1. Les normes de présentation de l’enquêteur lui-même

Sur le terrain, notre enquêteur (Arthur Jabur) a été repéré, identifié :

‘« Ah ! C’est l’Inspecteur Jabur qui faisait passer des examens d’Etat nationaux à nos enfants…C’est lui qui m’a rendu tel ou tel service » (CE 371 )’

Il n’est pas passé inaperçu. Il se présentait, mais il était aussi repéré. Il était tenu par l’obligation de se présenter ou d’être identifié, car, à Kinshasa, il est un nouveau venu ; il lui fallait, par ses relations personnelles, définir « un milieu d’interconnaissance.» 372

Jabur n’a pas choisi de femmes car il connaissait les normes en vigueur dans le milieu enquêté : les femmes sont très curieuses. D’où la nécessité de créer, pour sa recherche, un outil déterminant, s’adaptant à sa propre personnalité.

Ce qui lui donnait un peu de considération et les gens lui accordaient du temps. « C’est ainsi que je me suis taillé une réputation dans son milieu » (CE). L’enquêteur a suscité la confiance, non la défiance auprès de ses enquêtés qui, eux, l’ont identifié par leurs « marqueurs sociaux » : Son passé professionnel et sa trajectoire sociale n’ont déclenché aucune supputation, ni aucun soupçon. Notre enquêteur devait se présenter :

‘« Décliner nom et qualité, justifier sa présence, désamorcer les soupçons, offrir une image présentable, supportable pour vous et pour l’autre. » 373

Il (notre enquêteur) a été bien accueilli suite à la perception de son enquête comme pouvant valoriser leur existence et leurs activités.

En plus du caractère relatif du temps selon les individus, il faut parler de la valeur relative. C’est aussi la question de priorités vitales pour nos enquêteurs : mieux vaut aller où l’on peut avoir immédiatement de quoi vivre que participer à un entretien non lucratif. La finalité économique nécessaire à la vie sacrifie le but social. Le chercheur et les acteurs sociaux sont constamment confrontés aux changements sociaux et politiques, ne leur permettant plus d’avoir l’esprit d’initiative et de créativité. Ils sont bloqués dans les stratégies de survie (stratégies économiques originales), que les ethnographes appellent « accountability » (« la débrouillardise »), ainsi que dans les stratégies de sécurité (la peur pour chaque acteur social de ne pas jouer pleinement son rôle et de ne pas tomber dans la formalité et le respect de la fonction).

Plusieurs normes de comportements ont marqué notre enquêteur sur le terrain : les horaires, il arrivait tôt, il prévenait, mais ses enquêtés n’étaient pas souvent là. Tout ceci ni ne l’a découragé ni n’a bloqué l’enquête. Nos enquêteurs se devaient de garder le rythme ordinaire et les contraintes quotidiennes de leur vie (« se débrouiller pour vivre », être très pris la journée, ne pas circuler le soir par manque de transports… » (CE°). Il avait une bonne relation corporelle avec ses enquêtés (poignées de main, dialogue, salutations, interpellations fraternelles : « Eh ! Tiens, venez… »). Il est resté d’une apparence physique modeste et discrète : il était toujours à l’aise.

Malgré ces quelques difficultés, notre enquêteur a su prendre son temps et continuer la recherche. Il a également cherché des « alliés ». Avant la recherche, il lui apparaît nécessaire de se faire aider, il choisit son épouse par souci de complémentarité et d’un regard différent. L’objectif de ce choix est d’enrichir la recherche et de créer, par et avec Monique, une relation étroite de travail pendant toute l’enquête de terrain, et ce dans un esprit de fréquente concertation et confiance, sans oublier certes leur égale compétence dans la démarche : conduire les entretiens et guider les enquêtés.

‘« Je voudrais ajouter, pour préciser, pourquoi j’ai choisi de conduire les entretiens avec mon épouse Monique. C’est parce que je sais qu’elle peut ajouter quelque chose sur ce que je ne sais pas. Bien qu’elle ne soit pas originaire de Kapia ni une Ding orientale, elle a vécu chez les Ding orientaux. Née à Mangai, y a travaillé très longtemps comme aussi à Dibaya-Lubwe, Monique, mon épouse, vit avec moi, a des relations avec tous les gens qui ont des relations avec moi, et elle connaît aussi beaucoup de choses sur notre tribu. Alors, c’est ainsi qu’elle pouvait être utile pour intervenir, répondre, poser des questions, éclaircir, ainsi de suite. Et, ensuite, sa tribu d’origine, c’est une tribu voisine à la nôtre. Vous connaissez les problèmes de voisins. Même si elle n’est pas de l’ethnie Ding, on connaît ce qui se passe là-bas, en tant que voisin, ainsi de suite. C’est la raison pour laquelle je ne l’ai pas jugée étrangère. C’est la mémoire de mon cerveau, en d’autres termes, (il rit) pour m’aider à travailler, éclaircir les questions, voire compléter ou donner son apport en tant que mère et dans le travail qui concerne aussi les personnes qui ne sont pas seulement les Ding orientaux, mais aussi les ethnies voisines, tant elle a contribué à donner quelque chose sur l’ethnie voisine de son expérience antérieure comme mère et épouse. » (CE) ’

Femme d’une ethnie voisine, Monique a une position centrifuge : voir de l’intérieur même si elle est elle-même dans une position centripète de l’espace de recherche (elle n’est pas de l’ethnie Ding) pouvant donner l’impression d’une implication indirecte de sa part dans la recherche. Par le travail, des rapports interpersonnels se sont créés et la connaissance de mœurs et du milieu s’est approfondie. Par la vie, c’est l’intégration et l’insertion sociale pour se laisser imprégner des schèmes sociaux-culturels (vie et travail) perçus comme des atouts nécessaires. Ces acquis culturels (la connaissance du milieu de la recherche et la compétence professionnelle) de son épouse, sont doublés de l’identité particulière qu’il lui attribue : « La mémoire de mon cerveau » ainsi que « mère et épouse ». Monique est de fait une inspectrice expérimentée. Son riche parcours professionnel intéresse la recherche et facilite sa réalisation sur le terrain de concert avec son mari. Ce qui lui donne compétence préparatoire (relancer, éclairer, interroger, compléter) et assurance (aisance et bienveillance auprès de leurs enquêtés).

Bref, nos enquêteurs ont souhaité plutôt une implication-présence dans le terrain de leur étude, qui leur permette de construire le sens des actions des acteurs à partir des interactions, qu’une implication-présence qui crée en même temps une fusion entre le chercheur et son objet d’étude. Ce dernier « comportement » aurait entraîné nos enquêteurs dans une recherche plus éthique qu’émique 374 , c’est-à-dire que leurs points de vue auraient primé sur le point de vue des acteurs sociaux eux-mêmes.

Notes
371.

CE : Contexte de l’enquête (Pour mieux aider les lecteurs à se référer aux textes originaux d’interviews, nous avons « fabriqué » ces sigles mieux expliqués dans les Annexes I.

372.

BEAU, S., L’enquête de terrain, …, p. 106.

373.

Cfr. GOFFMAN, E., La mise en scène de la vie quotidienne, Tome 1 : La Présentation de soi ; Tome 2, Les Relations en public, Minuit, 1973.

374.

Emique signifiant les points de vue des acteurs alors que éthique correspondrait à la logique du chercheur.