II. - Le domaine culturel et moral 

« D’une manière générale, nous pouvons dire que la grande difficulté est de faire évoluer le Noir vers une conception chrétienne de la personnalité, en diminuant l’emprise de la collectivité, par l’humilité bien comprise, en conservant l’autorité indigène, en faisant évoluer ce milieu vers une conception chrétienne de la société, malgré le développement économique rapide » 439 . D’une manière particulière, les obstacles et les difficultés à l’évangélisation missionnaire chez les Ding orientaux tiennent à ceux qui sont vécus de façon générale par les Noirs et que décrit le Père van Hée, alors Vicaire Apostolique du Kwango, en 1929, auxquels il faut ajouter d’autres présentés par De Ville.

Les difficultés que les missionnaires rencontrent sont d’ordre soit individuel, soit social, chez les Bantu, qu’ils appelèrent les Noirs traditionnels. L’ordre individuel définit le Noir tel qu’il est chez lui et la mentalité indigène. Les débuts de la Mission ont eu pour obstacle surtout la mentalité indigène ; les Noirs ne voient pas la nécessité de s’instruire et de sortir de leur état primitif. Ils ne permettaient aux missionnaires d’instruire leurs enfants qu’au prix d’une récompense ou par crainte des représailles de la part des agents du Gouvernement. Une fois leurs enfants revenus chez eux, ils faisaient tout pour les faire retomber dans les pratiques du paganisme. Mais, presque partout, l’indigène commence à se rendre compte de son infériorité. Il cherche à s’élever et le missionnaire est le bienvenu, pourvu qu’il lui apporte un peu d’instruction et surtout l’émancipation de la servitude séculaire ; de là le grand nombre de catéchumènes adultes dans certaines missions qui rencontrent des difficultés dans l’éducation, qu’ils attribuent à un problème d’intelligence ou de psychologie. En s’immergeant dans le milieu naturel des Noirs du Congo Belge, Jean Leyder 440 découvre le journal de Stéphano Kaoze, de pieuse mémoire, dans lequel il a noté quelques aspects de leur psychologie, afin de les connaître et de rendre compte de leurs sentiments humains. Les populations Ding s’y retrouvent car, précise Stephano Kaoze, « le Noir doit être le même partout chez les (Wa) bantu. » 441 Il convient de les apprécier pour leur intelligence, leur mémoire, leur volonté et leur imagination. Dans son journal, Stéphano Kaoze écrit : « Les Noirs sont intelligents. Leur intelligence n’est pas développée. Elle n’est pas perçante. Elle est inactive…personne ne s’en occupe, pourvu qu’on fasse ce qui est nécessaire pour l’existence. Elle est endormie…Cependant, elle y est. » 442 De fait, les Noirs réfléchissent, raisonnent, pensent. Les questions que se posent Stéphano et des nombreux jeunes de son village sur l’origine et le sens des créatures, des choses comme des personnes, et sur leur finalité, d’une part, et les ébauches de réponses raisonnables qu’ils en donnent, de l’autre, le montrent bien.

Toutefois, vis-à-vis du Blanc, le Noir vit un complexe d’infériorité : il ne sait pas comment discuter avec lui. Car celui-ci ne se dévoile pas et sa présence fait trembler le Noir. Et pourtant, affirme à juste titre Jean Leyder : « Les Noirs ne sont pas simples. Pas plus que le Blanc –encore moins que le Blanc- le Noir du Congo belge, suivant l’expression familière, « n’ouvre son cœur », au premier venu. Vis-à-vis du Blanc, il souffre d’un complexe d’infériorité. Alors, comme un timide, ce qu’il pense, ce qu’il ressent, il le tait, il le cache au Blanc. Et pourtant, lui aussi a son opinion, par exemple sur la vie, l’amour et la mort, le plaisir et la douleur. » 443 Si les Noirs croient en la cause réelle, ils en ignorent le mode d’action. Pour eux, chaque effet découle d’une cause et l’habitude de réfléchir rend nécessaire la recherche d’une cause et des explications, quelles que fausses qu’elles puissent être, à un nouveau fait. Ils croient au dédoublement de la personne car, par la mort, le principe de vie quitte le corps et se déplace d’un lieu à un autre, tout en gardant une influence protectrice sur eux. Ces « doubles » conservent aussi leurs passions, comme la haine. Cette croyance amoindrit ainsi leur système de connaissance et leur système moral et juridique. S’agirait-il de la « réincarnation » ? Sans doute, oui. Quant à l’imagination, elle fausse l’intelligence des Noirs, en général, et des Ding, en particulier. Par exemple, un homme ou une femme vivants peuvent jeter un sort sur une personne ennemie, située à grande distance, et qui en subira les effets. Cette imagination a pour motivation les relations profondes entre les vivants et les Mânes (les esprits) des Anciens, qui créent de fait un monde irréel, et pour les Ding et pour les mânes. Leur imagination se développe quand ils sont en contact avec le culte des morts. Ainsi, ils font des rêves. Par conséquent, il faut protéger tous les lieux susceptibles d’abriter les Mânes des Ancêtres, comme les routes, les sentiers, les cimetières.

