Principes de la palabre

Pour son bon déroulement, elle doit suivre des principes précis que tous les participants doivent observer. Quatre termes en donnent l’idée essentielle : « la prédisposition », « le principe d’équité », « la présence du tiers » et « le désir de palabrer ». Les groupes ou sujets qui participent à la palabre et sont invités au débat doivent accepter à l’avance de mettre en jeu leur vérité, par la confrontation. Ils sont disposés à comprendre qu’il n’y a pas de vérité absolue, « la bonne palabre respecte le principe d’équité entre les parties, raison pour laquelle on tenait toujours à ce qu’il y ait avant « les assises » de la palabre, des palabres préparatoires qui examinent si les principes d’équité seront respectés. » 462

Il s’agit de veiller à ce que soient gardés l’égalité, la reconnaissance réciproque, le bien commun, le devenir de chacun et de la culture-, la participation, la collaboration, la solidarité, le partage -, le respect des anciens, le respect des procédures, des rôles et il faut assurer la distribution de la parole, le respect de la place de chacun : le droit d’apprendre des anciens, le droit de l’aîné à instruire et à transmettre non pas dogmatiquement et autoritairement, le respect de la communauté et de ses valeurs. Cela est encore plus vrai aujourd’hui : « Les catégories de « jeunesse » et « d’aînesse » jouent dans les sociétés africaines un rôle très fort : elles assignent à chacun sa place et son rôle. » 463 Des abus ne manquent pas à ce sujet, car on ne cesse de constater des attitudes d’autoritarisme ou une crise de l’autorité mal assumée, pour les plus anciens, ou encore , pour les plus jeunes, un risque de nivellement ou une tendance à l’autoritarisme.

Dans ce contexte, il convient de savoir qu’une autorité bien comprise, si elle ne peut pas être fondée sur le service et l’humilité, l’est du moins dans le « souci de l’autre pour une vie bonne », comme le dit Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre. Dans le contexte de la palabre, la place et le rôle d’un tiers, légitimement reconnu par les partis en discussion, est plus qu’indispensable. Cela garantit l’objectivité de sens à construire et la régulation des tensions possibles dans le déroulement de la palabre.

Il faut enfin que tous ceux qui participent à la palabre aient le désir de palabrer, car elle se fonde sur le désir partagé de construire le sens de la vérité, puisque fondamentalement, « dans la palabre, c’est la communauté entière (ceux qui demandent réparation et ceux qui sont accusés) qui partage la nécessité de s’expliquer pour rétablir l’équilibre brisé par le tort causé» 464 . C’est grâce à la palabre également qu’une communauté, une tribu et, par elle, les membres d’un groupe peuvent prendre conscience de ce qui fonde l’essentiel du vivre-ensemble africain : le savoir-faire et le savoir être, comme nous l’avons relevé à partir des questions « Que dois-je faire ? » et « Que m’est-il permis d’espérer ? ». Ces deux évidences sont intériorisées ; la communauté africaine les tient pour des valeurs sacrées et rappelle les conditions de leur maintenance, à savoir la parole donnée et la reconnaissance de soi et de l’autre comme ce sur quoi repose le vivre-ensemble. L’un ne va jamais sans l’autre. L’existence des communautés est garantie d’une certaine façon par le « bienfait » du traitement des conflits que permet la palabre. Cela permet de renforcer les liens et l’harmonie entre les personnes, et de toujours célébrer la reconnaissance réciproque à travers le dialogue, l’échange, l’écoute et la réconciliation, sans « perdre la face ». Dans la palabre, en effet, personne n’a tort, personne n’a raison. Il convient de préciser, en revanche, qu’il ne faut pas y voir seulement la réparation d’un dommage causé ou la résolution d’un conflit. On privilégierait la place donnée au conflit et, avec facilité, on évacuerait l’importance et le rôle de la palabre dans la communauté africaine. Par elle, avons-nous dit, la communauté tribale permet l’accès au symbolique, en précise la nature : l’unité, la paix, l’harmonie, l’obéissance, la confiance, le sens, c’est-à-dire la bonne direction qu’il faut garder. Elle en rappelle aussi les exigences : le dialogue, la réconciliation, la négociation, la reconnaissance réciproque, la libération de la parole, le respect du principe d’équité, le lien : le rapport au pouvoir, à l’autorité, à la loi, à la communauté.

