I. - Au plan social

Notre intérêt porte sur le mariage polygamique et la danse. Nous allons analyser les domaines de conflits chez les acteurs sociaux par rapport au mariage et à la danse.

Le mariage est objet de conflit. Tandis que, jadis, les Ding orientaux privilégiaient le mariage préférentiel et ses deux formes (polygamie et polyandrie), ce que confirme l’enquête de terrain, le missionnaire et les colonisateurs, avec le mariage monogamique et sacramentel qu’ils imposaient, n’entendirent pas les choses de la même oreille. Le nombre d’épouses déterminait le rôle social d’un Ding oriental. En même temps, la valeur dot est maintenue, sans que sa perception soit acceptée des occidentaux. De fait, la dot est, elle aussi, une valeur qui a résisté au christianisme et à la modernité. A l’époque traditionnelle, on donnait, pour la dot, des coquillages, cauris, perles, tissus de raphia, fer, cuivre, etc. mais, à l’époque coloniale, c’étaient des billets de banque et des objets d’origine occidentale, par exemple, des pièces d’étoffe, des couvertures et des draps blancs pouvant servir de linceul, etc. Même traitée d’acte mercantile par les missionnaires, la dot n’est pas supprimée ; elle reste le gage de l’amour du jeune garçon pour la fille et sa famille. En effet, la dot assure la légitimité des ménages et la filiation des enfants. C’est un contrat complexe passé, par l’intermédiaire des futurs conjoints, entre leurs familles respectives. 383

On pourrait dire que la forme concrète et finale du pouvoir de l’Occidental, c’est l’autoritarisme colonial, qui est essentiellement, une des conséquences de l’individualisme occidental perpétré par le monopole de la parole par une seule personne. Chez les Ding orientaux, ce comportement de l’Occidental entraîna, comme nous l’avons déjà dit, une conséquence sociale : l’infantilisme des autochtones colonisés, donc la perte de valeurs du dialogue, de l’autonomie de la parole, de la communauté ou collectivité (pour l’intérêt public et général), ainsi que la dépendance matérielle, culturelle et intellectuelle. Autour de la polygamie, par exemple, on assiste à une contradiction interne sur les objectifs essentiels de leur rôle culturel et social. On constate ainsi l’incompatibilité d’objectifs pour les autochtones qui ont aperçu chez leurs civilisateurs une certaine contradiction dans les moyens et méthodes utilisés, mais aussi dans les finalités que chacun a assignées à sa mission. Pour les uns (missionnaires), la polygamie est à détruire et à remplacer par la monogamie, alors que l’administration coloniale reconnaît la polygamie comme faisant partie intégrante des coutumes traditionnelles. Finalement, l’autorité occidentale est exercée par la même personne - le missionnaire - qui est à la fois chef ecclésiastique (autorité religieuse) et chef civil (autorité civile). Ce cumul des pouvoirs temporel et spirituel était mal compris des Ding orientaux. Ils se sont référés sans doute à cette phrase de Jésus : « A César ce qui est à César ; à Dieu ce qui est à Dieu », qui avait, entre autres, pour ambition d’inviter non à la séparation des pouvoirs ni à leur mépris ou à celui de ceux qui le détiennent, mais bien au respect de chaque pouvoir et de ceux qui en ont la responsabilité, visant le bien-être supérieur de l’homme. La tradition chrétienne des Ding orientaux retient de leur réaction contre les catéchistes tentés de cumuler les deux pouvoirs comme leurs maîtres, une des explications et une clé pour comprendre les conséquences de cette double fonction assumée par un Blanc. Le pouvoir religieux semble affaibli, le message évangélique n’étant pas également bien assimilé. Les autochtones ne déploraient pas le fait de la hiérarchie politique, la même structure se retrouvant de part et d’autre. Ils cherchaient plutôt à comprendre le sens du pouvoir de chaque forme d’autorité et son origine. Nous pourrions penser ici à l’implication basée sur la réflexion comme ébauche de solution plutôt que de toujours s’attaquer à la hiérarchie comme le déplore Becker : «  L’attaque contre une hiérarchie commence par une attaque portant sur les définitions, les étiquettes et les représentations conventionnelles de l’identité des personnes et des choses. » 384 On peut affirmer que le niveau politique s’affronte avec le niveau moral où les valeurs sont constamment en conflit. Les autochtones pensaient que les civiliser consistait, dans ce sens, à les dominer, leur apprendre une nouvelle et vraie notion d’autorité ainsi que la valeur autorité, et l’usage de méthodes variées qui préféraient assimiler la notion traditionnelle de chef à la notion occidentale d’autorité. Mais les attentes étaient certes culturellement différentes. Par rapport à l’autorité, dans la société clanique, les missionnaires n’ont pas compris qu’elle est entre les mains des chefs et que ce sont les mânes des ancêtres qui en garantissent la légitimité et l’existence. Le chef est censé être consulté, et il poursuit la tradition des ancêtres, qu’il consulte toujours lui aussi, en l’adaptant aux situations nouvelles du clan. Par rapport au bien du clan, le seul conflit possible est de ne pas privilégier le bien matériel du clan. La constante attitude des missionnaires vis-à-vis de la polygamie entraîne d’abord la suppression et l’anéantissement de l’autorité politique et de la hiérarchie sociale. Les polygames détenant une partie de la hiérarchie et de l’autorité leur donnaient le droit de pouvoir être polygames. La conséquence fut le nivellement, c’est-à-dire égalité de tous les membres de la société clanique des Ding orientaux. C’est enfin le manque de reconnaissance de la valeur du respect des anciens et de leurs droits et devoirs, et des valeurs sociales et politiques de ces peuples.

