Nous venons de comprendre que la palabre africaine est une discussion sur le sens, le vivre-ensemble et les notions de communauté et de lien. Sa fonction est de mettre en scène la confrontation publique, le spectacle de soi aux prises avec l’autre. Comme nous l’avons dit, ses acteurs sont connus. Parmi ceux-ci, on reconnaît que les juges jouent le rôle de modérateurs, ils donnent la parole à tour de rôle aux deux partis en cause, puis à la foule, enfin à eux-mêmes en vue d’éclairer objectivement chaque parti, de prononcer la sentence et de procéder à la réconciliation publique. Il s’établit une relation réciproque entre tous ces partis. C’est ce face-à-face individuel et public que Britt-Mari Barth appelle « intersubjectivité », « la médiation » étant la relation avec les partis ; « le médiateur » est le sage, qui peut être une personne, un groupe. Comme l’illustre Bitima, « La médiation mise en œuvre par la palabre indique une relation particulière avec la base de la société. La médiation (n’est pas ici pensée sous son seul aspect agonistique) en tant que résolution des conflits, mais comme ce qui, au sein de l’affirmation du « je » lui rappelle qu’il y a un « tu », gage de l’intersubjectivité. La vie dans l’espace public n’est possible que si l’exigence d’intersubjectivité est posée a priori et promue a posteriori. » 458 La médiation a pour qualités propres la proximité, l’originalité, la souplesse, la confiance, la rapidité, la participation, la pudeur, le grand souci de dire en respectant la différence. Différente de la justice institutionnalisée, « qui vient d’en haut, la médiation surgit de la base.» 459 Comme telle, elle emploie un ensemble des notions, qu’il convient de comprendre.
D’une manière générale les caractéristiques de la médiation dans la palabre sont bien vécues à travers les notions et l’esprit de la palabre. La base de la société qui participe à la palabre est au départ une structure familiale, et l’Africain, par la relation entre les personnes, saisit mieux ces expressions : le lien, l’oralité, la proximité et l’accueil. Pour les deux premières, la palabre rappellera à l’Africain respectivement les notions de « la généalogie » et de « la survalorisation de la parole. » Profondément, il s’agit de comprendre, que dans cette forme d’intersubjectivité « traditionnelle » qui crée la médiation, on accorde une grande place à l’oralité.
On libère la parole pour négocier le sens des mots ou expressions contenus dans ce qui est raconté, soit en style oral, soit à travers les contes, les proverbes, les devinettes, les chansons, et ce pour évoquer de manière symbolique le problème qui fait objet de la palabre. Le message sera progressivement décodé par les partis en cause. On rejoint la théorie de Britt-Mari Barth 460 sur l’intersubjectivité qui survalorise l’apprenant et la parole, lui donne des moyens d’apprentissage, crée une relation affective avec lui, le rend proche des autres. De même, l’intersubjectivité africaine « traditionnelle » de la palabre rend l’autre proche, facilite l’accueil et, par sa dynamique de construction collective de sens, lui donne des moyens d’apprendre à être pleinement homme.
Par des termes choisis, par des attitudes de respect, de confiance, on réduit la distance psychologique entre les acteurs de ce processus de construction de sens. À la fin de chaque procédure, les acteurs peuvent devenir autonomes dans la recherche de ce qui pourrait donner sens à leur vivre-ensemble et à leur vie privée. Car, on peut dire qu’ils en ont acquis l’art et peuvent, chacun pour ce qui le concerne, être capable de « produire », mieux de « créer », d’imaginer, de réfléchir et de comprendre sa propre vie, la société et la vie de l’autre, ou de se comprendre mieux en comprenant l’autre et la société dont les références sont interrogées et comprises à l’occasion d’une palabre.
Tous ont les moyens de comprendre les valeurs essentielles de la vie, et sont éduqués à la citoyenneté, ce qui ne peut que faciliter la socialisation. Ainsi, « l’accueil de l’autre constitue dans une palabre bien menée l’un des buts » 461 : la palabre renforce et maintient les liens entre les personnes et l’accueil de l’autre par des échanges qui sont essentiellement un dialogue. Ce dialogue permet non « une transmission unilatérale mais une construction collective de la vérité. » L’objectif final est de donner sens à l’événement qui, à travers le problème précis que l’on traite, atteint la communauté. À cette occasion, le rassemblement de tous permet à la communauté villageoise d’échanger, de renforcer ses liens et de se construire.
BITIMA, J.-G., Op. cit., p. 122.
BITIMA, J.G., Op. cit., p. 34. 71.
M.G. HOFNUNG, La médiation, Paris : PUF, 2000, p.113-114 (« Que sais-je ? ») cité par BITIMA, J.G., op. cit., p. 35.
BARTH, B.-M., Le savoir en construction. Former à une pédagogie de la compréhension, Paris : Retz, 1993. Elle s’inspire du psychologue russe, Lev Semyonovich Vygotsky (1986-1934), à qui elle doit le courant de pensée de la médiation, inscrit dans une théorie culturelle et historique dont l’influence aujourd’hui, presque soixante ans après sa mort, ne fait que s’étendre. Le psychologue américain, Jérôme Bruner, a été un des premiers à faire connaître et à interpréter ses idées.
BITIMA, J.-G., Op. cit., p. 110.