I. - Au niveau de la hiérarchie

Par sa règle d’or « Diviser pour régner », l’administration coloniale a non seulement divisé réellement les populations, mais a surtout imposé sa structure hiérarchique transcendante et sa nouvelle notion d’autorité. Les populations Ding furent menacées –elles le sont encore aujourd’hui-, en leur sein, par des conflits d’autorité, par des discordes et des luttes d’influence à partir des attitudes et des actions des missionnaires et des administrateurs coloniaux. On peut affirmer qu’ils vivaient entre eux des rivalités. Or, entre hier et aujourd’hui, les valeurs existent, mais répétons-le, c’est l’éducation qui est en crise. À l’époque coloniale, la gestion administrative du Congo aidait à mieux éclairer ses importantes conséquences chez les Ding orientaux. Du côté des autochtones Ding, l’objet réel de la foi leur échappait, la conversion leur paraissait ambiguë, ils vivaient ainsi, de préférence, le paganisme traditionnel, peut-être aussi le paganisme moderne. D’un côté, avec la nomination d’indigènes comme « kapitas », l’administration coloniale a fait naître une nouvelle notion de l’autorité et une nouvelle fonction, ce qui entraîna la naissance d’une hiérarchie particulière. Cette hiérarchie « nouvelle » coexistait, cependant, avec celle des chefs locaux qui avaient acquis un statut nouveau de chef. Une continuité de pouvoir fut ici notée. Comme l’écrit Isidore Ndaywel è Nziem : « C’est à partir de 1891, au temps de l’EIC 275 , que la chefferie traditionnelle fut reconnue par le pouvoir colonial…mais à la condition que son chef obtienne l’investiture de l’Etat. » 276 Une chefferie fut la capitale d’un village où les différents conseils des notables organisèrent leurs rencontres. Elle regroupait les structures politiques, économiques, sociales, religieuses et culturelles du village. D’autre part, la nouvelle fonction de Kapita tenait aux activités commerciales et l’indigène nommé avait mission de commander, percevoir les impôts en nature et recruter des porteurs. Une nouvelle hiérarchie apparut ainsi dans les campagnes. En effet, au début du XXe siècle, on avait des hiérarchies nouvelles d’origine coloniale : surveillants, responsables (ou linguisters) de négoce, et plus couramment capitas. Trois valeurs font irruption sur le plan sociopolitiques : l’autorité, le commerce et l’argent.