Face à la monogamie religieuse, la valeur traditionnelle de la polygynie continue d’être une source de conflit postcolonial chez les Ding orientaux pour plusieurs raisons. Les Ding ne peuvent totalement l’abandonner ; ils y ont souvent recours, la tolèrent exclusivement pour leurs chefs traditionnels et la société Ding en général. La polygynie est une des voies traditionnelles pour résoudre les conflits matrimoniaux, un droit traditionnel réservé aux chefs coutumiers Ding et un moyen d’accroissement de la richesse économique. De fait, le désir traditionnel du chef de village ou, dans la principauté, du Munken, d’avoir plusieurs femmes comme main-d’œuvre pour les travaux agricoles et comme signe extérieur de la richesse de leur époux 385 , prouve l’importance de ce dernier à l’égard du travail et de l’économie, considérés aussi comme deux valeurs centrales. Ne plus pratiquer la polygynie traditionnelle équivaut à la perdre comme valeur sociale Ding et donc comme moyen d’acquisition d’un prestige individuel et collectif. Par conséquent, on n’aurait plus aucun homme polygynique pouvant jouir de ses droits et devoirs sociaux d’assurer la pérennité du prestige individuel d’un chef polygame et du prestige collectif de son groupe parental.

La polygynie aide également à manifester clairement la place d’un Ancien dans la société, par exemple, dans une famille polygynique, la première épouse est un « Ancien » parmi les jeunes épouses de son mari et pour les jeunes femmes de la société Ding. On lui doit, à cet effet, respect. Son statut particulier la fait associer à son mari pour des décisions matrimoniales aussi bien en faveur de ce dernier (lui chercher, par exemple, des compagnes) que des autres femmes. Perdre la polygynie traditionnelle Ding, c’est aussi perdre son rôle social de renforcement des liens sociaux par la création des alliances matrimoniales avec les familles des différents clans et du maintien vivant de ces alliances à travers les générations. La polygamie semble ainsi résister au christianisme et à la modernité.

En revanche, la monogamie exclusive imposée et acceptée reste, pour les Ding orientaux, non seulement source de conflits matrimoniaux et signe de pauvreté économique, mais aussi une forme ordinaire de mariage comme il l’était d’ailleurs avant l’arrivée des missionnaires. Par rapport à sa présentation chrétienne par les missionnaires, la monogamie ne semble pas aussi unanimement acceptée chez les Ding orientaux. 386 Pour les missionnaires, en effet, les Noirs devaient être monogames avant de recevoir le baptême. Par cette injonction, ils suppriment sûrement et progressivement la polygamie. Cette suppression crée de fait un conflit des valeurs chez les Ding orientaux : car chaque forme de mariage a ses raisons d’être et ses avantages. Corrélativement naissent deux autres conflits : d’une part, les Ding orientaux, polygames ou non, insistent sur le maintien de la polygamie et de sa pratique, et sans doute la pratiquent-ils. De l’autre, les polygames Ding refusent de recevoir le baptême, car ils ne voient en sa suppression qu’un manque de charité de la part des Missionnaires et un enseignement religieux qui montre l’image d’un Dieu qui n’aime pas le bonheur des hommes et des femmes polygames, surtout s’ils s’entendent merveilleusement bien. Les valeurs religieuses de la monogamie imposées par les missionnaires suppriment la polygamie qui, sans être pratiquée par le commun des mortels, était le privilège des chefs. Et pourtant, pour les Ding, la polygamie était une valeur sociale très importante. Certes, à certains égards, elle blesse la dignité de la femme et compromet la paix dans le foyer. Mais, par rapport à la moralité, la polygamie n’est pas une affaire de libertinage, elle est une valeur sociale. Ses avantages sont nombreux : nous en retrouvons quelques-uns dans ces deux exemples, choisis dans la vie des Ding orientaux. Un des aspects de l’importance de la polygamie peut être compris dans cette situation réelle de vie à Ipamu, en 1935 : Un homme avait 4 femmes. Chacune, pour ce qu’elle est, était aimée de son mari. Un missionnaire lui propose de choisir une seule femme parmi les quatre et de laisser les trois autres. Avec femme unique Monsieur Dupont devait recevoir le baptême, et se marier religieusement. Monsieur Dupont réfléchit comme suit :

