V. - Au plan religieux

L’objet des valeurs dans ce domaine, chez les Ding orientaux, ce sont des croyances religieuses, alors que les missionnaires s’intéressaient au christianisme et aux cultures indigènes. Les croyances religieuses des autochtones relevaient plutôt de la piété populaire garantie par les Ancêtres et la tradition que de la Révélation chrétienne. A ce niveau, les conflits de valeurs reposeront sur le plan linguistique de la sémantique : les cultures indigènes et leurs croyances religieuses avaient chacune un sens différent du christianisme, contre lesquelles buttaient les missionnaires. Pourtant, pour toute démarche de terrain, Malinowski invitait les ethnographes à apprendre les langues et les dialectes des peuples qu’ils observent, afin de leur ressembler, mieux les connaître et les étudier comme totalité en tant que telle, car, même aujourd’hui, on doit saisir les points de vue des acteurs, leur logique intérieure. Et Marcel Mauss de rajouter qu’il faut s’affranchir des difficultés de la subjectivité : « L’objectivité sera recherchée dans l’exposé comme dans l’observation. Dire ce qu’on sait, tout ce qu’on sait, rien que ce qu’on sait. Eviter les hypothèses historiques ou autres, qui sont inutiles et souvent dangereuses… » 401

On pourrait sans doute comprendre que les missionnaires se soient positionnés sur le niveau de contexte psychologique pour faire de la sémantique Ding un des domaines de conflits, cherchant avant tout à saisir le contexte de la psychologie des Ding orientaux, afin de mieux orienter leur mission civilisatrice vers des objectifs sélectionnés. D’où le souci, pour eux, de saisir « les lignes directrices de la psychologie » de leurs acteurs, et d’en retirer « le cadre mental de référence ». Car, de fait, « les oppositions qui font surgir le sens peuvent se situer à différents niveaux de profondeur de conscience ou se situer dans différents contextes plus ou moins explicites. » 402 Par contextes différents, il faudrait précisément entendre le contexte de la psychologie de l’acteur, les contextes subculturels et le contexte anthropologique.

D’une façon générale, une des attentes du missionnaire était la conversion des autochtones, mais ces derniers ne pouvaient y arriver facilement en raison, d’une part, de leur manque d’instruction religieuse et d’autre part de leur enracinement à leurs coutumes traditionnelles ancestrales. On peut dire que la culture intellectuelle était un des obstacles à la réussite de l’œuvre évangélisatrice chez les Ding orientaux. Pourtant, les missionnaires devraient commencer par comprendre les us et coutumes des autochtones, leurs traditions avant de les juger, de les supprimer et les faire supplanter de force par le christianisme. Les attentes des autochtones à ce sujet étaient probablement de voir les missionnaires s’imprégner de leur culture et la comprendre avant tout en tant que telle, puis envisager de l’évangéliser. Vu dans ce sens, l’effort des autochtones aurait eu pour objectif de comprendre de l’intérieur le christianisme, les valeurs chrétiennes et la modélisation du christianisme, son objet, ce qui aurait sans doute donné naissance aux valeurs traditionnelles « négociées » ou traditionnelles « christianisées », pas uniquement aux valeurs chrétiennes d’où, jadis, la prolifération de mouvements religieux syncrétiques. L’objet de ces mouvements étant le social, le relationnel, le politique, le religieux, la morale, afin de sortir les autochtones d’une crise grave au niveau matériel ou anthropologique, psychologique, politique, culturel et social. On comprend bien la nécessité de la concertation et du respect de rites traditionnels autour de la mort d’une personne. Si déjà, en supprimant le rite ancien d’enterrement d’un chef avec des esclaves vivants, les missionnaires s’éloignaient des attentes et objectifs des Ding orientaux, il ne reste pas moins vrai que c’est une personne humaine qui est au centre de l’événement; on devrait la respecter d’abord, qu’elle soit morte ou non, païenne ou chrétienne. C’est d’ailleurs l’objet premier du rite de la mort chez les Ding orientaux et, pour la mort d’un chef, en particulier deux choses sont visées : le respect traditionnel dû à un chef qui est un Ancêtre et garant de la vie entre les vivants et les morts d’une part et l’esprit de communion entre les vivants et les morts manifestée par la confirmation de leur croyance en la survie et le souci d’être « protégés », d’autre part. Nous ne pouvons pas attribuer la suppression, par les missionnaires, du rite traditionnel barbare d’enterrer un chef avec des esclaves vivants uniquement par souci de faire éviter la mort aux innocents enterrés vivants et aux chrétiens. Ce qui est vrai, c’est que les missionnaires ont réagi contre une pratique archaïque, l’ont remplacée par le rite d’enterrement religieux. Seulement, nous n’avons aucun renseignement pour dire comment les missionnaires enterraient, en ce moment-là, un autochtone païen. Peut-être se sont-ils arrêtés à la disposition ecclésiale de la bénédiction du corps. Les précédentes pages de cette recherche ont clairement fait apparaître le rapport Vie-Ancêtres-Dieu.

