III. - Aux niveaux social, familial et économique

Au niveau social, alors que les chefs coutumiers étaient nommés par les pouvoirs traditionnels, le chef d’un secteur ou d’une chefferie l’était par l’Etat. Ces deux catégories de chefs étaient différentes : il y avait des chefs médaillés et des chefs non médaillés. Quelques années plus tard, il y eut la même classification des Zaïrois en deux catégories : les Zaïrois régis par la coutume et ceux qui étaient affranchis et se référaient aux Blancs. Cette dernière catégorie abritait les indigènes qui travaillaient avec les Blancs ou dans les entreprises nouvellement créées, et formaient des agglomérations qui croissaient à côté des factoreries et des postes de l’Etat. Dès 1913, on les appela « cités indigènes » et « centres extra-coutumiers ». Progressivement, cependant, ces agglomérations s’étaient constituées et épanouies après la grande crise, mais surtout après la Deuxième Guerre mondiale. De plus, au niveau social, il y eut formation des communautés hétérogènes qui échappaient au pouvoir du chef coutumier ; elles connaissaient beaucoup d’abus, par exemple, la prostitution. La politique indigène chercha à éradiquer celle-ci en mettant en place une administration spécifique des cités indigènes, parallèle à celle des secteurs et des chefferies : le chef de centre était l’équivalent du chef de secteur, tandis que le « tribunal du centre extra-coutumier » faisait office de « tribunal de secteur ». 284 Il faut ajouter à tout cela des conséquences sociopolitiques, car une chefferie était bien distincte d’un secteur, même si, comme nous l’avons déjà signalé, ces deux structures procédaient de la coutume. Cette nouvelle politique modifia la situation sociopolitique et créa un conflit des valeurs de l’autorité : l’autorité relevant du Blanc, donc de l’Occident, et celle qui relevait des coutumes des indigènes eux-mêmes. La catégorisation des chefs par leur investiture politique créait non seulement des classes de chefs mais une nouvelle hiérarchisation, de type colonial, entre chefs coutumiers, notamment chefs médaillés ou non.

Pour mieux situer l’impact de la rencontre des différents systèmes des valeurs de la tradition à aujourd’hui sur les structures sociopolitiques et économiques des Ding, il convient de mieux le percevoir sur la famille Ding. Cette dernière comporte, dans son organisation interne, un certain nombre de fonctions tant pour le bien des individus que de l’ensemble. Ce sont elles qui peuvent aider à construire la cité. Il s’agit de la fonction économique, politique et juridique, pédagogique et éducative, et biologique. La vie est, on ne peut plus en douter, une des valeurs fondamentales de l’Afrique. Elle a plutôt un caractère dynamique que statique : elle doit croître et se transmettre depuis l’ancêtre le plus reculé jusqu’au dernier de la parenté. Aussi, pour les Ding, la vie est une valeur incomparable, qu’il faut à tout prix protéger et transmettre à travers différentes générations. Les interdits 285 donnés à l’occasion de la naissance des jumeaux et leur respect par ces populations ont pour fonction éducative de rappeler cette valeur. Par rapport aux jumeaux, par exemple, les membres de la famille royale, de clans de deux parents des jumeaux et ceux du village où la naissance a eu lieu doivent respecter ces interdits dont ils sont frappés pendant toute la période de réclusion de la maman des nouveau-nés. Ils doivent impérativement le faire pour que les jumeaux grandissent et appellent « Mère ! Père ! »