Tout cela leur permet de conserver leur influence sur le clan, car l’on ne peut séparer le bien-être des Mânes des Ancêtres de celui qui est propre à chaque clan et à son développement. « Restant ainsi dans un plan purement matériel, le critère de toute vérité est, pour eux, tout ce qui est apte à procurer le bien-être matériel» 444 . On en arrive à la notion de vérité, à la solidarité et au mal. Tout mal apparaît ainsi comme ce qui est contraire au bien-être matériel, il est toujours concret, puisque matériel. « Le meurtre ou le vol à un clan ennemi ou indifférent au sien sera un bien pour autant qu’il enrichit le clan, mais leur découverte sera un mal. C’est pourquoi sans doute se moque-t-il de ceux qui sont en délit, non pas à cause du délit, mais parce qu’ils sont pris» 445 . Le critère de la vérité étant le bien matériel, la volonté oscille entre un bien matériel individuel et celui du clan. Ce dernier l’emportera sans doute sur le bien individuel, car l’individu ne vit que pour et par le clan. Toute une série d’obligations et de défenses établies par le clan défend celui-ci contre toute atteinte à son bien. Les Noirs ont la volonté de choisir et de prendre des résolutions pour réaliser leurs choix. Selon les Blancs, la volonté des Noirs, des Ding en l’occurrence, semble déformée par les passions et très faible pour tout ce qui n’est pas bien matériel immédiat. C’est une volonté qui n’est pas constante : elle veut et ne veut pas, d’autant plus qu’elle peut être inspirée par les biens d’ordre intellectuel. Toutefois, les Ding retiennent ce qu’ils ont choisi. Leur mémoire est très développée. En effet, ils retiennent facilement les lieux, les noms, les pays, les images ; ils se rappellent une histoire vécue, longtemps après et ils peuvent en donner des détails. Un Noir peut par exemple se souvenir, après plusieurs années, de tous les sentiers dans une forêt par où il est passé. Il faut cependant reconnaître, avec Stéphano Kaoze, que la mémoire des Noirs de (1947) n’est pas intellectuelle. « C’est l’imagination qui travaille plus que l’intelligence… » 446 En revanche, chaque clan Ding connaît la vie des sens et des passions : l’orgueil basé sur le bien-être matériel existe, en effet. Un bien personnel entraîne un individu dans l’orgueil, donc dans la lutte contre son clan. D’où des luttes interclaniques au point que les clans croient que c’est un ennemi du clan qui cause la mort et la maladie de leurs membres. Cette croyance ne favorise pas le développement du clan qui pourtant influençait la structure sociale des autochtones.

La société « indigène » s’organisait, en effet, autour d’un clan qui en est la base. Le clan, c’est un ensemble vivant, organique et mystique de toutes les personnes, vivantes et décédées, issues de la descendance féminine du clan dont elles portent le nom sacro-saint. Tous les membres du clan ont la même mentalité : un homme, aîné, détient l’autorité du clan, et les ancêtres de ce dernier sont les propriétaires du sol. Pour les missionnaires, les chefs des terres et de villages n’ont aussi aucune autorité, aucun rôle. Par ailleurs, le système judiciaire de ces populations assurait leur unité clanique et sociale de manière constante. De fait, les missionnaires ont tenté de comprendre la source juridique des résolutions des conflits et/ou de négociation en vue d’harmoniser les relations chez les Ding orientaux. C’est la palabre africaine, qu’ils rapprochent du système judiciaire européen, à la seule différence que cette forme africaine de justice vise plus le règlement des conflits, la réparation du dommage que la punition du coupable. Elle est une justice coutumière, qui échappe à un système bien établi de taux de composition et d’indemnisation. On doit toutefois avouer que la logique de fonctionnement interne de la palabre n’a pas été facilement comprise des missionnaires. Cela a été aussi un des obstacles à l’œuvre d’évangélisation soucieuse pourtant d’avoir des Noirs évolués ou Modernes dont voici certains aspects moraux et spirituels : « La civilisation matérielle ayant pénétré le Noir avant son développement moral, celui-ci a vu son orgueil s’accroître et sa soumission diminuée. N’ayant plus (si on peut ainsi parler) comme sauvegarde de sa morale la crainte des âmes des ancêtres, vol et débauche le saisiront à moins qu’il n’ait saisi la notion de l’injure faite à Dieu par le péché. Par son orgueil, il veut être égal au Blanc, croyant l’être par sa suffisance. Le désespoir peut le saisir et ainsi fournir un terrain propice au communisme qui, grâce à Dieu, n’a pas encore pénétré jusqu’à nous. » 447 Pour les Ding orientaux, pécher était une injure à Dieu. Ils ne devaient donc pas pécher ni n’avaient, de ce fait, à se réconcilier avec Dieu. S’expliquent ainsi la difficulté et la réticence, pour eux, de comprendre le sacrement de la pénitence et de la réconciliation, et, par conséquent, de le recevoir. On peut penser que, traditionnellement, ils étaient tenus d’observer des obligations morales, qu’ils ne devaient surtout pas violer. Stéphano Kaoze en note quatre pour tous les Noirs : ne pas tuer, ne pas commettre d’adultère, ne pas voler et ne pas mentir. Celui qui osait violer une de ces obligations n’était pas aimé dans le pays ; il perdait le respect qu’on lui devait. Car, sa volonté de violer une de ces obligations devait nuire aux hommes. C’était fondamentalement une nuisance.

Notes
439.

In DE VILLE, F.-X., omi, « Trait d’Union », 1937, p. 90.

440.

LEYDER, J., Primauté de l’humain en Afrique noire. De la psychologie des Noirs du Congo belge, in Bulletin de la Société Royale Belge de Géographie (sous la Présidence d’Honneur de S.M. le Roi) Soixante-Onzième Année 1947, Fascicule I-IV, IXELLES, 1947, p. 91-111.

441.

Ibid., p. 94.

442.

Idem.

443.

Ibid., p. 92.

444.

DE VILLE, F.-X., « Trait d’Union », 1937, p. 88.

445.

Idem.

446.

LEYDER, J., Op. Cit., p. 97.

447.

DE VILLE, F.-X., « Trait d’Union », 1937, p. 90.