie européenne. Cependant, les autres réalités de la colonisation, notamment le « vol des enfants du pays » 190 , faisaient vite oublier les indéniables avantages de la technologie importée. Il s’agissait des enfants traqués puis capturés comme du gibier et emmenés sans qu’on puisse espérer les revoir. On en faisait des travailleurs. Dans d’autres endroits, comme les campagnes, en particulier, les réactions des autochtones étaient des actions violentes. Du point de vue politique, l’exemple de la réaction, à travers l’épisode de François Musafiri 191 , contre la « justice » européenne par rapport à l’adultère d’un Blanc avec une femme noire en est une des plus remarquables. « De quoi s’agit-il ? Qui était ce Bwana François ? François Musafiri, âgé environ de 19 ans et originaire de Kabinda, était boy au service d’un ménage européen (les Vanderveken) en 1922. Le matin du 15 août, il vint annoncer à ses employeurs que sa femme (Henriette ?) le trompait avec un Européen. En rage, il se rendit dans la « boyerie » pour y chercher sa femme. Il en ressortit avec elle, la traînant par la ceinture nouée autour de la taille ; il alla ensuite avec elle jusqu’à une maison proche des installations de radiocommunication, occupée par deux Européens. Le coupable, Goossens, se trouvait sur le porche. Musafiri courut à lui, le menaçant d’un couteau, mais l’Européen eut le temps de se réfugier dans sa maison. L’autre Européen, A. Censier, qui partageait le même bâtiment, ne sachant pas ce qui se passait, sortit de sa maison et se retrouva nez à nez avec Musafiri. Il prit la fuite à son tour, mais fut rattrapé par Musafiri qui le frappa mortellement à coups de couteau. Musafiri se rendit au commissariat de police et, jetant à terre le couteau ensanglanté, il dit simplement : « Voilà, je viens de tuer un Blanc ». Il fut arrêté, jugé sommairement et pendu publiquement le 20 septembre 1922.» 192 Ce récit montre à quel point la civilisation apportée était ambiguë et combien les colonisés avaient une perception juste de ses contradictions : la « justice » européenne ne sanctionnait pas l’adultère de certains, ne tenait pas compte des circonstances atténuantes et se laissait influencer par l’esprit de vengeance ; la morale chrétienne fermait les yeux, tolérait que tout Blanc soit servi par une ménagère noire, au départ, désignée par le chef coutumier puis, peu après, choisie parmi les meilleures filles dans les missions… Cette page « marquante » de l’histoire coloniale serait tombée dans l’oubli, si la documentation populaire ne l’avait pas réactualisée. » 193 Quant à l’aspect moral, déjà, un document anonyme et non daté mentionne que, même pendant l’évangélisation, les instructions des Missionnaires ne prévoyaient aucune attitude à prendre à l’égard des Blancs qui étaient en état de concubinage public. Cette attitude laissa perplexes les responsables des missionnaires quant à savoir si on devait ou non continuer à accepter à la messe ceux d’entre eux qui y venaient régulièrement le dimanche. Il s’avère que la « justice » européenne fut profondément en contradiction avec la justice africaine et, par le fait même, la morale chrétienne avec la morale et les croyances traditionnelles.