‘« J’aime mes 4 femmes à la fois, et chacune d’elles pour ce qu’elle est en particulier.
« - Mon Père, dit M Dupont, ma première épouse est très intelligente. C’est elle mon cerveau ; je la consulte pour toutes les situations, elle me prépare les textes.
- La seconde est très belle et s’occupe de l’accueil de mes invités ; elle se promène avec moi partout.
- Ma troisième femme sait bien faire la cuisine.
- La quatrième fait bien le service de table.’

Laquelle, selon vous, Père, dois-je laisser, chacune ayant quelque chose de spécifique ? Si, poursuit-il, votre religion et votre Dieu étaient bons, ils ne permettraient pas que j’abandonnasse une de mes femmes. Je vais les garder toutes, et à ma mort, vous aller me baptiser. Quant au mariage religieux, si l’une d’elles reste avec moi, après la mort de toutes les autres, nous pourrions alors nous marier à l’Eglise. Laissons Dieu continuer à être Bon pour moi et toutes mes femmes. » Le Père le laissa tranquille, avec ses quatre femmes. » 387

Au niveau social, la danse est un régulateur de liens sociaux. On comprend ce rôle dans les danses réservées à la naissance de jumeaux et les devoirs des autochtones Ding envers eux. Pourtant, les Occidentaux voyaient en cela un outrage à leur effort d’organiser socialement la vie des autochtones et de leur assurer un bien-être total. Car, pour eux, c’est une folie que de considérer les jumeaux comme les garants de la prospérité économique et du bien-être moral. Pour les autochtones, les jumeaux sont le symbole d’une personne qui vient au monde et qu’il faudrait accueillir ; cela n’empêche pas que les autochtones respectent les qualités de ladite personne, alors que, pour les missionnaires, les jumeaux sont considérés comme des êtres qui gênent leur projet de civilisation et donc leur accueil comme les seuls ayant un pouvoir et devant assurer le contrôle de la vie et des liens sociaux des Ding orientaux.

Si pour les autochtones Ding les jumeaux sont l’objet de tant de bienveillance, il n’en va pas de même pour les missionnaires qui privilégient l’ordre et le pouvoir modernes : le fait que, pour les Ding orientaux, les jumeaux avaient un certain pouvoir, les rendait concurrents ou égaux des missionnaires. Un conflit de valeurs apparaîtra dans la manière de transmettre les valeurs. Tandis que la danse de jumeaux en facilitera la socialisation aux Ding orientaux, pour les missionnaires et la modernité, en revanche, ce sera par l’instruction scolaire. Des effets vont apparaître au niveau culturel. Pour les occidentaux les danses des Ding orientaux étaient des courroies de transmission de contre-valeurs, elle reste, cependant, pour les autochtones Ding le vecteur indispensable de valeurs sociales comme l’harmonie, la communauté, la vie, la sagesse. Pour les Ding orientaux, la danse a un rôle culturel de transmettrice de valeurs.

Notes
383.

RUYTINX, J., La Morale bantoue et Problème de l’Education morale au Congo, Bruxelles : Université Libre de Bruxelles/Institut de Sociologie Solvay, 1960, p. 36-38.

384.

BECKER, H., Outsiders. Etudes en Sociologie de la déviance, Paris : A.-M. Métailié, 1968, p. 229.

385.

Il doit payer une dot pour chaque épouse.

386.

Leurs représentations de la monogamie se résument comme suit : la monogamie est pour les Ding orientaux une preuve d’abstinence d’un mari à son épouse légitime jusqu’à la période de sevrage et à toutes les autres femmes, et de fidélité à un des ces redoutables interdits traditionnels Ding : « Ne pas commettre l’adultère puisque Dieu pourrait vous punir ». Elle est aussi un moyen pour un époux de garantir en même temps la santé de son épouse après l’accouchement et de son nourrisson qui peut mourir de lakaa (pathologie infantile consistant à faire évanouir un enfant touché par son père adultère encore non purifié par un rite traditionnel avant de le toucher). Elle est aussi, pour une femme mariée qui vient d’accoucher, un moyen pour vérifier en revanche l’amour de son mari envers elle et son enfant, la maladie du nourrisson pendant la période de sevrage pouvant être interprétée par l’épouse comme un indice d’adultère commis par son mari. Par la monogamie, enfin, on est socialement voué à un très petit nombre d’alliances parentales et à une maigre économie à partir des travaux d’une seule femme et de ses enfants.

387.

Cfr. Placide MUNKYEN, Informateur, France.