Ce sont des intérêts et des besoins qui sont visés. La valeur économique des Occidentaux avait pour objectif de civiliser ou d’occidentaliser les autochtones.
Pour y arriver, ils utilisèrent ces valeurs moyens 391 (différentes de valeurs qualités, plus élevées dans la hiérarchie parce que constitutives de l’être humain, où l’on choisit une qualité de corps, de cœur ou d’esprit pouvant faire naître l’estime d’une personne ) : le commerce et l’administration coloniale. Le but de leur mission était d’apprendre aux autochtones le travail (moderne), la gestion ; leur « apporter » de l’argent, la technologie et l’autorité. Au cours de notre recherche, nous n’avons pas retrouvé de documentation missionnaire expliquant comment l’administration coloniale a fait socialiser essentiellement les valeurs travail et autorité en particulier chez les Ding orientaux qui en connaissaient la pratique des valeurs dans leur tradition, afin de leur offrir les chances d’une comparaison, fût-elle, utopique ou inefficace. Ceci aurait permis de retrouver les intérêts et les besoins de ces peuples d’une part et ceux des Occidentaux, d’autre part, et comparer les valeurs moyens utilisées pour les atteindre. Flavien Nkay 392 développe, avec grande minutie, à travers La position du gouvernement (belge), la géniale intuition, mais non appliquée, de Louis Franck, Ministre belge de la colonie (1918-1924), d’inviter les missionnaires à inviter les autochtones à prendre part à l’organisation politique et, donc, au partage de responsabilités civiles (avoir une parcelle d’autorité sur eux-mêmes et la réaliser à partir de leurs propres lois).
Sur le terrain, autochtones et missionnaires eurent des relations fort conflictuelles qui venaient de la divergence des moyens adoptés par chaque partenaire pour atteindre pourtant des objectifs globaux. Rappelons-le, la grande revendication des autochtones colonisés est d’ordre humain : que les Blancs les reconnaissent, les respectent en tant qu’hommes, et continuent à promouvoir les valeurs Ding de dignité et de personne. Alors que, sur le plan politique, l’objet de l’administration coloniale était la civilisation,comprise par les autochtones comme une idéologie occidentale qui cache les attentes occidentales de réussir le commerce, l’exploration et l’installation de l’administration chez les Ding orientaux ; son but était bien de sortir, par l’évangélisation missionnaire et le commerce, ces populations autochtones de leur idéologie traditionnelle et coutumière, de les convertir et de gagner le plus de chrétiens possible. Cependant, les Autochtones auraient souhaité voir ce projet moderne essentiellement porté sur la promotion de la personne, non sur l’exploitation économique.
Chez les Ding orientaux, le travail est une valeur-mère qu’un enfant doit apprendre dans sa famille dès son jeune âge. C’est un critère de maturité qui le rend habile à prendre des responsabilités dans la société (se marier, par exemple, ou avoir un métier, s’occuper d’autres personnes, aider ses parents, etc.). La division sexuelle du travail vise la maturation individuelle et intime d’un Ding oriental ; elle est aussi un moyen pour garantir la valeur pudeur dans l’éducation sexuelle et psychologique d’un enfant. Elle est essentiellement le reflet de la valeur communauté et contribue à sa promotion. En effet, un homme ou une femme va toujours se faire aider par des personnes de son sexe car, dans les us et coutumes africaines, l’éducation sociale d’un enfant est une œuvre sociale collective. Ou encore, l’enfant trouve auprès de son père ou sa mère l’image d’une communauté à travers les personnes qui travaillent avec l’un de ses parents pendant toute la période de son apprentissage du seul fait que, selon leur nature, certains travaux doivent être faits en équipe. La valeur travail porte sur une personne. Son objectif principal, c’est la maturation individuelle; son but, c’est l’intégration sociale et l’autonomie de la personne. Elle s’appuie sur d’autres valeurs structurantes comme la persévérance, la conscience, l’humilité, le courage, la fidélité, la pudeur, la responsabilité, la volonté. Les Ding orientaux retrouvent dans les maximes qui suivent le principe fondateur du travail : « Pour vivre, il faut travailler » ou « Tu mangeras quand tu auras travaillé » comme nous l’avons souligné dans la première partie de cette recherche. Toutefois, ce principe fondateur de la valeur travail chez les Ding orientaux est antérieur à la modernité et à la mission chrétienne. Depuis, ils l’ont posé comme norme sociale. De fait, la valeur travail est instituée comme la norme d’appréciation de personnes dans la société des Ding orientaux.