Par la voie de la christianisation, la civilisation visée n’était pas d’accès facile, mais il y avait beaucoup de vicissitudes. Le christianisme n’était pas totalement en continuité avec les croyances traditionnelles sur certains points, par exemple, le mariage, la santé. Une fois rentré au village, le chrétien vivait un retour au paganisme, mais il ne reniait pas le baptême qu’il avait reçu au prix de tant de travaux à la mission. Ce retour était sans doute dénoncé par le missionnaire, car, pour lui, les deux modes de vie étaient incompatibles : un chrétien qui vivait ainsi était un « mauvais chrétien ». Quelques-uns de ses comportements l’illustrent, en effet. Apparemment proche du Blanc, de la modernité, ce nouveau chrétien était réellement proche des pratiques traditionnelles de la sorcellerie, de la polygamie, de guérison par la médecine locale. Le projet de civilisation dans la colonie avait certains atouts utilisés comme modes de diffusion. De même qu’elles sont distinctes l’une de l’autre, la colonisation et l’évangélisation sont cependant imbriquées au niveau de leurs destinataires, de leurs méthodes et de leurs objectifs. En effet, depuis la période coloniale, l’effort missionnaire ne s’était pas en général éloigné de l’objectif de la mission coloniale : viser la jeunesse qui devait être modelée, transformée pour l’avenir colonial au Congo. De fait, pendant plus d’un quart de siècle, 90 % des catéchumènes catholiques étaient des enfants et des élèves. Les adultes ou les hommes mûrs (45-60 ans) avaient, certes, été christianisés indirectement. Cette faible conversion d’adultes, qui ne trahit en rien le souci primordial des missionnaires de convertir des jeunes par le biais de l’école, passait avant celle des vieilles personnes et des chefs. 194 Dans l’espace de notre recherche, les missionnaires Oblats de Marie avaient réellement commencé, après 1960, le catéchuménat des personnes âgées dans leur milieu coutumier ou traditionnel plutôt qu’à l’école. En effet, après l’indépendance du Congo, le milieu traditionnel était devenu le lieu de l’évangélisation, alors que, dans les années 1931, les missionnaires considéraient le même milieu comme satanique, superstitieux, très peu favorable à l’éducation à la foi. La mission a créé des services sociaux. Comme les colonisateurs, les Missionnaires devaient eux aussi, en effet, « civiliser » les peuples concernés et assurer leur promotion humaine afin de réaliser une évangélisation solide. Pour cela, ils ont recouru aux œuvres scolaires, aux services socio-sanitaires et industriels ou aux services socio-humanitaires et industriels, car l’évangélisation, pour être conquérante, devait vraiment être sociale : on ne devait pas négliger le milieu social qui l’accueillait. Ainsi, chaque station principale était un centre de rayonnement spirituel, scolaire, sanitaire et/ou industriel, mais les écoles furent en particulier des facteurs indéniables d’évangélisation et de promotion humaine. D’une manière générale, on peut dire que les Missionnaires étaient des exécutants du projet colonial de civilisation à travers l’évangélisation et la scolarisation des peuples. On peut en comprendre les faits à travers les réalisateurs et les destinataires de la « civilisation ». « Pour mieux assurer la bonne marche des industries et de toutes les corvées imposées aux populations, l’ordre et la discipline s’avéraient nécessaires. En cela, les missionnaires ne se distinguaient pas beaucoup du simple agent de l’État ou d’un ordinaire industriel ! En 1931, Mgr Van Hée sj, Préfet apostolique de la Mission du Kwango, faisait remarquer aux missionnaires : « Croire que l’on pourra civiliser le Noir par la seule contrainte est utopique. La force et la contrainte sont nécessaires pour le bon ordre d’une société, mais, à elles seules, elles ne suffisent à rien.» 195 Il fallait, cependant, recourir à la contrainte et à la coercition comme moyen ordinaire et normal d’assurer, d’un côté, l’efficacité de toutes les activités pastorales (conversion, administration des sacrements, par exemple) et de toutes les activités d’ordre matériel (le fonctionnement des usines, les constructions des habitations) et, de l’autre, la soumission. Mais, l’usage de la contrainte ne favorisait, chez les autochtones, ni la liberté de la personne et de la parole ni le respect et la dignité de la personne. Avec Justin Tshipungu, nous faisons nôtre cet illustre exemple de la contrainte jadis utilisée par les missionnaires pour évangéliser. 196 Si, chez les Ding orientaux, les prêtres autochtones ont assuré la continuité de la pastorale missionnaire, ils ont cependant butté contre les méthodes d’évangélisation de leurs prédécesseurs et contre quelques-uns de leurs comportements ou attitudes. Il fut nécessaire, pour cette discontinuité, de faire des ajustements importants. Les élites intellectuelles et les masses des populations autochtones prirent conscience des attitudes ni cordiales ni aimables des missionnaires vis-à-vis d’elles, et de leurs préjugés à l’égard des compétences des Noirs dans l’organisation matérielle et la gestion financière.