Il faut considérer surtout la procédure qui conduit à ce résultat. Car, donner du sens aux mots et aux paroles qui véhiculent l’histoire des personnes, d’une tribu, d’une culture, c’est engager tous les participants à la palabre dans un processus de construction commune du sens des mots, pour laisser apparaître le sens caché derrière le symbolique. Pour cela, il faut construire la notion qui donne sens aux expressions et à la parole employées. Cette construction commune des « concepts » qui aident à interpréter ce qui est raconté à travers la palabre fait appel à l’attention, à la réflexion, à l’imagination, au transfert de sens. On fait travailler l’imaginaire pour créer, sans nécessairement se souvenir, parce que les palabres se répètent, mais les problèmes ne se ressemblent pas. C’est à ce niveau, nous semble-t-il, que l’on pourrait dépasser le mythe selon lequel on dit souvent que la palabre africaine restaure les liens brisés, mais elle ne peut pas aider à créer un savoir. De toutes les façons, le savoir possible de la palabre n’est pas un savoir scolaire. On peut essentiellement le nommer « sagesse pratique », et c’est à elle que l’on recourt souvent, surtout en R.D. Congo, où il semble aussi y avoir une opposition entre principes et engagements. Il faudrait plutôt souhaiter une sagesse pratique et un jugement moral que la référence à une éthique théorique. La palabre est une occasion de rappeler ce qui fait tenir ensemble, donc ce qui donne sens à la vie de la tribu et des personnes. Par le face-à-face des échanges et par la parole libérée, les mots sont exprimés et, par la confrontation des personnes, la discussion s’engage sur le sens des mots. Le face-à-face des échanges symboliques crée la relation et la proximité entre les personnes ; il faut une parole qui soit libérée pour qu’il y ait toujours la vie. L’interprétation de la parole et des mots occasionne un déplacement de sens. Et, c’est à travers ce perpétuel déplacement que se construit le vrai sens, parce que la parole, les mots ont fait réfléchir, imaginer, mais surtout parce que le caractère symbolique de toute cette oralité n’a de sens que s’il est compris et suivi d’effets.

De l’intersubjectivité dont il vient d’être question, je retiendrai certaines étapes discernables dans la palabre, et les reclasserai comme suit :

  1. L’expression du savoir : situation-problème : conflits, tensions, tout dommage causé contre la vie des personnes, de la tribu ou de la société
  2. Le désir de palabrer.
  3. La négociation du sens et son élaboration, où l’on voit les guides, c’est-à-dire les notables favoriser la co-construction du sens.
  4. La présence du tiers : le tiers, c’est le groupe de sages qui comprennent la situation-problème et l’exposent devant le public qu’ils guident en vue de l’élaboration du sens et de la construction collective de la vérité, et ce dans le respect du principe d’équité, qui est non seulement rappelé par le symbolique, mais véhiculé par des contes, des proverbes, des chansons. Tous ces derniers éléments constituent, à notre sens, un ensemble d’enjeux susceptibles de rendre le déplacement de sens toujours possible et d’engager chaque personne à construire le sens de la vérité. Le respect du principe d’équité est à mon sens comme « le contrat conceptuel » de Britt-Mari Barth, auquel doit pouvoir souscrire toute personne présente à la palabre.
  5. Pour finir, les connaissances échangées grâce à de nombreux ajustements aboutissent à une meilleure appréhension du problème, capable d’avoir même des conséquences positives pour les décisions futures. Ainsi, par la palabre bien menée, chaque participant doit à la fin pouvoir être capable de faire le transfert de sens de tout ce qui s’y est construit pour un « savoir-faire » et « un savoir être » conforme aux valeurs de la société. C’est la communauté tout entière qui, comme le groupe-classe dans l’intersubjectivité telle que l’explique Britt-Mari Barth, va faire l’expérience du rôle et de la place de chacun, de la confiance et de la reconnaissance réciproques, de l’accueil de l’autre, de l’écoute respectueuse, du droit aux ajustements ou à l’erreur, à la socialisation et à l’éducation à la citoyenneté. C’est redonner de la valeur à la personne, donc au corps, car dans l’intersubjectivité ou la médiation pour construire le sens du savoir, l’expression corporelle, qui est fondamentale, l’est aussi dans la palabre. Cela signifie que dans celle-ci, en effet, le dire ne se sépare pas de la manière de dire, et le corps est inséparable du sens. Savoir-dire et savoir être, voilà ce qui est à comprendre et à vivre dans la communauté, par tous et chacun.

Comme on le note, par rapport aux valeurs, le système judiciaire des Ding orientaux, à travers la palabre, est différent du système européen. Chez eux, il est composé du chef, de quelques anciens et de juristes (des sages), tous agréés par les Mânes des Ancêtres. Un code de procédure indigène coutumier est à leur disposition, pour juger.

Notes
462.

Ibid., p. 114.

463.

BITIMA, J.-G., Op. cit., p. 116.

464.

Ibid., p. 117.