Pour ne pas allonger cette recherche, nous n’avons pas recueilli les représentations des missionnaires sur eux-mêmes et leur travail chez les Ding orientaux. Cela nous aurait permis une approche comparative assez conséquente. Toutefois, à partir de l’image qu’ils se font des autochtones, de leurs travaux et de la réception de leur message, nous avons pu dégager des conflits de valeurs au sujet de la santé et du développement. D’une part, les missionnaires croient apporter quelque chose. D’autre part, ils sont affrontés aux résistances des autochtones qui croient qu’ils ne leur apportent rien, sinon la mort et la misère. Tout se joue sur les « cachotteries ». Les autochtones acceptent malgré eux ce que les missionnaires apportent. Mais, en réalité, ils font autre chose. Alors que les Ding orientaux sont plus ou moins contents du missionnaire et de son souci de transformer la société par ses œuvres sociales, humanitaires et sa technologie, nous pouvons signaler que, jusque vers 1933, certaines régions des Ding orientaux étaient hostiles au projet de modernité, craignant l’infiltration de rebelles et la guerre dans leur village, l’enrôlement militaire forcé de leurs jeunes garçons, la domination par les Blancs et leurs lois, la perte de leur pouvoir et de leur puissance traditionnels et toute possibilité de pratiquer leurs croyances ; la destruction de leurs rivières « sacrées », leurs forêts et villages quand les Blancs devaient faire des routes ; l’arrivée du missionnaire chez eux et donc du christianisme 393 ; la prétention de l’hégémonie chrétienne de posséder la vérité sur l’homme et le monde, ce qui constituait un des obstacles à la conversion et à la réception du baptême par certains autochtones
La valeur santé a résisté à l’influence de la modernité, mais dans un esprit de continuité discontinuité. Elle pose le problème de la signification de la maladie et de la mort, et de leur origine. Si les missionnaires et les Occidentaux ont tenté d’éradiquer les maladies pour des soins modernes avec l’hôpital et les médicaments modernes, ils n’ont pas réussi à faire admettre aux Ding orientaux l’origine naturelle de ces phénomènes car, pour ces peuples, une force occulte en est l’origine et il faudrait recourir soit aux devins, soit à la médecine traditionnelle pour les guérir.
Cette mentalité entraîna, par conséquent, dans les domaines scolaire et/ou culturel, un conflit sur la valeur travail, non sur son importance ni sur son sens, mais sur le moyen pour en avoir et son but utilitaire dans la vie. Jadis, à Ipamu, par exemple, les jeunes abandonnaient l’école artisanale des missionnaires suite à la difficulté d’avoir un emploi à la fin de leurs études, soit à avoir les matériels nécessaires à la réalisation d’un métier professionnel. Ou encore, la durée de la scolarisation et l’importance d’un investissement économique et intellectuel pour terminer leurs études et d’avoir un diplôme peuvent être cause d’une certaine désaffection scolaire chez les Ding orientaux bien que la valeur diplôme soit un des critères de considération et de la hiérarchisation sociales des familles chez les Ding orientaux. Face à cela, le travail manuel que font immédiatement les enfants après leur éducation traditionnelle pratique auprès de leurs parents ou des Anciens semble rendre inefficace le travail professionnel moderne. L’efficacité du travail et donc d’un élève serait ainsi mesurée à l’aune de la valeur boursière (travail directement fait et argent gagné) et éthique d’un tel travail (profession exercée et valorisation humaine). Les deux voies d’apprentissage d’un travail auraient permis à un enfant de s’intégrer dans la société à des vitesses fort différentes. Par conséquent, la valeur argent devant être acquise en des moments différents par rapport à chaque catégorie de travail, apparaît comme une « valeur fin » susceptible d’être objet de conflit. On pourrait sans doute retrouver dans cette réflexion que les Ding orientaux préfèrent la valeur travail manuel à la valeur travail intellectuel. Ce serait faux de les opposer, alors que les Ding orientaux aiment l’école. Nous n’avons pas pu faire la statistique des Ding orientaux scolarisés diplômés et diplômés embauchés. D’autres recherches dans ce domaine pourraient compléter notre modeste contribution. Les jeunes et les femmes accordent plus de valeur au travail que les hommes adultes et, pour tous, le sens du travail ne change pas. Après la famille, le travail est présenté comme la seconde valeur des Ding orientaux. En effet, durant leur croissance, ils travaillent de plus en plus pour un épanouissement réel, veulent se prendre en charge et avoir des responsabilités, des initiatives et faire valoriser leurs liens. Le travail demeure donc utile à la société des Ding orientaux, peu importe les évolutions de celle-ci.
Cfr. BLAIS, M., Une morale de la responsabilité, Montréal : Fides, 1984,p. 89-114 ; L’échelle des valeurs humaines, Montréal : Fides, 1980 (1ère et 2è édit.) ; LAVELLE, L., Traité des valeurs. II : Le système des différentes valeurs, Paris : PUF, 1955.