Nous n’avons pas souhaité faire une enquête approfondie des représentations des Ding orientaux sur les missionnaires et les religieuses, d’une part et sur le baptême, la pénitence et la réconciliation, l’ordre, l’onction des malades, d’autre part, pour ne pas sortir de notre sujet ni redire (ou mal dire) ce que Flavien Nkay 403 retient de sa recherche auprès de ces populations, notamment sur les Blancs, ainsi que sur le baptême, la confession et l’ordre. Les Ding orientaux croyaient que le baptême procurait une longue vie et, avant de le recevoir, acceptaient ainsi des corvées que leur imposaient des missionnaires. Pour eux, le baptême était un événement joyeux. En le recevant, ils acquéraient un nouveau statut dans une société où être chrétien signifiait se rapprocher un peu du Blanc ou parfois trouver un emploi rémunéré. Par le baptême, les Ding orientaux étaient sûrs de briser le lien avec Satan, d’avoir quelque peu l’assurance d’être épargnés par les sortilèges des sorciers et d’être libérés de corvées, fouets des Missionnaires. Cependant, son usage et sa signification manifestaient à la fois chez les Ding orientaux la continuité et la discontinuité de leurs pratiques culturelles et leurs croyances notamment le retour aux pratiques qualifiées auparavant de « superstitions » comme la sorcellerie, le charme 404 , et la représentation du baptême comme un porte-malheur. 405 Par exemple, les Ding orientaux ont ainsi fort répandu cette mentalité populaire : le baptême à l’article de mort donné par les missionnaires, causait la mort de qui le recevait. Pour entretenir ladite mentalité, ils assimilaient les Blancs aux sorciers et magiciens qui ont besoin de sacrifices humains pour leurs « œuvres ». Investis de cette force mystérieuse, les Blancs ont donc de la magie et la sorcellerie, qu’ils doivent toujours nourrir des victimes humaines pouvant les rendre efficientes, mais aussi pouvant soutenir leurs « maîtres » pendant la réalisation de travaux (construction d’une usine, d’un bâtiment, etc.). Par conséquent, les missionnaires devaient sacrifier (« tuer ») beaucoup d’hommes destinés au service des Blancs pour le succès de toutes leurs réalisations. Les Ding orientaux se représentaient 406 ainsi les missionnaires Blancs comme des anthropophages ( des « tueurs » ou des « mangeurs d’hommes») et des Religieuses comme des « voleuses d’enfants » envoyés en Europe dans des caisses en vue de « travailler » pour elles une fois devenus adultes. Longtemps, cette mentalité a ainsi suscité chez les autochtones la désaffection du baptême à l’article de mort administré analogiquement avec l’unique ambition de sacrifier les autochtones. Il faut certes reconnaître, par-la, la résistance de la religion traditionnelle à l’influence religieuse de l’Occident. Cependant, les missionnaires n’ont pas rejeté la valeur de la religion traditionnelle de la communion avec l’Etre Suprême. En voulant à tout prix faire baptiser le mourant, ils ont respecté le caractère religieux des autochtones Ding. Le christianisme et la religion traditionnelle ont reconnu la valeur du sacré dans la personne Ding.

