4. Illustration de cela par des cas particuliers

La baisse des effectifs scolaires va à l’encontre de la politique de l’éducation du XIXè siècle, en RDC, alors Etat Indépendant du Congo. Cette dernière stipulait, qu’« il fallait davantage populariser la scolarisation. » 594 Cette popularisation de la scolarisation a pourtant été amorcée par le régime précédent, non seulement pour marquer sa collaboration avec les Missionnaires catholiques et protestants qui assuraient seuls l’instruction scolaire jusqu’au 4 mars 1892 (date de la première intervention de l’Etat dans le réseau scolaire missionnaire), mais surtout pour encourager l’initiative scolaire missionnaire à la formation agricole et professionnelle. Il y a eu là, pour l’Etat, une réponse aux besoins croissants de son administration. Or, celle-ci, constate Joseph-Désiré Mobutu, vers 1972, est pleine des cadres catholiques, donc d’intellectuels et de chrétiens, qui semblent garants des valeurs. D’où les préludes de la baisse des effectifs scolaires au Zaïre. La révolution qu’il fait en  1981 dans le secteur de l’enseignement réalise ce vœu en prônant la déscolarisation de la société et réduire à rien l’école comme lieu de promotion de l’individu dans et pour la société.

Déjà, au niveau professionnel, quand les acteurs de l’éducation parlent des Réformes – et Dieu sait combien il y en a eu depuis 1960 – Mobutu parle de la Révolution de l’enseignement. A la même période (1960-1965), l’enseignement conçu comme le monopole de l’Etat (enseignement centralisé) devenu enseignement nationalisé, mais restant décentralisé, est passé par l’étatisation des écoles en 1974, avec le faux-semblant de responsabilité économique, pour subventionner les écoles et payer les personnels et les cadres de l’éducation. Les partenaires éducatifs, en outre, ont été doublement écartelés :

D’une part, écart entre les attentes et les visées de l’Etat au sujet de l’école (son identité, son rôle), de l’éducation (ses objectifs, ses finalités), et les attentes et les visées de la société. Pour le Chef de l’Etat, l’école doit être utilisée comme lieu de l’éducation aux valeurs de l’idéologie mobutiste du Recours à l’Authenticité, qu’il présente comme la doctrine et la référence de l’enseignement. L’appartenance à la JMPR, pour la jeunesse, vient à point nommé, et on comprend pourquoi il fait procéder à « la récupération de la jeunesse pour en faire un instrument authentiquement efficace au service de la communauté ».

D’autre part, l’écart existe entre la pensée du Gouvernement sur l’acte d’éduquer et les moyens qu’il met en œuvre pour aider à réaliser l’éducation, alors qu’à partir de 1977 (Signature de la Convention de gestion d’écoles entre l’Etat et les Eglises), un accord des principes semble trouvé, pour faire de l’éducation l’affaire de tous.

Peut-être devrions-nous apporter une nuance importante : le silence du Président Mobutu sur la loi-cadre de 1986 ne confirme-t-il pas son réel souci de ne pas promouvoir les réformes qui se font dans l’enseignement, et ne pas contribuer à relever le niveau de l’éducation et la qualité de l’enseignement ? Une autre raison, politique cette fois, justifie son attitude : c’est une réaction contre la colonisation. Il faut, selon lui, décoloniser le Congolais, en instaurant le Mobutisme pour affirmer toute sa doctrine. Il faut surtout désaliéner la mentalité du Congolais par l’Authenticité et la laïcité, qui a été aliénée par l’évangélisation missionnaire faite par l’école. La déscolarisation de la société devait se faire par l’éducation populaire de la masse. Dans les rues et pour toute la nation, les chansons et les slogans populaires véhiculent l’idéologie mobutiste, et à l’école en particulier, le cours d’éducation civique et politique. D’où le rejet du cours de religion-morale, voire son exclusion des programmes officiels de l’enseignement.

Les adultes ont l’obligation d’adhérer au mobutisme et d’être membres effectifs du MPR, Parti unique et Parti de l’Etat, les jeunes doivent par contre appartenir à la JMPR et marquer également leur adhésion à l’idéologie mobutiste. Comme on peut le constater, l’institutionnalisation du MPR et de la JMPR n’a supprimé en rien la centralisation et le monopole étatique de l’enseignement. Donc, dans les faits, la libéralisation effective des écoles semble réelle depuis l’étatisation, mais la libéralisation effective des réflexions sur l’école et l’éducation de l’enfant, ses objectifs semblent bien centralisées, voire prises en otage. En somme, la décolonisation de la pensée selon Mobutu a abouti au fond à la « mobutisation » (c’est nous qui forgeons ce terme) de la mentalité des Congolais. Alors qu’il prend douloureusement conscience de la crise des mentalités en 1986 et veut en sortir les Congolais, Mobutu l’accentue par son idéologie. C’est là qu’est réellement l’essentiel de la crise multiforme de la RDC, dont on devrait pouvoir sortir les Congolais avant toutes les autres tentatives.