À travers la fonction économique et pour mieux la remplir, les trois quarts des Ding orientaux occupent des vastes étendues forestières, que traversent divers cours d’eau. Cette situation géographique leur permet de réaliser ces activités économiques : la cueillette, la chasse, la pêche et l’agriculture. Ils reconnaissent ici l’autorité de l’oncle maternel, à qui revient la lourde responsabilité de superviser ces activités. Il est le chef de la parenté et, donc, le chef de la forêt de son clan. Son autorité a un caractère sacré ; elle émane des ancêtres et elle est suprême. Elle oblige les membres de la famille à l’obéissance, à la soumission et au respect du chef, sous peine de malédiction. Avec l’occupation économique et le besoin moderne d’exploiter la forêt avec des plantations d’hévéas et de palmiers, le chef de la parenté perdait son autorité sur la partie de forêts vendue aux Européens. Il n’avait plus droit aux recettes de leur exploitation (économique). Il n’avait pas non plus de pouvoir sur les nouveaux exploitants de la terre vendue. Le chef de clan perdait une large part de son pouvoir par rapport aux autres chefs qui, eux, n’avaient vendu aucune étendue de leur forêt. Il perdait tout : aussi bien la forêt que toute la richesse rapportée par les travaux qui y seraient réalisés. Aussi, avec l’arrivée de nouveaux exploitants, la famille perdait non seulement une partie de la richesse naturelle, la forêt, mais surtout la valeur de la solidarité, qu’elle aurait exercée par les travaux collectifs de ses membres. Car, à travers les travaux agricoles, la famille aidait à apprendre la solidarité. Certaines femmes, mariées ou veuves, étaient chargées de cultiver des champs et de créer une caisse commune. Le solde de cette dernière pouvait servir aux besoins généraux de la famille ou d’un de ses membres à l’occasion de l’un de ces événements : fêtes, deuil, maladie, palabres, naissance, paiement de la dot. De plus, dans un grand espace forestier, beaucoup de femmes pouvaient avoir des champs vastes et assez de cultures susceptibles de leur donner d’importantes recettes.

La fonction politique et juridique de la famille visait, elle, l’unité familiale dans l’ordre et la paix. Sa structure et les travaux de ses membres se représentent comme suit : le chef de famille est en principe l’oncle maternel le plus ancien. Cette fonction est exclusivement réservée aux hommes. Ces critères président à son choix : être l’oncle maternel de la famille, tolérant, ouvert à tous, impartial, honnête et juste travailleur, avoir un sens de jugement, être un rassembleur, sage et courageux. Il a le pouvoir suprême à la fois législatif, exécutif et judiciaire, il agit au nom de tous les ancêtres de la famille. C’est lui qui convoque et préside les réunions de famille, tranche les palabres, consulte les ancêtres, les devins en cas de maladies, de décès, de stérilité, d’insuccès de la chasse, des guerres, des récoltes. Il a pour mission fondamentale de défendre les intérêts de toute la parenté de chacun de ses membres. Il lui revient, à cet effet, de veiller sur l’unité et l’harmonie de la famille. La force et la puissance de la famille se mesuraient à celle de son chef, à son autorité et à son sens d’organisation. Tous lui devaient soumission, obéissance et respect. Cette fonction politique et judiciaire a été concurrencée et même, quelque part, anéantie par l’autorité missionnaire et civile. En s’installant dans le pays des Ding orientaux, l’autorité missionnaire a voulu supplanter les chefs traditionnels ; les lois religieuses et politiques devaient désormais régir tous ceux dont ils avaient la responsabilité. Les peuples Ding tournaient leur regard vers le chef religieux et soucieux, pour la plupart, de recevoir le baptême, ils lui étaient soumis. Face à l’autorité traditionnelle, ils ont perdu leur autonomie politique sans, pour autant, négliger leur aptitude judiciaire : la palabre leur est, de fait, restée jusqu’à nos jours un moyen efficace de transmission de la sagesse et des valeurs de société et des procédures pour la résolution des problèmes comme les conflits, le mariage traditionnel, la mort. Le souci du colonisateur d’apporter la civilisation aux populations Ding et de nouvelles valeurs, par exemple, valeurs matérielles d’échange, valeurs intellectuelles, technique et argent, a mis en danger la valeur de l’autorité. Jean-Pierre Mayele Ilo souligne le sens sacré de cette dernière : « L’autorité et le pouvoir, apanage des ancêtres qui l’exercent sur les hommes avec la collaboration de ces derniers, ils sont représentés du côté des ancêtres par les ancestraux (Bibiale), et, du côté des hommes, par le Munken. » 286 La nouvelle civilisation a créé de nouveaux besoins et donné de nouveaux maîtres, qui présentent des réalités différentes ou opposées à celles de son milieu traditionnel. Le Colonisateur a soustrait la famille Ding et ses membres à l’autorité du chef de clan, notamment celle de l’oncle maternel. En agissant ainsi, il voulait réaliser un double objectif : réussir son exploitation et asseoir la famille nucléaire de type occidental. On arrive, par là même, à établir et à connaître plus le droit paternel que celui du chef de famille. L’activité missionnaire lui a ensuite servi d’appui, avec l’avènement des familles chrétiennes monogames. Elle l’aidait aussi à réduire ou supprimer les familles étendues ou polygamiques.

