5. La polyandrie 422

Jadis, les Ding ont aussi pratiqué la polyandrie qui, elle, est devenue archaïque. Ce phénomène a été observé dans les populations du groupe Leele-Kuba et Ding-Mbuun 423 . Le mariage polyandrique, Nkum, chez les Ding, présente, cependant, quelques différences de fonctionnement avec celui que pratiquent les Lele. Isidore Ndaywel è Nziem définit la polyandrie 424 comme « l’union d’une femme et de plusieurs hommes », chez les Ding-Munken, et il précise que cette forme d’union n’a pu s’établir chez les peuples à l’état sauvage qu’à des conditions très particulières. On signale l’existence de ce phénomène dans un texte plus ancien qui date de 1922. «…La polyandrie, c’est la prostitution avec son cortège de maux et de hontes ; d’où l’infamie qui s’y attache et qui s’y est attachée ; elle n’existe plus, sauf quelques cas glanés dans le champ de la barbarie la plus noire.» 425 Les clans qui ont occupé la région de l’entre Piopio-Loange ont érigé une structure étatique que coiffe le clan Ntshum comme le seul clan régnant et royal. Le contact des populations Ding avec le monde Lele 426 -Kuba développera certaines institutions inconnues des populations de l’entre Kamtsha-Piopio 427 . Il s’agit essentiellement de la polyandrie. La sœur du roi, Nkumukoor 428 , jouissait d’un statut particulier chez les Ding de l’entre Piopio-Loange, dans le clan Ntshum. Ce statut lui accordait un certain privilège polyandrique 429 qui, tel qu’il est décrit, existait déjà selon l'Abbé Proyart, dans le royaume de Loango : "une princesse a le double droit de choisir parmi le peuple tel mari qu'elle juge à propos, même celui qui est déjà marié, et de l'obliger à n'avoir qu'elle seule à épouser… Les roturiers mêmes redoutent cette alliance, mais lorsqu'elle leur est offerte, ils sont obligés de l'accepter sous peine d'y être contraints par la confiscation de corps et de biens 430 . Cette sorte de « licence sexuelle », dans la société Ding Mbensia, exclusivement réservée à ce clan, affectait toutes les unions matrimoniales de ses filles. Ce fut une institution qualifiée de « polyandrie royale », car la sœur du roi, comme toutes les filles du clan royal reconnues comme les classificateurs de Munken (roi), jouissait d’un statut matrimonial particulier : la société lui reconnaissait le droit de choisir elle-même son époux. L’élu devait l’épouser, fût-il marié. Cet homme, comme tous les époux des membres du clan régnant, portait le titre prestigieux de Mulebaa et ne pouvait contracter des alliances polygyniques. Il était dispensé de la dot, mais il n’avait, en revanche, presque aucun droit sur la conduite sexuelle de son épouse. Celle-ci reste libre dans ses rapports extraconjugaux et tous les dignitaires de marque sont ses maris. L’extension de la polyandrie royale est grande dans la culture politique du Bas-Kasaï. En effet, chez les Kuba, les sœurs du roi, ses nièces, ses cousines et ses "mères" jouissent du privilège polyandrique. Il semble même que la mère du roi faisait le tour du royaume et ne revenait qu'une fois enceinte. Chez les Lele, la sœur du chef était considérée comme la femme de l'ethnie, à l'opposé de la polyandrie du village. Elle voyageait de village en village 431 . Par ailleurs, les Yans connaissaient une institution presque similaire. La femme-chef prend le nom de Ntwenkar. Elle jouissait du privilège de choisir son mari 432 . De Sousberghe note aussi que chez les Sakata, la femme-chef choisissait son mari (Nshole). Celui-ci n'avait aucun droit sexuel sur elle. Tous les hommes du pays étaient les époux de Monkanju (femme-chef) 433 .