Au sujet du sacrement de la pénitence et la réconciliation, on peut dire que les Ding ne reconnaissaient pas la notion de péché comme telle, mais « la méchanceté » de l’homme à travers l’adultère, le meurtre, le vol et l’impolitesse. Pour eux, ce sont des « choses » que Dieu punit, et c’est tout. D’ailleurs, Dieu le fera après la mort, toute la vie terrestre des Ding orientaux étant régie pas les Ancêtres ou le chef qui peut punir, faire payer une amende, sanctionner une victime de ce que Dieu interdit. Le sacrement de la pénitence et la réconciliation est un des facteurs de conflits de valeurs. Flavien Nkay explique ce malaise par le manque de compréhension de la notion de péché et de l’examen de conscience. Nous estimons unilatéral cet argument, qui reste, à notre sens, une explication théologique. Il semble opportun, en voyant plus loin, de donner une réponse anthropologique et psychologique à travers la place de ce sacrement en tant que tel dans l’anthropologie et la psychologie sociale des Ding orientaux, ce qui aurait probablement complété et expliqué, pendant l’avènement du Christianisme, leurs représentations du péché et ce qu’ils accusent comme péchés. Ce qui importe pour eux, et c’est là que c’est ambitieux, c’est avant tout le refus de faire des actes comme le culte des Ancêtres, manger la chair d’un animal sacrifié aux morts, le devoir, pour un chef de famille de consulter le devin quand un membre de sa famille est malade ou décédé. Tout ce qui aurait trait à la matière du sacrement de la pénitence et de la réconciliation, c’est-à-dire à l’amour (de Dieu et du prochain) vient après. Si l’intégration sociale et communautaire d’un responsable de la mort, par exemple, en le protégeant et l’aidant à réparer sa faute à l’égard de la communauté villageoise, se faisaient par la palabre, avec le souci de rétablir la cohésion sociale rompue par un différend ; l’effet mort d’une personne suite à la colère des assistants en graves conflits pouvant entraîner de grandes batailles affaiblit uniquement en ce moment-là la valeur palabre et son rôle social, sans en altérer la substance ni l’importance dans la communauté. On pourrait ici mettre en cause les moyens utilisés à cet effet, puis les comparer avec ceux qui auraient fait aboutir une palabre à ses objectifs réels. Car, dans les traditions africaines, la palabre est une valeur centrale.

Dans un autre texte, Flavien Nkay lie à d’autres raisons la difficulté, pour les Ding orientaux de l’époque de Jésuites, de se confesser auprès des missionnaires. Tout d’abord, les peuples Ding n’étaient sûrs ni de la discrétion du Blanc ni du secret confessionnal; ensuite ils étaient convaincus que les missionnaires étaient, pour leur travail, complices des Blancs de l’Etat qu’ils appelaient Bula-Matari. On se rappellera que « l’utilisation à Vivi d’un marteau de forge, puis de la dynamite pour ouvrir la route de Vivi à Isangila produisit un effet saisissant sur les Africains. Cela valut à Stanley le titre de « M’Bula Matari » (briseur de rochers). Il est symptomatique que les mêmes mots aient été employés par la suite pour désigner le Pouvoir colonial 407 A ce titre, les peuples Ding craignaient d’être dénoncés auprès des autorités civiles après la confession. Jusque vers 1933, les Ding orientaux se confessèrent difficilement suite à l’incompréhension du sens du péché, à la langue 408 de la confession, mais aussi à l’humeur du confesseur, à la honte, la pudeur (pureté), au stress, à la méfiance du pénitent face au Blanc et à l’ignorance de la théologie ecclésiale sur les lois, les commandements et les péchés. Par rapport à la confession, le niveau linguistique à lui seul a suscité un conflit de valeurs. Selon Flavien Nkay, les aspects psychosociaux, théologiques et anthropologiques ne permettaient pas toujours aux Ding orientaux d’aller se confesser chez les missionnaires. Nous pourrons compléter cette argumentation. Ce qui rendait plus difficile la pratique de ce sacrement, c’est la place du mot péché comme tel et de ce sacrement dans la vie des Ding orientaux pour qui Dieu est bon, mais que c’est avec les Ancêtres qu’il faut s’arranger (« négocier ») pour avoir la vie. Toutes les précautions prises par les Missionnaires devraient pouvoir les sortir de leurs difficultés alors qu’en réalité, on note sans cesse, dans leurs rites, un croisement entre réconciliation chrétienne et purification traditionnelle, tradition et christianisme. L’une et l’autre n’avaient pas les mêmes finalités. Il n’était pas souvent facile aux Ding orientaux de différencier leurs pratiques traditionnelles de celles du christianisme. Il leur suffisait de respecter des interdits sociaux à l’égard de Dieu s’ils voulaient épargner sa colère et échapper à sa punition. Une fois cela arrivé, la réparation n’avait rien à voir avec Lui; c’était plutôt avec les Ancêtres, les seuls garants de la vie. Cette question laisse apparaître les effets anthropologiques, psychosociaux et sociologiques de la rencontre entre la tradition et la modernité chez les autochtones Ding. Il ne faut surtout pas lui attribuer un malheur qui arrive dans la famille. Les ancêtres sont les maîtres de la vie des membres d’un clan. C’est avec eux qu’il convient de tout arranger pour ne pas les choquer, ni les empêcher de garantir la vie et le bonheur du clan. C’est à eux qu’il faut renvoyer toutes les questions de vie et de mort. Cette façon de vivre fait naître quelques conflits. Les missionnaires viennent troubler les Ding orientaux, quand ils les soupçonnent de pratiquer de l’idolâtrie 409 et la superstition. Et pourtant, les Ding n’ont jamais nié l’existence du Dieu Unique, Créateur et Bon. Ils ne trouvent aucun inconvénient à prier Dieu et, en même temps, à faire le culte des ancêtres, voire celui des devins. En revanche, ils voient mal comment se réconcilier avec Lui ni lui demander pardon, car Dieu ne leur fait aucun mal ; ils n’ont sans doute aucun problème avec Lui. C’est plutôt avec la seconde catégorie des divinités, c’est-à-dire les ancêtres, les esprits et les sorciers qu’il faut négocier la santé, la vie et le bonheur, puisqu’ils sont méchants et attaquent sans répit. Un conflit latent apparaît ici au grand jour. Quand les missionnaires suppriment le culte des ancêtres, des esprits, des sorciers, ils enlèvent des Ding orientaux une hiérarchie sociale et politique importante ; ils nient leur croyance en ces divinités qui pourtant leur procurent toujours du bien quand ils leur rendent un véritable culte. Ils suppriment en même temps ce type de personnes qui, spirituellement et hiérarchiquement, étaient vénérées un peu au-dessus de tous les autres membres du clan Ding et étaient investis d’un double pouvoir : social et religieux. Cela a entraîné les conflits sociopolitiques : contestation de l’autorité et du pouvoir au niveau social et contestation des structures sociales et politiques de l’ethnie Ding.