Les missionnaires affichaient l’esprit de division, de dénigrement, de méfiance, d’antipathie et de mésestime. Vis-à-vis des prêtres autochtones qui, n’ayant pas eu une formation économique, ne savaient donc pas bien gérer les finances d’une paroisse ou n’importe quelle activité économique. Ils ne savaient pas non plus organiser une paroisse. Le nombre de prêtres autochtones augmentait, ces derniers adaptaient le christianisme à leurs conditions sociales et culturelles qui rentraient dans le contexte général de changement de vie au Congo avant son indépendance et l’évolution des mentalités de ces populations et, d’autre part, du changement des mentalités des Missionnaires. La contre-réaction des autochtones avait suscité, chez les Missionnaires, un désir de changement de comportement vis-à-vis de leurs évangélisés, mais surtout du changement des méthodes d’évangélisation. Les uns et les autres prirent conscience, dans les années 1956, de la nécessité d’une continuité-discontinuité profonde dans les méthodes d’évangélisation ainsi que la promotion des valeurs vitales fondamentales de la famille, de l’unité, de la dignité de la personne, de la liberté et du sens de la responsabilité. Comme les autochtones, les Missionnaires Oblats eurent à cœur de ne plus évangéliser en utilisant les méthodes autoritaires et disciplinaires, mais de gagner la sympathie de leurs partenaires Noirs colonisés et évangélisés au niveau social. On peut, donc, affirmer par là qu’il y eut un conflit entre les valeurs laïques et les valeurs religieuses au sujet des biens, notamment de leur mode d’acquisition et de l’usage qu’on en faisait. Le phénomène scolaire et l’action médicale constituèrent un des atouts majeurs à l’œuvre de civilisation des indigènes et de la modernité coloniale. Du point de vue économique et matériel, l’efficacité de l’action médicale, réelle, certes, après la Première Guerre mondiale, était manifeste surtout dans les milieux urbains. Les milieux ruraux bénéficièrent, eux, de cette modernité jusqu’en 1960 seulement par l’acquisition de la cotonnade, de quelques ustensiles et de quelques vélos ou de quelques machines à coudre par village. C’était encore du paternalisme du Blanc : distribuer les biens sociaux et les faire consommer sans susciter chez les indigènes un apprentissage quelconque ou un entraînement. On assista, entre autres, à ces conséquences fâcheuses : atrophier la créativité locale au contact des « facilités » externes, et au sein des entreprises qui pourvoyaient à tous les besoins des ouvriers et dont certaines pratiquaient des opérations de charme auprès du travailleur pour mieux l’assujettir. Plusieurs réactions violentes et diversifiées ont été vécues par les autochtones afin d’empêcher non seulement la pénétration de la nouvelle civilisation, de l’autorité et de l’influence du Blanc, toutes étant considérées comme causes principales de la déchéance de l’ordre ancien : féticheurs, chefs islamisés et trafiquants d’esclaves. Contre la nouvelle politique d’institution des « circonscriptions indigènes » qui a abouti au despotisme des nouveaux chefs et des capitas, on nota des réactions violentes et, à travers elles, quelques contradictions de la civilisation européenne. La christianisation des populations indigènes, d’un côté, l’instruction et la santé de ces dernières de l’autre. Le second dépendait fortement du premier. Car la « christianisation », dit Isidore Ndaywel è Nziem, s’en servait comme appât, afin de mobiliser le plus de monde possible pour le baptême. » 197 Cette situation avait duré jusqu’aux années 20 ; elle donna naissance, en 1922, à une première élaboration du système d’enseignement colonial grâce aux travaux d’une commission constituée par le ministre Louis Franck ; elle avait pour principes de base : donner la primauté à l’éducation plutôt qu’à l’instruction, se préoccuper d’adapter les programmes et les méthodes au milieu « indigène » et enseigner, par le fait même, dans les langues locales, ce qui, selon l’opinion coloniale, devait aider à éviter le plus possible, la connaissance du français, source d’orgueil et de prétention. 198 Ce Ministre, qui fut lui-même à la fois libéral, agnostique et franc-maçon et fort convaincu de cette réalité, prônait la continuité. Les efforts des officiels et des missionnaires commencèrent ensemble l’activité de l’enseignement jusqu’aux années 1920. Cette commission décida, en matière d’enseignement, de s’en remettre aux missions religieuses. De plus, Louis Franck demeurait convaincu, à propos du Congo, que, « pour l’éducation morale, c’est sur l’évangélisation qu’il fallait surtout compter. On ne ferait rien de permanent sans elle. » 199 Sa conviction tenait à ce que, pour lui, il y avait une large part accordée à la religiosité et au mystère dans la vie indigène, et donc, il fallait un autre sentiment religieux, plus élevé mais aussi profond, pour remplacer