NKAY MALU, F., La Croix et la chèvre...p. 228-230 : « L’assertion du gouvernement est clairement exposée par le Ministre des colonies, L. Franck (1918-1924). Dans la préface aux 3e et 4e éditions du Recueil à l’Usage des Fonctionnaires et des Agents du Service territorial, Franck répond à la question « Que faisons-nous au Congo » ? : Nous y poursuivons un double but : répandre la civilisation, développer les débouchés et l’action économique de la Belgique. Ces deux buts sont inséparables. Sans une population indigène plus portée au travail, mieux protégée contre les maladies, plus nombreuse, mieux outillée, de capacité technique plus grande, mieux vêtue, mieux nourrie, mieux logée, de conceptions plus élevées, nous n’arriverons pas à dégager de notre empire africain sa magnifique puissance de richesse. C’est avec les noirs et par les noirs que nous y parviendrons, pour leur plus grand bien comme pour le nôtre. C’est dire que le souci que nous avons des populations est à la base de notre politique indigène. Mais cette fin essentielle de notre activité est, à son tour, étroitement associée aux progrès du commerce, de l’industrie, des plantations européennes, de l’agriculture indigène, au développement des transports, de l’outillage et de la mise en valeur du domaine minier. Peu pénétrables à nos idées abstraites, les primitifs subissent profondément et rapidement l’action des facteurs économiques ; pour eux, également, le bien être et le travail sont à la longue des agents très puissants de civilisation.
À analyser de près le raisonnement de Franck, le but ultime de la colonisation demeure l’exploitation économique. D’où l’importance des agents économiques : Le commerçant, l’industriel, le planteur sont la force d’une colonie. Sans eux, sans leur initiative et leur travail, sans le rendement de leur effort, aucun pays au monde ne pourrait s’imposer les charges considérables de la colonisation. L’État ne peut tenter lui-même la mise en valeur économique de nos vastes domaines. Aussi, la politique du gouvernement est-elle d’industrialiser la Colonie en donnant à ses propres services une organisation commerciale et autonome et en encourageant partout les entreprises privées.
C’est à l’entreprise privée que revient le rôle de développer la colonie, car « jamais les fonctionnaires n’ont réussi à développer seuls les pays nouveaux ». « Les colons et les sociétés commerciales sont nos collaborateurs directs et obligés ». Le rôle du service territorial est « d’aider et de soutenir les colons et les sociétés commerciales ». Concrètement « aider et soutenir » l’entreprise privée signifie lui faciliter le recrutement de la main d’œuvre en contrôlant la population indigène et en lui donnant une formation adéquate. Or l’expérience des colonies anglaises a démontré que la meilleure façon de contrôler les indigènes est de les laisser se gouverner par leurs propres chefs qui les connaissent et suivant leurs propres lois. D’où la nécessité pour le fonctionnaire « d’observer avec intelligence la vie indigène, d’apprendre à connaître les coutumes, l’organisation de la famille, du clan, de la tribu, les croyances et les mœurs. Bien des institutions congolaises qui, à première vue, peuvent paraître bizarres ou étranges, tels le matriarcat, le mariage par achat, la compensation pécuniaire à titre de pénalité, la solidarité matérielle des membres d’une même famille, correspondent à des formes et des pratiques qui ont existé chez nos ancêtres et n’ont disparu qu’après une longue évolution ».
Franck estime qu’il ne faut ni brusquer le changement ni détruire les règles traditionnelles. Les progrès économiques entraîneront de proche en proche la transformation de la société indigène. À l’étape actuelle, le travail de l’agent européen consiste à accompagner les chefs locaux et à les aider à conduire leur population d’après ce qu’il y a de positif dans leurs coutumes. « Il nous faut, écrit-il, non pas essayer de faire des Noirs, des Blancs, mais de former des Noirs mieux outillés pour la vie économique, plus travailleurs, plus habiles, plus instruits du savoir qui convient à leur mentalité. » »
En 1992, je passais dans quelques villages des Ding orientaux pour célébrer l’Eucharistie et, à l’occasion, donner certains sacrements et célébrer les sacramentaux. Une fois arrivé à Nsong-Piopio, je n’ai pu bénir tout le village, voire des maisons. Car après concertation et avis de la majorité des villageois, il ne fallait pas bénir tout le village sur la demande du Catéchiste seul, mais uniquement les maisons des personnes qui en avaient personnellement fait la demande. Ceci pour ces raisons : la bénédiction va neutraliser les forces protectrices –les charmes protecteurs- du village, des biens et des personnes ; tout le monde dans le village n’est pas chrétien, or le village étant protégé par des charmes, y compris par des charmes personnels de chrétiens comme des païens, la bénédiction du village avec de l’eau bénite par le prêtre risque de rendre inefficaces les charmes protecteurs du village et des villageois.