Qui est Nkumukoor ? C’est la sœur du roi, qui se trouve être la mère du futur roi. Choisie dans le clan Ntshum parmi les membres du sexe féminin, elle jouit d'un statut politique particulier chez les Ding de l'entre Piopio-Loange. Ce sont les Bamen et les Minkormbong qui opéraient ce choix et cela de la même façon que pour le successeur du roi. La nouvelle élue subissait un rite d'initiation similaire à celui de Munken. Après son intronisation, elle portait le titre de Nkumukoor. Voici ses signes distinctifs : l'anneau de cuivre jaune (Kieng) et plusieurs Nzo kikin, c’est-à-dire des objets sacrés, gardés dans une case secrète. Comme le rapporte la tradition, un des plus importants objets que la sœur du roi, Nkumukoor, ait gardé, c’est le Langung : une petite sonnette qui retentissait chaque fois qu'un animal noble était tué dans le pays. Elle avait une petite cour dont les dignitaires-serviteurs étaient aussi bien des hommes que des femmes. Ces personnages appartenaient à l'ordre de Mibwô. Sa servante principale portait le titre de  Mumpongtoo. Celle-ci s'occupait de tous les travaux ménagers de la reine. Nkumukoor ne pouvait pas résider dans un même village que Munken. Elle habitait avec les membres du clan royal au village où se trouvent les tombes royales. La présence de la reine-mère, Nkumukoor, à côté du roi avait une double signification. Au sein du clan, Nkumukoor était sentie comme la gardienne des privilèges claniques. Elle était la mère du clan. Elle est celle qui transmet le sang noble. Pour l'ensemble de l'ethnie, elle était présentée comme le symbole vivant de la perpétuité de la royauté. Elle symbolisait la vie du clan régnant. Cette institution de la polyandrie royale avait pour objectif non seulement de faire du futur roi l’enfant de tout le peuple, comme on le pensait le plus souvent, mais aussi d’accroître ses alliances politiques avec les autres clans. En effet, les époux des filles du clan royal portaient le titre prestigieux de Mulebaa. Ils pouvaient être élevés au rang royal de Minkormbong ou de Bamen. Ils étaient associés à l'élection de Munken ou de Nkumukoor. Ainsi, la liberté accordée aux filles du clan royal, dans le choix de leurs époux, leur permettait d'augmenter la qualité et la quantité d'unions politiques entre le clan royal et plusieurs clans Ding. Par cette voie, un grand nombre de clans a été associé à la gestion de la " res publica ", et les Bantshum se sont entourés d’alliés sûrs. Le privilège polyandrique accordé aux sœurs de Munken s'expliquait dans le cadre de la succession. Il permettait à la société de ne pas manquer d'héritier. Pour les Ding Mbensia, le fait d'avoir beaucoup d'hommes offrait plus de garanties de procréation que d'en avoir un seul. Ce privilège faisait aussi de l'héritier, comme l'indique Vansina, l'enfant de tout le peuple..

Ainsi donc, lorsqu'il sera roi, aucun homme ne pourra se réclamer d'une relation particulière avec lui. Par ce geste symbolique, Munken devenait tout à tous. L’institution polyandrique a donc été adoptée par les Ding Mbensia. Mais « la polyandrie (Nkum) n'a pas affecté leur structure sociopolitique. Elle est restée une activité liée au loisir et à la détente » 434 . Étant donné que les Ding considèrent les Lele comme leurs initiateurs culturels, il paraît nécessaire de comprendre la polyandrie telle qu’elle est observée chez les Lele eux-mêmes.

Notes
422.

Nous faisons un vif renvoi aux documents suivants : Mary TEW, « A form of Polyandry among the Lele of the Kasaï”., in Africa, 1951, XXI, n°1, p. 1-12, dont s’est inspiré Vansina dans son ouvrage sur les Bakuba et les peuplades apparentées ; G.E.J.B. BRAUSCH, M.A., Polyandrie et « mariage classique » chez les Bashi Lele (Kasaï), Cfr. Communication au IIIè Congrès International des Sciences Anthropologiques, Bruxelles, 1948 ; Séraphin NGONDO A PITHANDENGE, La polyandrie chez les Bashilele du Kasaï Occidental (Zaïre). Fonctionnement et rôles, in Les Dossiers du CEPED N°42, Paris Juillet 1996; Crispin NGWEY, Parenté, mariage et polyandrie chez les Bashilele, in Les Dossiers du CEPED N°42, Paris Juillet 1996, p. 82-104 ; NDAYWEL E NZIEM, « Histoire de l’institution polyandrique dans la Bas-Kasaï (Zaïre) », 2000 ans d’Histoire africaine : le sol, la parole et l’écrit. Mélanges en hommage à Raymond Manny, Paris, 1981, p. 769-789; NKAY MALU, F., Histoire des Ding Mbensia d’après les Traditions du Clan Ntshum (Des origines à 1899 ), Mémoire de Licence, UNAZA, L’Shi, 1979.