les influences traditionnelles et porter la moralité indigène à un plan supérieur. D’où son empressement à subventionner les écoles missionnaires aussi bien que toutes les stations des missions, car elles étaient globalement impliquées dans l’œuvre d’éducation. Concrètement, l’éducation fut importante pour l’État et aussi pour l’Eglise, mais dans une totale méfiance vis-à-vis de l’œuvre missionnaire. D’une part, la Commission Franck accorda également ses subsides aux écoles protestantes, vers les années 46-47, et, d’autre part, il y eut introduction des biens importés et accès à des bienfaits d’origine externe inconnus avant l’arrivée des Blancs. Quand vint l’évangélisation, les missionnaires constatèrent une discontinuité des mœurs chez les autochtones par rapport à ce qu’ils leur proposaient. Pour mieux caractériser les Ding, Struyf précise « qu’à côté de ces mœurs sauvages et primitives, les Ding en ont, hélas ! d’autres, profondément immorales, corrompues, vraiment diaboliques. Elles présentent, pour les jeunes gens chrétiens, nombreux aux environs de Pangu, et presque tous non-mariés, un danger très grave, qu’il faut à tout prix conjurer ; pour sauvegarder l’avenir de la naissante chrétienté d’Ipamu, il faut absolument que les chrétiens soient écartés du village indigène corrupteur.» 200 Dans son article, Struyf ne détaille pas, hélas, les autres mœurs désavouées. Mais, un an après, dans un autre article, il dira sa soif de connaître les Ding en complétant leurs Mœurs et Coutumes. Ces sauvages 201 , précise Delaere, étaient rudes et grossiers. Ils pratiquaient, par exemple, l’enterrement coutumier 202 , qualifié de païen par les Missionnaires, avec des cris, des pleurs, des danses et l’enterrement d’un (e) esclave à la mort d’un chef. Ainsi, ils ont craint de se convertir totalement au christianisme, car le changement de religion les empêchait de rejoindre leurs parents et leurs proches. En revanche, l’enterrement chrétien, donc « moderne », n’avait rien de tout cela. Un chrétien avait cependant droit à un enterrement religieux, différent du premier aussi bien par sa signification que par sa structure 203 .
Janssens écrit en 1909 : « En attendant, les indigènes des environs de la Mission commencent à avoir un peu plus confiance en nous et des enfants nous viennent des villages les plus proches mais ne restent pas encore aux instructions ; ils ont encore une certaine appréhension. » 204 En 1912, le voyage de Baerts dans les mêmes milieux sortira les indigènes Ding de leurs préjugés. Baerts brillera concrètement par ses aptitudes à obtenir bon accueil. « Au commencement de l’année 1912, il est allé faire un voyage dans le pays des Ding, Bakongo et Bambunda, jusqu’au-dessus de la rivière Lubwe. Ce voyage lui a pris une dizaine de jours et il est arrivé ainsi dans des villages qui sont à une distance de vingt-huit heures de la Mission, partout il a été bien reçu et les indigènes ont promis d’envoyer des enfants à la Mission. » 205 Qu’avait-il fait pour s’attirer la confiance de ses visiteurs à chacun de ses voyages ? Quelle était sa pédagogie pastorale ? Ecoutons Baerts répondre : « Je tiens à faire remarquer que partout il m’a suffi de déclarer que j’étais « l’homme du Bon Dieu » pour être très bien reçu et qu’on me priait de venir au village ; c’est un signe évident que nous commençons à être connus et qu’on ne demande qu’à entrer en relations avec le Père. Ainsi à plusieurs reprises le long de la rivière, les gens me criaient en s’enfuyant « passez votre chemin ! » et dès que je me faisais connaître Nkumu Nzambi, « le Père », on m’appelait et on me priait de m’arrêter pour boire du malafu (vin de palme)…Partout on m’offrait poules et bananes et partout ils avaient entendu parler des Pères.…Partout on voulait me donner des moutons que je dus naturellement refuser. Je ne pus refuser dans un grand village car avant que d’être assis j’avais deux chèvres et du malafu et j’étais fêté et entouré.…Je suis assuré qu’à un second voyage dans cette région de nombreux enfants se présenteraient car déjà maintenant des mères ont dû surveiller leurs enfants qui voulaient par force m’accompagner et trois grands chefs ont demandé spontanément à pouvoir venir à la Mission avec des moutons et des chèvres disant qu’ils conduiraient eux-mêmes leurs enfants.…Je crois qu’on aurait difficile à avoir de meilleures dispositions : Des enfants faisaient demander par l’intermédiaire de mes boys en s’entretenant mutuellement disaient « Que les indigènes désiraient ardemment prier avec le Père.» 206 Ainsi, c’est en recourant au nom de Dieu que le Père Baerts a éveillé la conscience des Ding à leur croyance en Dieu, qu’ils respectent et accueillent, mais ne servent pas. Comme ils cherchent à être en relation avec Lui, ils ne peuvent laisser sans accueil le Nkumu Nzambi (« Le Père » ou « le Chef de Dieu »), le missionnaire, qui se présente avec ce nom.
