IV. - Au plan politique

Fondant leur système politique sur l’aristocratie au-dessus de laquelle on retrouve la chefferie royale du clan Nsthum, les Ding orientaux organisent leur pouvoir pour la gestion du terroir, des personnes. La chefferie en assure l’ordre, la prospérité et se partage son pouvoir avec les villages et les clans qui lui sont ordonnés. Cependant, la rencontre de la politique européenne avec la politique traditionnelle des Ding orientaux crée des tensions internes dans les clans régnants. Ces tensions se muent en une crise d’institutions politiques Ding, occasionnant l’effondrement de leur système de valeurs traditionnel. Car, notamment, l’éclatement des clans a aussi bien provoqué celui de leur unité sociopolitique que de leurs valeurs et, en même temps, la naissance de plusieurs systèmes. Les conflits interpersonnels des Ding orientaux ont, en revanche, affaibli leur modèle culturel, chacun ne devant plus efficacement jouer son rôle social. Cela étant, les Ding orientaux font naître les conflits de valeurs d’abord entre eux, mais vivent les conséquences de ceux provoqués au départ par l’éclatement de leur modèle culturel confronté à celui de l’Occident. On observe, dans ces populations, une compatibilité de valeurs uniquement au niveau traditionnel d’une part et, d’autre part, la question d’incompatibilité (aux niveaux social, culturel, politique), à l’idée qu’un conflit de valeurs au niveau politique en a fait naître d’autres dans le domaine social et culturel. On aura, par exemple, au plan social, l’imbrication d’une culture traditionnelle pure et une culture traditionnelle altérée. Cette « coexistence » culturelle fera sans doute apparaître à l’intérieur de la même culture des nouvelles valeurs et donc des systèmes.

Cette influence entraînera, chez les Ding orientaux, plusieurs conséquences. Si, pour eux, la substance du pouvoir était l’autorité symbolisée par les termes Lakub du nom de placenta qu’un chef attribuait aux fétiches comme une force pouvant lui rapporter du gibier, l’avènement de la modernité et la notion du pouvoir moderne n’étaient compris, eux, que comme objet de conflits de valeurs. Or, avoir beaucoup de gibiers chez soi était, pour un chef Ding, une preuve traditionnelle d’autorité, donc de reconnaissance publique de son pouvoir. Les Occidentaux traitèrent hélas les chefs Ding de carnassiers, exerçant leur pouvoir non en vue de protéger les personnes mais uniquement pour avoir des gibiers. Considérer ainsi les chefs et, par-là, réduire leur pouvoir à un simple gain, c’est méconnaître la substance du chef et la nature du pouvoir pour ne s’arrêter qu’aux attributs, en l’occurrence « carnassiers », qui les définissent. Pourtant, même en valorisant les attributs, les missionnaires et les colonisateurs n’empêchaient pas l’existence de la substance du chef et de la nature du pouvoir. Cette nouvelle situation pose la question essentielle de l’objet de l’autorité traditionnelle et donc de la nature du pouvoir politique chez les Ding orientaux.