423.

NDAYWEL E NZIEM, I., Op.cit., p. 59.

424.

La polyandrie est étudiée par NDAYWEL E NZIEM, I., Organisation sociale et Histoire. Les NGWI et DING du Zaïre : I, Thèse, Paris-Sorbonne, 1972, p. 135-146.

425.

NDAYWEL E NZIEM, I., Organisation sociale et Histoire. Les NGWI et DING du Zaïre : I, Thèse, Paris-Sorbonne, 1972, p. 136.

426.

L'évolution de la société Lele intéresse particulièrement l'historien de la société Ding Mbensia. En effet, la culture des Ding de l'entre Piopio-Loange, telle qu'elle se présente aujourd'hui, semble être beaucoup influencée par des Lele. La musique, la chorégraphie, l'art de tisser le raphia et beaucoup d'autres techniques qu'on retrouve chez les Ding proviendraient de l'univers Lele. Il semblerait qu'à partir de 1600, la société Lele évolua d'une manière radicale. Par une invention interne ou une évolution locale, l'organisation socio-politique subit une grande transformation. Ce changement serait la résultante d'une révolution dans le système de valeurs qui fit fusionner les deux idéaux suprêmes : le grand âge et l'autorité. Cette révolution aura des répercussions dans l'organisation sociale et politique. L'unité socio-politique devient le village. La population ne se répartit plus selon les clans, mais selon l'âge. Les couches d'âges les plus jeunes ne peuvent pas se marier, mais seulement partager une femme commune dans un système polyandrique. Le pays Lele est considéré par les Ding Mbensia comme une source d'où proviennent, non seulement les modes vestimentaires, mais aussi des fétiches anti-sorcellerie, des charmes et des sectes magico-religieux : Imanya, Kabenga beng,Lukoshi…, ainsi que ces danses : Lele : Kuk, Ikway. Si les Ding présentent les Lele comme leurs initiateurs culturels, ils ne manquent, cependant, pas quelque mépris à leur égard. Les Lele sont cruels. Ils auraient brûlé vif Niminzur, l'ancêtre d'Ibo, nous rapporte la tradition du clan Ntshum. Certains récits populaires, et peut-être anecdotiques, traitent les Lele d'anthropophages : " ils boivent leur vin de palme dans des crânes humains ".

427.

Actuellement, on note une assez grande différence au niveau culturel, linguistique et social entre les Ding de l'entre Piopio-Loange et ceux de l'entre Piopio-Kamtsha. Les premiers, qui constituent l'objet de cette étude, sont connus sous la dénomination de Ding Mbensia, tandis que les seconds sont regroupés sous le vocable de Ding de la Kamtsha. Toutes ces différences actuelles ne constituent pas cependant, comme certains l'ont cru, un obstacle majeur à l'existence, à une époque archaïque, d'une communauté historique de tous les Ding. Le temps change les hommes et les coutumes.

428.

"Nkumukoor" est un mot composé : Nkum ou Nkm = chef ; Mukoor = femme. Nkumukoor signifie "femme-chef".

429.

Nous opposons le privilège polyandrique qui est une institution liée à l'organisation politique à la polyandrie (Nkum) comprise comme union conjugale d'une femme avec plusieurs maris. Cette dernière forme de mariage existe chez les Ding, mais n'a pas d'impact politique.

430.

PROYAT cité par NDAYWEL E NZIEM, I., Op. Cit., p. 248-249.

431.

NDAYWEL E NZIEM, I., Op. Cit., p. 146.

432.

Ibid., p. 147.

433.

DE SOUSBERGHE, L., "Classes ou générations nobles chez les Sakata", in Bulletin de l'ARSOM, 4, 1966, p. 690.

434.

NKAY MALU, F., Histoire des Ding Mbensia d’après les Traditions du Clan Ntshum (Des origines à 1899), Mémoire de Licence en Histoire, UNAZA, Campus de L’Shi, 1979, p. 100.