Dans ce texte, nous lisons à la fois l’empressement des Ding et leur crainte à inviter ce « Chef de Dieu » chez eux. Cette façon de faire révèle combien, jadis, ils étaient préoccupés par la peur de mourir ou par la malédiction de l’isolement ou de la solitude. D’où le souci, également, d’être avec les Blancs, de nouer des relations avec eux. En revanche, l’expression « passez votre chemin » qu’employaient ces populations cache une autre chose : la peur du revenant, c’est-à-dire du mort, car les légendes Ding racontent que leurs ancêtres devenaient blancs et ressemblaient aux Blancs après leur mort et, dès qu’on en voyait un, on croyait à un revenant : le mort revenait au village. Face à cette conception du Blanc, Baerts n’eut pas tout à fait tort de préciser qui il était, afin de mieux se faire admettre des Noirs. Il était le NKumu Nzambi (« Le chef de Dieu »). Cette apposition Nkumu Nzambi passait facilement chez les Ding. Tout de suite, note Baerts, l’hospitalité et la générosité de ces populations lui ont souri, tandis que, pour d’autres, c’était même un éveil de la foi, le désir de prier et de se faire instruire.
Cet homme délicat et ce vaillant missionnaire, on le voit, s’est vite fait aux us et coutumes de ces gens qui, dès le début, avaient été appelés « sauvageons ». Pendant son voyage de mai-juin 1923, Struyf exalte leur chaleureux accueil et dément l’accusation selon laquelle ils étaient anthropophages. Il appuie ensuite cette appréciation par une autre : ces peuples ne sont pas anthropophages (ils ne mangeaient pas la chair humaine), ils avaient, en effet, fui les ethnies qui l’étaient. Les missionnaires se sont enfin efforcés de les instruire afin qu’ils abandonnent leurs coutumes indigènes et maintiennent ainsi le nouvel esprit. Peu à peu, les missionnaires leur ont appris la prudence. D’abord, il déclare : « Vous ne sauriez croire comment j’ai été reçu par ces Ding ! Un vrai triomphe ! Chez ces Noirs, dont on disait tant de mal, chez qui l’on pouvait craindre d’attraper des coups de flèches, chez ces « sauvages », ces « barbares » ainsi qu’on les appelait, nous sommes considérés, nous, missionnaires, comme des sauveurs et des protecteurs : « Mon Père ! Mon Père ! » 207 On voit briller l’étincelle de la confiance qui commence à éclairer les Ding et à leur faire accepter « la civilisation chrétienne » et le baptême. Finalement, en 1923, Delaere assiste pour la première fois au baptême d’une quinzaine de catéchumènes. Admirant ainsi ces « consolants effets de la grâce divine », il déclare : « Ces païens qui, aujourd’hui, répondent au prêtre, avec une conviction profonde : « Je désire le baptême ! » refusaient obstinément, il y a quelques années à peine, de devenir enfants de Dieu. C’étaient des races les plus sauvages, où se commettaient les pires cruautés, dont maintenant encore il reste des traces, meurtres, enterrements d’hommes vivants, anthropophagie…Mais ces actes de barbarie sont rares actuellement ; la grâce travaille cette région, et ces païens, fatigués et dégoûtés de cette sauvagerie, se tournent vers le prêtre et lui demandent le baptême. » 208 Ce fut l’occasion d’éviter les appréhensions vis-à-vis de ces populations et de ne pas compromettre l’œuvre d’évangélisation. Pour répondre au souci des missionnaires de les associer à l’œuvre de l’évangélisation et de l’implantation des Eglises, ils avaient cultivé l’esprit d’entraide. Ils aidaient les Missionnaires à réaliser leur mission non seulement en acceptant d’être des catéchistes mais en les portant et en les faisant voyager, la plupart du temps, en pirogue.