Sur le plan religieux également, la danse de jumeaux entraîne des conflits de valeurs au sujet de la place des Ancêtres et de Dieu. Les Ding orientaux ne situent pas Dieu au même niveau que leurs Ancêtres, Vivants ou morts. S’ils agissent au niveau social et humain en leur attribuant un important rôle de modèles culturels, c’est qu’ils s’appuient sur une mentalité devenue traditionnelle et érigée en « religion », en « croyance » ou en « idéologie ». Pour les missionnaires, la danse est ainsi une idéologie pouvant transmettre une mentalité superstitieuse et, donc, contraire à leurs objectifs. D’une part, on note donc un conflit au niveau idéologique opposant la conception Ding des Ancêtres à la conception occidentale du christianisme et un conflit au niveau religieux du côté des missionnaires, d’autre part, entre la conception religieuse des Ancêtres et la conception chrétienne de Dieu. Tout cela situe le conflit de valeurs au niveau de la « hiérarchie » (entre les Ancêtres et Dieu, qui a le plus d’importance ?). Pour les Ding orientaux, une raison anthropologique de cette hiérarchisation originelle d’un chef, c’est « le principe d’hérédité pour la succession » dont nous avons parlé dans les pages précédentes. Car, en attribuant aux jumeaux un pouvoir supérieur, les Ding orientaux les placent, comme les Ancêtres, au-dessus de tous les hommes. Or, pour les missionnaires, c’est uniquement Dieu, à défaut, eux-mêmes qui sont au-dessus de tous les hommes. Actuellement, on peut recourir à la théologie sacramentaire de l’Eucharistie à travers la liturgie romaine dans les Missels romains pour les diocèses du Zaïre qui présentent le rite de la messe dite « zaïroise ». Cette liturgie présente les Ancêtres comme moyens pouvant unir la piété populaire à la liturgie dans un processus d’inculturation qui ne considère pas simplement la conception traditionnelle africaine des Ancêtres comme des vrais garants de la vie et de liens entre les Vivants et les morts, mais aussi, en l’intégrant à la dimension religieuse, l’idée qu’en les invoquant pendant la célébration eucharistique, l’assemblée chrétienne reste un lieu où le Créateur, les Ancêtres et les vivants se retrouvent réunis. On traduit, par cette invocation des Ancêtres au début de l’Eucharistie, l’identification de la communion entre le vivant et les morts, particulièrement leurs ancêtres, et entre l'église dans le ciel et l'église sur terre.

