II. - Au plan moral

On pourrait recourir à plusieurs théories pédagogiques pour tenter de comprendre les conflits de valeurs au niveau moral entre la tradition éducative des Ding orientaux et l’éducation moderne. Par rapport aux objectifs « éducatifs » des Ding orientaux, nous allons nous appuyer sur la socialisation primaire de l’enfant qui pour objectif de faire ressembler l’enfant à ses maîtres initiateurs, par imitation pendant le travail. L’éducation traditionnelle est fondée sur la tradition orale bien plus que sur la tradition écrite, en réalité, absente.

Notre critique sur la tradition éducative des Ding orientaux faisait remarquer, pour un enfant Ding que l’imitation de ses initiateurs pouvait aboutir à une soumission servile. Parler de l’imitation, c’est, en sociologie, aborder la problématique complexe de la socialisation 388 et de ses quatre processus 389 qui se retrouvent bien évidemment dans l’éducation traditionnelle chez les Ding orientaux. A travers le calcul, les individus répondent aux attentes des autres par intérêt, sinon il leur coûterait s’ils répondent autrement. Ce qui motive leur réponse, ce sont donc les compensations à obtenir et les craintes de sanctions. Un enfant Ding va davantage se mettre au travail non parce qu’il en comprend d’emblée l’importance ou la nécessité, mais par crainte de ne pas manger car « Tu mangeras après avoir travaillé ». Par l’« habituation », l’individu intériorise la norme, tient compte des attentes des autres, qui sont toutes bonnes, puis fonctionne tout seul, sans rien craindre. Weber parle de tradition, Durkheim de faits sociaux, Bourdieu de l’habitus et Kaufmann d’habitude. Par exemple : un jeune continuera seul à nourrir son chien pour apprendre la fidélité et le sens de la responsabilité comme critère social et traditionnel de maturité avant de se marier. En vivant l’identification, l’enfant fait ce que les autres attendent de lui parce qu’il les aime, parce que des liens affectifs très forts le rattachent à eux, à tel point que, parfois, puisqu’ils sont très forts, ces liens peuvent contrarier son intérêt (lui faire donner sa vie par exemple), lui faire renoncer à ses rôles (« J’ai mes raisons… ») ou trahir ses valeurs. Mais le plus souvent l’individu aura le désir d’identification à une autre personne avec laquelle il est susceptible d’entrer en relation d’empathie : identification au père, à la mère, à un ami, à un professeur, à un modèle, etc. L’individu s’identifie ainsi à ceux qui le contraignent, il noue avec eux des liens affectifs et il les prend pour modèles de son propre comportement. Une jeune fille Ding s’attachera plus à sa grand-mère qui lui a appris comment vivre sa vie sexuelle qu’à sa mère, et la prendra comme confidente. Le processus de la conviction consiste à convaincre l’individu de l’importance de se conformer aux exigences de la vie collective et on lui fait intérioriser le sens de ses conduites : « Pour vivre il faut travailler » ; « Qui ne travaille pas ne peut pas manger » ; « On ne peut épouser un homme qui ne travaille pas, une fille qui ne travaille pas, etc. » On fait comprendre au jeune ce que la société attend de lui, on lui explique la signification et l’orientation de ce qu’il doit faire ; on fait appel à sa conscience, on forme son bon sens et le convainc. Par voie de conséquence, on fait des choses parfois contraires à ses préférences affectives et même parfois en opposition avec les dispositions de son habitus.

C’est donc à l’intérieur du système ethnique que se transmettent des valeurs et des idées.

Chez les Ding orientaux, une diversité fonctionnelle caractérisait l’éducation traditionnelle quasi inséparable de l’éducation sexuelle. Elle prépare autant la jeune fille que le jeune garçon à jouer un rôle important dans la vie. Par exemple : être éleveur ou chasseur, pour le garçon, et, pour la jeune fille, être bonne ménagère pour s’occuper des enfants et cuisiner, tenir la maison.

Oncles, tantes ou grands-parents, selon l’usage des différentes communautés, assuraient de manière aussi idéale l’éducation sexuelle jugée quelquefois insuffisante pour préparer un enfant à la vie familiale. Mais avec l’avènement de la colonisation et l’autorité néo-coloniale, l’Afrique a été occidentalisé (modernisée). Les écoles coloniales et missionnaires dépendaient culturellement et pédagogiquement des institutions européennes ; elles en reproduisaient les mœurs et l’Afrique dépendait totalement de l’Europe. Cette éducation euro-moderne en milieu africain fut plus « une désocialisation qu’une socialisation de l’Afrique : elle a contribué à séparer les enfants des normes et des valeurs de leurs parents. Elle a eu tendance à désafricaniser les Africains –allant dans le sens des paradigmes conquérants de la mentalité européenne. » 390

Ces deux optiques, y compris l’accès à la modernisation et à la culture extérieure, créent déjà un conflit des valeurs : les valeurs chrétiennes et les valeurs modernes d’une part et les valeurs traditionnelles et les valeurs « importées », d’autre part.

Notes
388.

BAJOIT, G., Le changement social. Approche sociologique des sociétés occidentales contemporaines, Paris : Armand Colin/VUEF, 2003, p. 81-86.

389.

BAJOIT, G., Op. cit., p. 86 : « Pourquoi «je » fais, au moins en partie, ce que les autres attendent de moi, et, ainsi, se rend apte à vivre en société, se socialise ? » Réponse : « Je » réponds aux attentes des autres pour plusieurs motivations inextricablement mêlées : par calcul (parce que c’est mon intérêt : j’y gagne) ; par conviction (parce que je partage avec eux des valeurs communes) ; par « habituation » (parce que cela me donne une bonne image de moi-même) et par identification (parce que j’ai besoin d’aimer et d’être aimé) ».

390.

Ibid., p. 90.