Avec l’évangélisation, il y eut réellement une profonde discontinuité des valeurs. À travers cette réaction se pose aussi la question de la valeur des valeurs religieuses mêmes et de la valeur de la valeur de ceux qui les enseignaient. Contre l’institution du mariage, le plus grand nombre de réactions concernait le mariage polygamique dont les valeurs entraient, selon les Missionnaires, en conflit avec les valeurs de l’institution monogamique du mariage. Tout d’abord, il faut avouer qu’à l’autorité ecclésiastique s’ajoutait l’autorité civile coloniale. L’autoritarisme colonial eut, entre autres, comme conséquence une forme d’infantilisation des autochtones colonisés. En effet, affirme Augustin Sagne, « « pour les « indigènes » ou pour les autochtones « grands enfants » encore primitifs, victimes du « paganisme grossier », et « prisonniers des superstitions et croyances erronées », les missionnaires décident toujours à leur place et sans leur avis, des remèdes jugés efficaces contre leurs maux humains, moraux, spirituels et culturels. Seuls, ils décident de les évangéliser, de les éduquer, de les baptiser, de trouver parmi eux des catéchistes, …» 209 Pareille manière fut adoptée aussi par les Missionnaires. De fait, en terre païenne, ils avaient le monopole de la parole, de la décision et de l’initiative. Cette façon de travailler devait sûrement gêner les autochtones, car, ces derniers voyaient en cela une façon de rompre leurs habitudes de travailler en équipe et de dialoguer, de négocier toutes les questions sociales de la communauté. L’esprit d’individualisme occidental et du monopole de la parole par une seule personne supplantait progressivement l’esprit de communauté autochtone. En rejetant le mariage traditionnel, sa validité et sa légitimité, les Missionnaires mettaient ainsi en cause le droit traditionnel selon lequel ce mariage était contracté. Ils reniaient deux institutions : le mariage ainsi que le pouvoir coutumier, traditionnel. Ils affaiblissaient également leur valeur dans la société qui l’acceptait pourtant unanimement. L’organisation et la conversion se heurtent aux coutumes et traditions locales, en ce qui concerne précisément le système matrimonial. Pour les missionnaires, détruire la polygamie et la remplacer par le mariage monogamique était une dimension essentielle de l’apostolat, tandis que l’administration coloniale, quant à elle, reconnaissait la polygamie et la considérait comme faisant partie des coutumes traditionnelles. Si, dans l’évangélisation du Cameroun, par exemple, les missionnaires et administrateurs coloniaux ont trouvé un compromis pouvant « réduire » leurs tensions au sujet du système matrimonial, au Congo, la suppression de la polygamie fut totale et l’imposition de la monogamie radicale : « Si l’administration coloniale est favorable à l’évolution de la polygamie vers la civilisation occidentale, elle est, en revanche, peu encline à une substitution pure et simple, ou à un changement brusque et rapide des us et coutumes locales, surtout pas dans un domaine aussi délicat que celui de la famille et du mariage. Sans remettre en cause le principe de la mission civilisatrice cher aux uns et aux autres, elle élabore une série de textes qui donnent à la coutume indigène du mariage une orientation sociale conforme au régime matrimonial occidental et chrétien. Mais en principe et en fait, ni la polygamie n’est supprimée, ni la monogamie n’est imposée : plutôt la possibilité se trouve laissée à tout fiancé d’opter pour la monogamie lors du contrat de mariage. Faute d’avoir obtenu mieux, les missionnaires vont tenter de faire de l’éducation et de « l’école des fiancés », des moyens obligatoires pour inculquer aux jeunes gens et en particulier aux jeunes filles les valeurs chrétiennes de la famille et du mariage monogamique.» 210 Pourtant, dans la lancée de la sagesse des missionnaires au Cameroun, ceux qui ont œuvré au Congo pourraient éviter les tensions autour du mariage en posant le compromis comme valeur afin de « chercher le plus grand dénominateur commun et s’efforcer de satisfaire aux vœux du plus grand nombre » 211 . Les valeurs religieuses, avec l’institution de la monogamie, rejetaient les valeurs traditionnelles de la solidarité et de la communauté, fortement vécues à travers le mariage polygamique. En la rejetant, la pratique missionnaire de la monogamie imposée aux autochtones entrait nettement en contradiction avec les valeurs religieuses de la vie, car elle nuisait aux hommes polygames : brûlant les habitations des polygames et croyant ainsi brûler l’iniquité et l’esprit du paganisme « incarné » par les polygames.
