Chapitre 3 : Obstacles et difficultés judiciaires. Le cas du Diocèse d’Idiofa

Dans le cadre de l’apprentissage des valeurs, la palabre a un apport éducatif : elle aide à intérioriser les valeurs de la vie et leur sens. En même temps, elle favorise la construction identitaire de la personne dans la société. Son objet, c’est l’incarnation des valeurs de la tribu. La palabre est ainsi un processus d’élaboration d’un « savoir-faire » et d’un « savoir être ». Ses moyens sont les techniques de communication et de résolution des conflits afin de construire une communauté. Elle se fonde sur les valeurs fondamentales des communautés africaines traditionnelles de l’unité, la fraternité, la solidarité et le partage, quotidiennement caractérisées par celles de justice, de vérité, de dialogue, d’écoute, de tolérance, de patience, de réconciliation et de paix.

Pour les Africains, en général, la palabre, est une forme de justice pour la résolution des conflits entre les groupes humains. Nous allons en comprendre la logique interne chez les Ding orientaux, en nous appuyant sur la pensée de Jean-Godefroy Bitima 448 et nos anciens souvenirs personnels de notre assistance à la palabre pendant notre enfance.Tout d’abord, « Palabrer signifie mettre « ses absolus » devant la possibilité de leur relativisation. Palabrer, c’est risquer la mise en question de ses références, en un mot, de son pouvoir. Palabrer, enfin, c’est être disposé à laisser ébranler les justifications de nos actions et valeurs. » 449 La palabre apparaît ainsi comme un mode de pensée issue de la société tribale. Elle est une des composantes du mouvement de prise et de dépossession de la parole. Et, pour en préciser l’objet, Bitima recourt à deux des trois questions de Kant : « Que puis-je connaître ? », « Que dois-je faire ? » et « Que dois-je espérer ? », et il écrit : « La palabre ne permet pas de répondre à la question de la connaissance, mais peut permettre de répondre à celle de l’action au sein d’une communauté et, surtout, d’espérer la paix. « Que dois-je faire ? » : Maintenir le lien. « Que m’est-il permis d’espérer ? : avoir (je précise par obtenir la paix) la paix ! » 450 En effet, dans la palabre, celui qui a tort n’est jamais totalement exclu et, même s’il est chassé du village, la tribu lui trouve une société d’accueil. Cela permet de comprendre pourquoi, dans l’ethnie Ding, (c’est nous qui parlons) une femme mariée qui ne se comporte pas bien peut temporairement être renvoyée chez ses parents, surtout chez son oncle ou chez le chef de son clan, pour une rééducation aux valeurs familiales. Avant de rejoindre son époux, la femme doit passer par une palabre qu’organisent les deux familles en présence des sages et de la communauté locale. C’est pour permettre essentiellement « le devenir-sujet de l’Africain au sein de son espace social» 451 , en respectant les valeurs qui doivent toujours être de véritables buts vers lesquels on tend : l’unité, la fraternité, la solidarité et le partage. On n’impose pas une palabre : on y est invité. Répondre à l’invitation est une marque d’engagement à bâtir la communauté et à y promouvoir les valeurs de la vie, qu’il s’agisse des partis en cause ou de la foule qui y assiste. Quand une palabre est déjà commencée, une personne de la foule peut partir et revenir, sans jamais en empêcher la continuité. Son domaine concerne tous les aspects de la vie : mariage, pouvoir et autorité, funérailles, propriétés foncières, et d’autres encore.Son objectif est de donner du sens par les mots ; elle cherche comment le mot entre dans le processus de l’histoire du sujet ou d’un groupe social, ou comment entendre le mot comme autre et les mots de l’autre.

Dans la palabre, le sens est à construire à plusieurs, en vue d’être partagé : il n’est renvoyé ni présupposé par personne. En facilitant une mise en forme et une mise en scène de la narration, la palabre conduit à une sagesse pratique : « L’art de raconter est l’art d’échanger des expériences ; par expériences, il entend non l’observation scientifique, mais l’exercice populaire de la sagesse pratique. » 452 Comme mode d’accès au symbolique, la palabre est un jeu de reconnaissance réciproque et, à travers elle, il est question de la culture, du devenir, de la reconnaissance, du bien commun et, surtout, de l’action. En effet, son enjeu est de retrouver une véritable théorie de l’agir. Par la palabre, la société interroge ses références, se met à distance et peut entrer dans un dialogue ininterrompu avec elle-même et son autre ». Le but de la palabre est d’assurer l’unité et l’harmonie, la paix. Ainsi, elle ne recherche pas à appliquer la justice en faveur d’un individu, mais à rétablir l’unité et la paix. Si la justice des structures juridiques recherche la vérité, la palabre recherche, elle, à instaurer l’harmonie au sein d’une communauté. Sa justice est une forme de charité, d’amour du prochain. Elle repose sur le « compromis », le souci du bien commun et l’intérêt supérieur d’une nation, qui sont les fondements éthiques d’une justice sociale, ainsi que le confirment les Evêques d’Afrique et de Madagascar 453 . Selon eux, « le sens du compromis permet aux protagonistes d’une crise violente de « sauver la face », de ne pas donner l’impression d’avoir perdu. Il réside dans le « donnant donnant » ou le « do ut des », qui est généralement une des bases essentielles du règlement des conflits et qui connote l’idée de partage, de reconnaissance…tout en assurant à chacun « sa place au soleil.» » 454 La palabre ne favorise pas l’impunité, elle n’exclut pas non plus la possibilité de passer à la « justice-vérité » quand la situation dépasse la première approche de résolution des conflits. Mais il faut commencer par cette forme de « justice qui va au-delà du juridique, de la lettre du droit » 455 . Il y a fondamentalement un lien entre justice et palabre : « La palabre se sert du vrai pour aboutir à la paix 456 Chaque membre d’une communauté doit avoir à cœur de s’engager par le dialogue, l’échange, la négociation et la concertation, non seulement dans le désir partagé d’un vivre ensemble uni et harmonieux, mais surtout pour aider à réparer le dommage causé.

Notes
448.

Pour aborder la question de la palabre africaine nous nous référons à l’ouvrage de BITIMA Jean-Godefroy, La Palabre. Une juridiction de la parole, Paris : Michalon, 1997, 127 pages.

449.

BITIMA, J.-G., La Palabre. Une juridiction de la parole, Paris : Michalon, 1997, p. 113.

450.

Ibid., p. 20.

451.

Ibid., p. 119.

452.

RICOEUR, P., Soi-même comme un autre, Paris : Seuil, 1990, p. 192, cité par BITIMA Jean-Godefroy, La Palabre. Une juridiction de la parole, Paris : Michalon, 1997, p. 124.

453.

SYMPOSIUM DES CONFERENCES EPISCOPALES D’AFRIQUE ET DE MADAGASCAR (SCEAM), L’Eglise-Famille de Dieu : lieu et sacrement de pardon, de réconciliation et de paix en Afrique. « Christ est notre paix » (Ep 2, 14), in La Documentation catholique 20 janvier 2002, n°2262, p. 64-86 (Lettre pastorale).

454.

Ibid., p. 70.

455.

ATANGANA, B., « L’Actualité de la palabre », in Etudes, n° 324, p. 461, cité par BITIMA, J.-G., Op. cit., p. 20.

456.

BITIMA, J.G., Op. cit., p. 19.