D’une façon générale, vers 1900, les Ding ainsi que les Ngwi, leurs voisins, ont connu des heurts. En effet, vers 1900, les populations Ding/Ngwi résistèrent aux Européens d’abord à cause de la couleur de peau blanche dont l’image renvoyait à leur conception de l’au-delà et des Revenants. Cette incompatibilité physique entraîna du coup un double conflit social et politique. Les autochtones se heurtent aux nouveaux venus, le pouvoir ancien au nouveau. C’est fondamentalement le conflit de la valeur de l’autorité et de la justice. Mis en cause, le principe politique lui-même a été affaibli et la justice des chefs traditionnels autochtones était de ce fait subordonnée à celle des Européens ; un chef Munken chez les Ding orientaux, par exemple, « ne pouvait plus servir comme il l’entendait contre un dignitaire rebellePartout, l’autonomie politique des peuples et les pleins pouvoirs reconnus aux chefs suprêmes furent ainsi mis en cause. » 394 De fait, chez les Ding orientaux, précise-t-il, les trois chefs Munken de la seconde moitié du XIXè siècle, ne prirent aucune initiative. L’exploitation économique et commerciale européenne étouffa le goût des produits locaux en faveur des produits importés (sel, ballons d’étoffes, outils à lame plus fine…), voire la juxtaposition des différents peuples et la conservation clanique des liens. Ce fut le démantèlement des structures traditionnelles qui s’est accentué plus tard avec l’action du missionnaire. La modernité coloniale a ainsi vidé de leur contenu originel les divisions sociopolitiques traditionnelles. Elle a carrément déconsidéré leur existence. Par voie de conséquence, on voit apparaître le tribalisme sans pourtant grande influence à cause d’un pouvoir central très fort comme l’égocentrisme 395 (européen) imposé en Afrique dans le but de l’ « occidentaliser » en la faisant dépendre de l’Occident et en lui faisant imiter ses mœurs. Ainsi, « la tradition occidentale dominait en Afrique, et cela dans trois des quatre fonctions –l’encouragement de l’individualisme (égocentrisme) ; la tendance à cultiver l’intérêt et la curiosité à l’environnement (écocentrisme) ; le désir de libérer l’individu et d’éveiller ses forces créatrices sans prôner nécessairement sa soumission à la volonté de Dieu ou à la conformité des mœurs. » 396

Avant la colonisation et l’arrivée des missionnaires, ces peuples comprenaient leur pouvoir politique traditionnel à partir du terme nkup (ou nkub, kikup ou kikub) ou de son « semblable » lakub (placenta). Globalement, le sens originel du mot nkub était le concept Ikub. Une fois employé chez eux, Ikub signifiait « aîné », « ancien », désignant, par exemple, le premier enfant d’une famille (Mwan Ikup) ou « un homme mûr, un ancien » (Ikub ebal). Relié cependant au mot Ekopo (désignant le pouvoir dans beaucoup de dialectes Mongo de la région de l’Equateur ou « dépouille » ou « peau de léopard »),la racine Kub aura son sens complet traduisant trois aspects du pouvoir politique : a) un pouvoir attribué aux aînés (Mulakub chez les Ding orientaux, akub chez les Mbuun, ou encore mwan ikup et ikup ebal chez les Ding orientaux), b) en rapport avec les Anciens ou les Ancêtres (akub, chez les Mbuun) et c) lié analogiquement à ce qu’est symboliquement le léopard (le maître chasseur, par excellence et le symbole du pouvoir politique chez les Ding orientaux et les peuples avoisinants). De fait, « Le chef, c’est-à-dire celui qui est investi de « nkub » semble avoir été originellement l’aîné des chasseurs ou, plus prosaïquement, le premier (primus) des chasseurs. Il est assimilé au léopard (et/ou à l’aigle) parce que celui-ci est, de tous les carnassiers de la forêt, le chasseur par excellence ; il possède des qualités attendues d’un « maître » ou « guide » de chasse : il jouit d’une grande autorité (qualité qui permet au maître de maintenir un certain ordre parmi ses gens), il inspire la crainte surtout lorsqu’il rugit (le chef est censé posséder le charme nommé « nkwar » : dès qu’il prend la parole, la crainte s’empare de son auditoire qui se tait), il sait se dissimuler pour attaquer sa proie le moment venu ( l’expert chasseur, c’est celui qui sait se dissimuler au bon endroit pour attendre le gibier), il transcende sa propre espèce parce qu’il se nourrit d’elle, il se démarque ainsi de tous les autres animaux ( le chef a le droit de vie et de mort sur ses administrés, il est enterré avec les esclaves vivants, etc.). 397