Ibid., p. 403.
Dans la mémoire populaire, Musafiri est un symbole de courage. Il a été capable de se faire justice (l’adultère d’un Blanc avec une femme noire même mariée ne comptait pas) ; il a eu le courage de se présenter lui-même devant la justice des Blancs ; il a accepté sa peine sans manifester la moindre défaillance ni la moindre hésitation, ce qui, lors de son exécution publique, impressionna la foule présente tant du côté des Noirs que des Blancs. Il faut rappeler qu’il était domestique, « l’homme des Blancs », donc de la classe des lettrés de l’époque, chrétien, sachant lire et écrire et s’exprimant raisonnablement en français.
NDAYWEL E NZIEM, I., Op. cit., p. 490.
NDAYWEL E NZIEM, I., Op. cit., p. 491.
Cfr. TSHIPUNGU, J., Op. Cit., p. 47.
Van HEE, sj, Missions omi, Op. Cit., p. 188. N.B. : Missions, c’est la Revue de liaison des pères Oblats des années 1931-1958, avec la mention : Congo belge : nouvelles, rapports des Missionnaires, des visites canoniques.
TSHIPUNGU, J., Op. Cit., p. 55.
Ibid., p. 399.
Cfr. NDAYWEL E NZIEM, I., Op. cit., p. 399.
Idem.
Ibid., p. 133.
Cfr. STRUYF, I., Op. Cit. et STRUYF, I., « Mœurs et coutumes », il relève quelques-unes de leurs coutumes sauvages.
Au cimetière, le corps transporté est posé près du trou. Avant sa mise en terre, le chef du lignage se fait le porte-parole des intentions variées de la maisonnée (sa tristesse, sa bonne intention et sa volonté désespérée de ne pas voir mourir son parent ainsi que son double vœu de prier le défunt, pour cause de mort naturelle, de rejoindre paisiblement les Anciens qui sont morts, mais le plus possible de se venger contre le jeteur du sort qui aurait causé sa mort). Puis, les Ding présents se suivent près du cercueil pour le rite de usa laswan où est prononcé un message d’adieu en faveur du défunt, traduisant, par exemple, ces attitudes et comportements : le pardon, le remerciement, l’acquittement d’une dette contractée auprès du défunt ou la remise de la dette de ce dernier, etc. Un sacrifice sanglant d’une chèvre ou d’un bouc est fait pendant l’enterrement, le sang de l’animal égorgé versé sur la tombe et les objets usuels du défunt y étant déposés.
Cfr. STRUYF, Y., s.j., Mœurs et coutumes. II, in Missions Belges, 1923, p. 254-255.
Idem.
Idem.
JANSSENS, Notes sur la Mission de Mpangu. II : Histoire. Z/III/b/3/1/21, Mpangu Saint Pierre Claver, 27 Juin 1912 (Notes manuscrites).
STRUYF,Y., Mission du Kwango : Le Meurtre d’un Chef, in Missions Belges, 1923, p. 81-84, cité p. 81.
DELAERE, J., s.j., A Ipamu, in Missions Belges, 1923, p.176-178, cité p. 177-178.
SAGNE, A., Op. Cit., p. 115.
SAGNE, A., Cameroun. L’Evangile à la rencontre des chefferies 1917-1964, Saint-Maurice : Œuvre Saint-Augustin, 1997, p. 93. (SAGNE, A., Cameroun. L’Evangile à la rencontre des chefferies 1917-1964, Saint-Maurice : Œuvre Saint-Augustin, 1997, 317 p. (Suisse)
MOUGNIOTTE, A., La Démocratie : idéal ou chimère…quelle place pour une éducation ?, Paris, Hongrie, Italie : L’Harmattan, 2002, p. 84.