‘« Unissons-nous à tous ce qui,
quoi qu'ils n'aient pas connu le Christ dans leur vie,
ont cependant cherché Dieu avec un coeur sincère.
Avec l'aide de Dieu,
ils ont accompli la volonté de Dieu,
et être maintenant avec Dieu. »’

Bref : « La présence du catholicisme et du protestantisme comme optiques de l’évangélisation ainsi que l’accès à la modernisation et à la culture extérieure créent déjà un conflit des valeurs : les valeurs chrétiennes et les valeurs modernes d’une part, et d’autre part, les valeurs traditionnelles et les valeurs « importées ». En vue de réussir la modernisation du pays, en effet, une pluralité de « missions » protestantes et catholiques 410 (les missions catholiques s’étaient déjà constituées entre 1880 et 1911) étaient créées afin d’assurer à la fois l’évangélisation et l’instruction des populations.

Dans un contexte général, nous pouvons relever que, venues de l’Occident, la colonisation et l’évangélisation ont entraîné des conflits et des problèmes dans les pays du Sud, à cause des antagonismes entre valeurs occidentales et valeurs traditionnelles.Ces antagonismes ont particulièrement constitué une trame d’obstacles contre la mission. Le préjugé de couleur était le principal obstacle à l’œuvre d’évangélisation. En effet, beaucoup de Blancs abordaient les Noirs avec des préjugés et du mépris pour la couleur. Ils ne se vantaient pas, cependant, d’être indemnes du préjugé de couleur. Pour certains, avoir la peau noire était signe d’une véritable infériorité sur le plan humain. Pour d’autres, écrit le Père Pouts, « les Noirs étaient et resteraient des déchets d’humanité, frappés qu’ils seraient sinon d’une malédiction divine, du moins de tares indélébiles, comme l’infantilisme, la cruauté, l’impudeur et la lubricité, et cette légendaire paresse sur laquelle les coloniaux ne tarissent pas 411

Parmi les causes psychologiques et historiques qui expliquent cet obstacle, la plus profonde, ce sont les préjugés et l’ignorance.Deux autres causes la mettent en lumière. D’un côté, les Blancs ne savent pas regarder les Noirs. Et pourtant, dans ses relations avec eux, le Missionnaire devait jouir de prestige et de confiance, être plein de tact et de respect pour se laisser séduire par l’étrange milieu du Noir. Ainsi, il pouvait accéder aux secrets si farouchement gardés. Tout cela supposait de savoir regarder 412 , afin de « bien connaître et comprendre l’âme des populations qu’il devait ouvrir au christianisme ». Savoir regarder signifie que l’on peut faire œuvre d’intelligence et de solide évangélisation. Débarqué, par exemple en 1903 au Dahomey, le Père Aupiais est émerveillé de découvrir à chaque pas les indices d’une organisation sociale qui n’a rien de rudimentaire ; il suit les habitants dans leurs travaux et s’aperçoit qu’ils ne manquent ni d’application ni d’habileté et sont même capables de réalisations artistiques de vif intérêt. » Un autre avantage de « Savoir regarder » consiste à faire des observations et à examiner en les replaçant dans leur vrai cadre et leur contexte les aspects défavorables, afin de corriger les grossissements et déformations. En outre, ce point de départ aurait pu aider les Blancs à une sévérité prudente et peut-être délicate en matière de morale. Tout cela les aurait sortis de quelques préjugés, comme la polygamie. On peut aisément lire quelques effets favorables de la dynamique de « Savoir regarder » dans le texte de Jean Hébette, où il apprécie l’intelligence des Noirs. Il écrit : « Le Noir est, quoi qu’on en ait pensé, dit ou écrit, intelligent autant que vous et moi : ce n’est pas là, convenons-nous, une louange excessive. Je n’en veux pour preuve que leur étonnante facilité à assimiler le français, leur intérêt passionné pour la science, les questions parfois bien embarrassantes au cours d’une leçon de catéchisme ou d’histoire sainte. Voici un exemple authentique. Dans une épreuve, on interroge un élève sur la géographie économique de l’Australie. Le jeune homme connaissait à peine le nom du continent, car ce pays n’avait pas été étudié en classe ; mais d’autres régions du globe avaient été enseignées d’une manière pertinente par un professeur intelligent et pédagogue. L’élève réfléchit une minute, examina la mappemonde et répondit : Ce pays est à cheval sur le tropique ; nous devons vraisemblablement y trouver un immense désert. Mais il est aussi entouré de la mer ; la périphérie doit donc être riche en végétation et en élevage, comme les pays de même situation. Je vois qu’il s’agit d’une « colonie » anglaise (passons-lui la nuance !) j’imagine ce pays industriellement moins développé. L’Angleterre doit vraisemblablement lui fournir des machines ; l’Australie lui renvoie en échange du beurre, de la viande et de la laine de ses élevages. Pour un de ces enfants de l’Afrique, prétendus bêtes, le coup, avouons-le, n’était pas si mauvais. » 413 De plus, la nudité totale ou partielle des Noirs leur a valu une très grande prudence. Finalement, ce point de départ commencé à « Savoir regarder » débouchait nécessairement sur l’appréciation des valeurs des Noirs, auxquels on reconnaissait la dignité et l’autorité. Tout cela permettait la continuité et la reconnaissance des valeurs intellectuelles et artistiques et des valeurs morales et religieuses, que nous avons analysées précédemment.