Profondément, pouvoir (nkup/kikup) et placenta (lakup) permettent également d’avoir une analogie symbolique entre le pouvoir et la maternité. Par conséquent, le chef de famille, de clan ou de la nation a deux rôles : être le premier responsable de la fécondité de ses filles, mais aussi le responsable de celle de la forêt manifestée par l’abondance de gibiers. Une relation d’équivalence est établie entre un être humain (la femme) et un semblant d’« idéologie » (le pouvoir). Un même pouvoir est exercé à la fois sur deux objets différents : les personnes et les forces de la nature, visant essentiellement la croissance de la société, sa stabilité ou sa permanence et son bien-être, son bonheur, par le moyen de la valeur fécondité. En effet, « comme la femme qui, en engendrant, assure la postérité et pérennise la société, le pouvoir doit féconder les forêts pour nourrir les générations présentes et futures et garantir, de cette manière, le devenir de la société. » 398

Les Ding orientaux exercent donc le pouvoir politique à trois niveaux que l’on pourrait nommer le village (waa), la chefferie de terre (umen) et la principauté (mung).

Ces éclairages scientifiques du système politique des Ding orientaux aident donc à comprendre que l’ancienne conception évangélique et moderne du pouvoir, du chef et de leurs attributs et fétiches comme des superstitions a affaibli le pouvoir traditionnel et donc changé à la fois l’objet du pouvoir et des attentes d’un missionnaire chez les Ding orientaux.A ce niveau, la compréhension du système politique de ces peuples reste un lieu favorable de conflits de valeurs. En assimilant le pouvoir aux attributs, l’objet du pouvoir devient, pour les Ding orientaux, l’Autorité qui ne nuit pas, mais le missionnaire considéré comme le tueur des personnes. Par exemple, pour les missionnaires, le sorcier est celui qui ne vit que pour faire du mal et moyennant de l’argent. Il est hors la loi. Toutefois, les indigènes le craignent, car ils sont protégés par des fétiches. Le féticheur, lui, recherche ceux qui jettent de mauvais sorts. Un des points conflictuels est que les missionnaires ignoraient comment on devenait sorcier ou féticheur. Ainsi, ils les contestaient, eux et leurs pratiques. Et pourtant, les sorciers et les féticheurs avaient un rôle politique important chez les Ding orientaux. Leur science occulte les mettait un peu au-dessus des autres membres de la société clanique. Le fait de ne pas les reconnaître et de désavouer leurs pratiques voulait signifier qu’on mettait en cause leur autorité politique, consistant à protéger le clan et ses membres contre tout ce qui est susceptible de nuire à sa vie.

Sur le plan politique, le point culminant de ces conflits, c’est « la polémique autour de la politique indigène » 399 qui sépara le pouvoir civil du pouvoir ecclésiastique, l’Etat de l’Eglise, les Occidentaux des Ding orientaux. La polémique « indigène », c’est celle qui a éclaté entre Louis Franck et les Missionnaires (catholiques et protestants) autour du pouvoir traditionnel. Louis Franck prônait la reconnaissance du pouvoir traditionnel du chef ou « la politique indigène », mais non les Missionnaires. Cette politique « consiste, théoriquement, à donner plus de pouvoir aux chefs traditionnels, à instituer des juridictions basées sur la loi coutumière et à abandonner certains droits régaliens (perception de l’impôt, organisation des corvées, etc.) à la compétence de ces chefs surveillés par des administrateurs européens. » 400

C’est ce fait désavoué qu’on a appelé « la polémique indigène » et qui provoqua de conflits entre les Occidentaux. Le plan méthodique les a divisés, et les moyens utilisés furent incompatibles. Il ne pouvait en être autrement dans leur rapport avec les autochtones qui les prenaient pourtant comme des extraterrestres et avaient des attentes ou des objets fort différents de ceux de leurs « Civilisateurs ».