Si, au niveau hiérarchique, les nouvelles autorités pouvaient aisément se situer, le plan social, lui, n’avait nullement facilité la collaboration entre elles. Car, au niveau administratif, en faisant du pouvoir traditionnel l’instrument de la colonisation et en imposant, par éviction, un autre chef à la tête du pouvoir, il y avait méconnaissance du pouvoir traditionnel et de la liberté de choix d’un chef par les autochtones et de la liberté du chef lui-même à agir, à prendre une décision : « Il lui était interdit d’infliger une autre peine que le fouet. » 277 Il existait une véritable contradiction entre le pouvoir colonial et le pouvoir traditionnel par méconnaissance de l’autorité et de l’organisation sociopolitique traditionnelles. Les missionnaires méconnaissaient aussi la procédure traditionnelle de nomination d’une personne à la tête d’une population. Alors que les chefs traditionnels étaient issus de la communauté et donc choisis par ses membres, les capitas, eux, étaient nommés par les Blancs et imposés aux autochtones. Pour les Blancs, l’autorité et le pouvoir étaient « transcendants », tandis que, dans les sociétés traditionnelles, l’autorité et le pouvoir étaient immanents : c’est dans et par la population que les chefs sont choisis grâce au dialogue et ce dans le respect des « procédures » traditionnelles de nomination. Cette situation a ainsi créé un conflit des valeurs entre les sociétés traditionnelles et l’administration coloniale belge. Pour l’administration coloniale, en effet, la chefferie commença d’exister comme une catégorisation administrative imposée du dehors : En effet, « les chefs étaient désignés par l’État qui leur allouait un traitement. » 278 Le décret du 2 Mai 1910 imposa partout cette organisation et la généralisa. Un chef nommé devait exercer un contrôle strict sur la population et il devait exercer principalement la fonction judiciaire. En outre, il participait à la collecte des impôts et assurait l’exécution des travaux communs ; il participait aux travaux de recrutement, organisait les marchés, signalait l’apparition des maladies contagieuses, assurait l’hygiène des villages et l’exécution des travaux agricoles. On assista finalement à une dichotomie, à un conflit entre le vrai chef, inconnu de l’État, et le chef coutumier ou traditionnel, reconnu par l’Etat. Fondamentalement, « les méfaits se généralisèrent dans les mêmes proportions, car ces dispositions entraînèrent des abus. Les chefs qui se faisaient nommer étaient soit des aventuriers et d’ambitieux roturiers qui voulaient par là contourner le vrai pouvoir, soit des esclaves désignés par les chefs, les vrais reconnus par le pouvoir traditionnel, pour échapper à la tutelle de l’Etat. » 279 D’autre part, un conflit s’instaura entre le nouveau chef et le chef traditionnel qui était perdant d’avance. Le nouveau chef imposait son pouvoir à l’ordre traditionnel. Vantant sa référence aux Blancs et sa puissance économique, matérielle et financière comme « héritage » reçu des Blancs, il affichait ainsi sa supériorité par rapport aux chefs traditionnels. Il était assimilé aux Blancs par le fait qu’il était affranchi de la tradition. Le fusil et la puissance d’argent étaient symbole de force militaire et rendaient légitime son pouvoir. Investi par le pouvoir colonial et fort de la puissance d’argent qu’il devait montrer, le «  chef coutumier » avait plus d’adeptes que les chefs traditionnels. Son influence et son pouvoir étaient tellement forts qu’il pouvait être polygame avec une centaine d’épouses. Ce texte d’Isidore Ndaywel è Nziem rend bien compte de cette réalité : « En Equateur, on enregistra des cas de chefs mariés à deux cents voire (même) trois cents épouses. Peu importe si celles-ci entretenaient, par ailleurs, des amants ; en cela, elles faisaient œuvre utile car elles contribuaient à l’élargissement de la clientèle du chef « nouveau » qui disposait ainsi de plus d’adeptes que le chef traditionnel. » 280 Avec la colonisation sont apparues la chefferie et une bourgeoisie villageoise de nature coloniale. Cette nouvelle situation créa des classes sociales et fit naître une nouvelle notion de l’autorité. On assista à un glissement vers l’individualisme et vers la hiérarchisation des personnes. Par voie de conséquence, il y eut un affaiblissement de la valeur de la communauté 281 et de l’unité sociale. D’un côté, on vit d’abord apparaître un conflit entre les structures sociales traditionnelles et celles initiées par la colonisation, ensuite, à l’intérieur, des structures sociales traditionnelles mêmes. D’autre part, un conflit entre les indigènes eux-mêmes, par exemple, entre les fils des chefs qui étudient dans des écoles créées par les Blancs seulement pour ces fils-là, et les fils des pauvres villageois qui étudient ou pas dans des écoles nationales. Ce fut le même conflit entre les fils de chef, les enfants d’origine esclave et ceux des pauvres. Car l’école était réservée aussi aux enfants d’origine esclave, dont se débarrassaient rapidement les aristocraties locales. Ces enfants étaient donc assimilés aux fils de chef et avaient accès à l’école. En 1913, la ville de Buta, par exemple, était connue comme la première école de ce genre suivie certes de quelques autres comme celles de Lusambo et de Stanleyville. L’expérience de ces « écoles pour fils de chefs » ne fit pas long feu, car c’étaient des enfants gâtés, qui préféraient l’école buissonnière à toute autre activité. La création « d’écoles pour fils de chefs » ou « d’internats pour fils de chefs » avait pour but respectif de former les successeurs présomptifs à devenir des fidèles auxiliaires de la colonisation et de loger à part les fils de chefs qui étudiaient dans les écoles du « commun des mortels » ou dans les écoles de tout le monde.

Notes
275.

État Indépendant du Congo

276.

NDAYWEL E NZIEM, I., Histoire du Zaïre…, Op. Cit., p. 370.

277.

Idem.

278.

Idem.

279.

Idem.

280.

Ibid., Op. cit., p. 371.

281.

« Il y a une seule et même communauté, celle de tous les vivants, visibles et invisibles, non encore morts et déjà morts », comme l’écrit Jean-Pierre Mayele Ilo à la trois-cent-quatre-vingt-cinquième page de Mythe et statut scientifique de la gémellité.