De l’autre, les Blancs ignoraient la valeur du travail chez les Noirs. Tandis que, chez eux, le travail est rationnel, rémunérateur et se fait dans un temps linéaire, les Noirs réalisent leur travail dans un temps cyclique et de façon irrégulière. Les uns et les autres arrivent, toutefois et différemment, à un résultat. La valeur de travail est réellement différente chez les Blancs et chez les Noirs. Elle semble, en effet, avoir un double sens relativement opposé, comme le montre Jean Hébette : «Si les distances, pour eux, n’ont pas la même valeur que pour nous, le travail que nous leur imposons, devons-nous reconnaître réciproquement, n’a pas pour eux la même valeur que pour nous. …Pareillement, le travail nous intéresse, nous Européens, parce qu’il conditionne un salaire, notre maison, l’éducation de nos enfants et notre niveau de vie. Notre travail intéresse peu le Noir ; il n’y voit guère qu’un profit pour le Blanc, une corvée qu’on lui impose et peu en relation avec un niveau de vie meilleur. Le Noir, pas plus que le Blanc, n’aime pas le travail pour le travail ; il n’agit que sous l’emprise d’une mystique ; cette mystique lui fait accomplir des prodiges, mais combien d’Européens se sont préoccupés d’inculquer à leurs travailleurs pareille mystique ? » 414

En ce qui nous concerne, nous allons essentiellement analyser les obstacles et les difficultésauxquelles étaient confrontées l’évangélisation missionnaire et la colonisation chez les Ding orientaux d’Ipamu. 415

Notes
401.

MAUSS, M., Manuel d’ethnographie, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1967 (1989, 2002), p. 9.

402.

MUCCHILLI, A., L’analyse phénoménale et structurale en sciences sociales…, p. 12.

403.

NKAY MALU, F., La Croix et la chèvre...p. 724-736.

404.

Les Ding orientaux pratiquaient le culte des charmes. Flavien Nkay distingue les charmes collectifs de charmes individuels, les premiers étant moins nombreux que les seconds. Tandis que les seconds servent à guérir, repérer un voleur, détecter une nourriture empoisonnée, arrêter les sorciers, les premiers visent la défense ou protection de villages contre les sorciers, la foudre et les tornades, l’acquisition d’une victoire à la guerre, de chasses, des pêches et des récoltes abondantes en faveur d’un village, sa préservation contre les morsures de serpent et les attaques d’animaux sauvages. Pour réaliser les charmes individuels, les Ding orientaux se servent de philtres. En général, l’acquisition de certains charmes individuels dépend de l’offrande de victimes humaines (Kibva) de leur récipiendaire. Plus il y a de victimes, plus est puissant le charme utilisé ou souhaité. L’utilisation de charme de protection (lakin) jadis exclusivement employé par les païens contre les rêves maléfiques, les menaces des sorciers ou des personnes mal intentionnées, fut, par exemple, une des traditions des Ding orientaux. Parmi les charmes individuels Ding, il y a mpaler, ikan, lagnik, mukumn, kimvwang, nzwan, mupben, muyeke, niang, mfie nsib, ntwa.