Toutefois, par sa fonction pédagogique et éducative, la famille assure l’éducation de l’enfant sans passer par le rite d’initiation pour la fille ou le garçon. Elle est aidée par la société, la communauté villageoise, qui a le souci d’offrir à la jeunesse un modèle. Ses moyens éducatifs sont surtout les maximes, la sagesse des ancêtres, les proverbes. Dans l’éducation traditionnelle, nous avons analysé l’initiation de la fille ou du garçon et la différence sexuelle de leurs travaux. Pour les Ding, la famille a pour fonction de donner la vie. Cette valeur doit être protégée et transmise de génération en génération. Elle est une valeur croissante ou dynamique, et non décroissante ou statique. C’est la femme qui en est la dépositaire ; on lui doit un grand respect et de la reconnaissance, car c’est elle qui fait la force et la puissance de toute la famille. Nous pouvons donc dire qu’avec la civilisation occidentale certaines valeurs traditionnelles de ces peuples ont été ébranlées, par exemple la famille étendue, la solidarité, l’entraide, la recherche de l’intérêt communautaire. On les voit vivre côte à côte, même paradoxalement, avec la famille nucléaire ou chrétienne monogamique, l’individualisme, la recherche de l’intérêt personnel et la propriété privée. Les Ding ont également résisté à la civilisation occidentale et à ses valeurs. En effet, comme tous les Africains, ces peuples n’avaient pas immédiatement épousé le nouveau mode de vie que proposait la civilisation occidentale. Son adoption est passée par le rejet de son identité, de sa culture. Trois catégories de classe créèrent, à l’interne, la différentiation du groupe social. Ce fut une source des conflits internes interpersonnels. Tandis que la seconde comptait des opportunistes pouvant, bon an mal an, se rallier soit aux valeurs et à la civilisation occidentale, soit aux anciens (autochtones), la première catégorie est « civilisée », « évoluée » ; elle est fidèle à l’Occidental et elle en reproduit intégralement le modèle de vie. La troisième résiste totalement à tout hybridisme : ce sont des traditionalistes attachés exclusivement au seul modèle légué par leurs ancêtres. Dans le cadre de l’occupation économique et par rapport aux activités industrielles des Compagnies huilières, les Ba Dinga ont laissé les Ba Pende et les Ba Mbunda travailler dans leurs centres de Mangai, de Dibaya-Lubwe, Brabanta (Mapangu, aujourd’hui). Cela tenait au fait que ces peuples voisins s’étaient montrés de meilleurs coupeurs de noix, du seul fait que les Ba Dinga, les Ba Ngoli et Ba Shilele et d’autres populations du Nord étaient moins attirés par cette fonction de coupeur. De plus, à partir de 1960, ces populations ont dû considérer les Ba Pende comme des étrangers usurpateurs des postes de commande dans les compagnies exploitant dans leurs régions. Comme l’affirma Justin Tshipungu, « Les Ba Mbunda, Ba Pende, Ba Ding… ne s’engageront sérieusement dans la fonction commerciale qu’à partir de 1966, après la Rébellion de Pierre Mulele. » 287 Jusqu’en 1965, le commerce comme tout le secteur économique de la région des Ding, était le monopole des Européens, ce qui n’avait pas empêché les autochtones d’autres régions et d’autres ethnies du Congo de se livrer aux activités commerciales et économiques dans la même région avant les années 1965. Ce fut le cas des personnes issues de la région du Bas-Congo, du Kasaï Oriental et du Kasaï Occidental. Ils étaient aussi des Administratifs et des Industriels compétents, ils travaillaient toujours pour le compte des Européens. La colonisation introduisit une économie industrialisée dont l’huile de palme était l’un des produits. Cette économie huilière était restée coloniale : sa valeur n’eut pas beaucoup d’impact sur la voie de la modernité, son organisation étant demeurée typiquement européenne. En effet, la décolonisation de cette industrie huilière n’a pas encore été effectuée. Actuellement, on continue l’extraction artisanale d’huile de palme. Son exploitation a fait progresser l’économie et ce produit est devenu, par-là même, un produit de commercialisation.

Notes
284.

Cfr. NDAYWEL E NZIEM, I., Op. Cit., p. 373.

285.

S’abstenir des rapports sexuels, ne pas manger de légumes, ne pas consommer l’huile et les noix de palme, ne pas faire des travaux agraires.

286.

MAYELE ILO, J.-P., Statut mythique et scientifique de la gémellité. Essai sur la dualité, Paris : Ousia, 2000, p. 385.

287.

TSHIPUNGU, J., Op. cit., p. 64.