Dans le pouvoir traditionnel des oncles maternels, on peut retrouver un exemple concret de l’affaiblissement de l’autorité traditionnelle et ses conséquences au niveau social. En effet, le pouvoir traditionnel de l’oncle maternel est affaibli sur ses nièces, neveux et le personnel de sa lignée. Sa responsabilité traditionnelle est donc mise en cause avec l’avènement de la modernité. La valeur pouvoir d’un oncle maternel vise essentiellement les valeurs bien-être, donc la protection et la sécurité des siens. L’oncle maternel vise quelquefois, mais rarement, leur mal-être, s’il lui arrivait d’abuser de son pouvoir et de changer les objectifs essentiels de sa responsabilité traditionnelle face à sa famille. Par son pouvoir, l’oncle maternel veille sur la sécurité du clan, des biens et des personnes, dans le respect de ses attributions en lien direct avec sa hiérarchie locale, les Ancêtres ainsi que les oncles et les chefs de clans d’autres clans. Un oncle a valeur de vie ou de mort ; il assure la pérennité du clan par son rôle de décideur des épouses de ses neveux et de la promotion des traditions claniques comme le mariage. Selon l’Occident, avec l’introduction de la notion d’autorité et de chef moderne, le pouvoir traditionnel des oncles maternels est perçu différemment face au maintien du même pouvoir par les Ding orientaux, malgré l’effondrement de son système de valeurs. Nous retrouvons une partie de la réponse dans la grande question sur la place de la famille africaine élargie par rapport au modèle familial de la modernité. La famille nucléaire, on ne peut en douter, a affaibli le rôle social de l’oncle dans le système de valeurs traditionnel chez les Ding orientaux. En revanche, elle a tenté de resituer le vrai rôle du père, son pouvoir et sa place. De plus, le respect des Anciens et des personnes âgées se fonde sur la conscience collective des rapports sociaux qu’impose la classification d’une parenté entraînant une conséquence d’obligation morale, par exemple, le devoir d’aider ou de respecter les Anciens, qui sont tous assimilés aux Oncles, à leurs pères.

Par ailleurs, la danse de jumeaux apparaît comme un autre facteur de conflits dans le domaine politique. Les Ding s’appuyaient sur les jumeaux et leur pouvoir symbolique pour faire comprendre et accepter à tous leur organisation politique, renforçant aussi bien le respect du pouvoir que la communion entre les vivants et les morts réalisée par le pouvoir symbolique de jumeaux. Le contexte central de la naissance de jumeaux et la valeur danse peuvent ici se comprendre comme des valeurs moyens pour atteindre l’objectif décrit. Ces moyens incitent à la reconnaissance du rôle social de jumeaux comme « créateurs » de liens sociaux entre les personnes vivantes, mais aussi entre ces dernières et leur chef. Dans ce sens, au niveau intrapersonnel, la danse empêche l’émergence d’un conflit, l’excluant davantage par des valeurs unité et communauté. Le rôle joué ainsi par les jumeaux à travers leurs conduites et par ce qu’ils induisent dans leurs rapports aux hommes est un modèle de conduites qui prouvent bien leur position dans cet ensemble interactionnel et l’importance de leur nature. Ce qui les fait hisser dans la société comme des « modèles culturels ». Sur la même situation sociale entre les Ding orientaux, les rôles du chef et des jumeaux sont compatibles, l’objet de leurs attentes étant la personne humaine vouée à une vie heureuse. En revanche, lorsque les Occidentaux n’entrent pas dans cette logique interne du fonctionnement de la danse de jumeaux chez les Ding orientaux ou de n’importe quelle sorte de danse, ils attribuent aux danses Ding des objets différents, puisque leurs attentes divergent d’avec celles des autochtones. D’où les conflits de valeurs dues à l’incompatibilité de rôles des autochtones représentés par les jumeaux avec les rôles des Occidentaux identifiés par les missionnaires.

Notes
394.

NDAYWEL E NZIEM, I., Organisation sociale et Histoire. Les NGWI et DING du Zaïre, Thèse, Paris-Sorbonne, 1972, p. 424.

395.

MIALARET, G. et VIALSS, J., Histoire mondiale de l’Education. Tome 3 : De 1815 à 1945, Paris : PUF,1981, p. 92.

396.

Idem.

397.

NKAY MALU, F., La Croix et la chèvre....p. 595-596.

398.

Idem.

399.

Lire avec intérêt NKAY MALU, F., La Croix et la chèvre…, p. 227-233.

400.

Lire NKAY MALU, F., La Croix et la chèvre…, p. 227.