Actuellement encore ces charmes et philtres occupent une grande place chez les Ding orientaux malgré la modernité et le christianisme, mais ils se sont adaptés à la « situation coloniale ».

405.

NKAY MALU, F., La Croix et la chèvre…, p. 665 : « Pendant l’année scolaire 1967-1968, nous étions élève en première année de Cycle d’Orientation (C.O.) au Collège Saint Pierre à Ipamu. L’illustre Père Albert Pescheur, professeur de Latin, était aussi aumônier de l’hôpital. Chaque fois qu’il s’y rendait pour visiter les malades, une effervescence inhabituelle gagnait tous les pavillons et la maternité. Les parents de certains grands malades essayaient, tant bien que mal, de les dissimuler. A la maternité, les mères se dérobaient avec leurs bébés. Elles craignaient que ce Père à « la main redoutable » ne puisse toucher leurs enfants et qu’il n’administre le baptême ou le sacrement des malades à ceux qui se trouveraient dans la nécessité. Une rumeur courrait sur toute la Mission, on murmurait tout bas que : « Ce Père-là a une main redoutable, son baptême tue ! »

406.

Lire NKAY MALU, F., La Croix et la chèvre…, p. 725-731 : L’Anthropophagie des Blancs et les Religieuses « voleuses d’enfants ».

407.

MUTAMBA MAKOMBO KITATSHIMA, J.-M., Du Congo Belge au Congo Indépendant 1940-1960. Emergence des « Evolués » et Genèse du Nationalisme, Kinshasa : Institut de Formation et d’Etudes Politiques, 1998, p. 136.

408.

Le plus souvent, la langue la mieux parlée par les missionnaires et comprise de ces derniers [par exemple le Ciluba pour les missionnaires du Cœur Immaculé de Marie (Scheutistes), le Kikongo pour les Jésuites.

409.

POUPARD, P., Op. Cit., p. 894 : « L’idolâtrie peut se définir comme le culte rendu à une idole (image, portrait) considérée comme un substitut du divin. …Une idole peut être soit une image façonnée par l’homme dans laquelle on reconnaît une représentation du divin, soit un produit de la nature (pierre, arbre, etc.), soit encore un animal, un être humain, un astre (lune, soleil) considéré comme un portrait, une image de la divinité. » Dans son article Idolâtrie, Michel Delahoutre (P. Poupard, p. 895-896) éclaire notre objection contre le « jugement prématuré et non scientifique » des missionnaires sur les fétiches et coutumes africaines, en général, il écrit : « Avant même de critiquer et de juger les religions non chrétiennes sur les images de culte en les qualifiant d’idoles et de fétiches comme ce fut le cas de missionnaires en fonction de la théologie dont ils avaient hérité, il faut d’abord savoir ce qu’elles veulent représenter et l’usage qu’en font les fidèles. Ce qui signifie que la compréhension doit se faire de l’intérieur, comme c’est toujours le cas de l’art et de la religion. C’est ainsi que les arts religieux de l’Afrique noire n’ont jamais voulu représenter Dieu l’inaccessible […] ».

410.

NDAYWEL E NZIEM, I., Histoire du Zaïre. De l’héritage ancien à l’âge contemporain, Louvain-la-Neuve : Duculot, 1997, p. 347-348. C’est le cas, par exemple, des Rédemptoristes dans le Bas-Zaïre, de Matadi (1891), Tumba (1900), Kimpese (1910), Thysville (1904), Nsona-Bata (1910) ; Boma et Moanda, créées en 1888 et 1889 par les Spiritains, mais reprises en 1891 par les Scheutistes ; Kisantu (1894), Lemfu (1894), etc., par les Jésuites ; Bamania (1895), Coquilhatville (1902), par les Cisterciens-Trappistes au Sud-Equateur ; Mpala (1885), Baudouinville st. Joseph (1893), etc. par les Pères Blancs.

411.

POUTS, J., omi, Un missionnaire regarde l’Afrique Noire, in Pôle et Tropiques, N°12, 1950, p. 20.

412.

Idem.

413.

HEBETTE, J., omi, Regards en arrière, in Pôle et Tropiques, Février 1954, N°2, p. 8-9.

414.

HEBETTE. J., Regards en arrière, in Pôle et Tropiques, Février 1954, N°2, p. 9.

415.

In DE VILLE, F.-X., omi, « Trait d’Union », 1937, p. 87-90.