On peut comprendre le désintérêt de l’Etat et du Gouvernement congolais à budgétiser l’enseignement. Le désengagement progressif de l’Etat en matière de l’éducation de 1990 à 1997, en même temps qu’il est le résultat voilé de son attitude politique depuis 1970, rejoint, pour le conforter, le désengagement de la population entre 1983 et 1989, et on en arrive, en 1999, à constater à l’unanimité que « au Congo, l’école n’est pas encore l’affaire de la communauté », pour citer Augustin Kamara Rwakaikara, alors Ministre de l’Education Nationale. Pour relever le niveau de l’éducation et la qualité de l’enseignement, des réformes sont faites, et même à profusion, en vue de changer, ellesne rencontrent pas les mêmes objectifs que ceux de l’Etat. Et pour cause !

Mobutu pensait le changement en sa faveur, tandis que les acteurs immédiats de l’enseignement le pensaient profondément pour le bien de tous. L’écart, à ce niveau, est abyssal. Faire de l’éducation un fait politique, c’est unir d’abord le langage des uns et des autres sur l’école, ses objectifs avant de passer à ce qui doit pouvoir faire fonctionner l’école (les finances et les infrastructures matérielles) et à ce que doit être le contenu de ses enseignements. Puisque l’école semble pensée plus à des fins politiques que pour des objectifs humanitaires, il est apparu que les finalités ne sont pas les mêmes. Pour le Chef de l’Etat, l’intérêt individuel a fait de l’école un lieu de la propagation de l’idéologie mobutiste et de l’éducation aux valeurs de l’Authenticité, on en est arrivé aux anti-valeurs, que la population a subies et encouragées par sa morale révolutionnaire. Tandis que la société, même si elle s’est compromise dans la collaboration au règne des anti-valeurs et dans le désengagement total à bâtir le pays, veut une école où les finalités de l’éducation soient éthiques. Cet écart longtemps entretenu a donné la possibilité et la liberté de créer des écoles sans objectifs, sans identité, sans référence. Certaines « écoles des parents » naissent pour répondre à ce besoin social de réduire l’écart. Il se fait qu’en certains endroits, les raisons de leur ouverture confirment le maintien des visées politiques ou économiques.

Il y a eu, dans le secteur de l’enseignement des réformes successives et importantes. Mais cette remise en question basée surla pédagogie et l’administration, n’a pas été totale, car les idéologies qui l’ont occasionnée sont restées théoriques et spéculatives, elles ne sont pas vitales. L’écart semble grand entre les besoins réels de la vie et les théories conçues.

En effet, dans le cadre du renouveau social intervenu en RDC en 1981, la récupération négative par la population du slogan « Moto na moto abongisa » (Que chacun améliore) amène celle-ci à la paresse et au désengagement. Le sens initial donné de ce slogan, qui au départ est conçu pour inciter la population à trouver voies et moyens pour rétablir ainsi les traditions et les bonnes mœurs à l’école, et à inviter l’Etat à s’éduquer soi-même, est détourné. Chacun va vers la corruption, le manque de contrôle, le droit d’avoir tout pour soi sauf pour la nation. Il n’y a plus de limites entre le permis et le défendu. Appliquées par la majorité des Congolais, ces réalités font que les Congolais en arrivent à tout minimiser, au point de clamer, par cette expression célèbre que nous analysons exprès de diverses manières « moto akobongisa mboka oyo naino abotami te » (Celui qui améliorera ce pays n’est pas encore né). Autrement dit, la Nation congolaise n’a pas d’abord perçu, à ce moment-là, la part de responsabilité de tous et chacun dans la reconstruction nationale, alors qu’elle s’est trouvée tragiquement entraînée dans la compromission.

Et, même ensuite, lorsque le peuple congolais a pris conscience du mal qui le ronge, et qu’il dénonce le 29 mars 1990 par la voix d’un petit groupe de citoyens, à l’occasion de la consultation populaire faite par le Gouvernement en vue de redresser le pays, il ne se fait pas entendre ; la voix de ce petit groupe provoqua l’irritation de Mobutu, qui demande des explications auprès de l’Archevêque de Kinshasa, le Cardinal Frédéric Etsou, de pieuse mémoire. Cet extrait de la lettre adressée au Président Mobutu à cet effet et qui est écrite après le mémorandum des évêques de la RDC au Président Mobutu le 9 mars 1990 pour contribuer à la recherche des voies et des moyens susceptibles de sortir le pays de la crise généralisée, nous en donne l’illustration claire : « Nous voulons (…) reconnaître notre part de responsabilité face à la situation qui prévaut actuellement dans notre pays. Oui, Citoyen Président, nous vous demandons pardon pour les mauvais services que nous, chrétiens, vous avons rendus pendant vos vingt-cinq ans durant. Très souvent, nous avons eu peur et nous ne vous avons pas dit la vérité dans le seul souci égoïste de sauvegarder nos privilèges. Nos (…) silences-complices, nos passivités, nos lâchetés, nos divisions internes ont contribué au mal zaïrois que nous déplorons aujourd’hui. Nous n’avons pas été la voix des pauvres et des sans-voix. (…) Quelques fois, cependant, nous avons levé timidement la voix, mais vous ne nous avez pas écoutés, vous avez fait taire cette voix d’expression. Et malheureusement, nous n’avons pas eu le courage de la persévérance, nous nous sommes tus. Ainsi, l’oppression et l’exploitation du faible par le fort ont continué à tous les niveaux de notre société.

Néanmoins, Citoyen Président, acceptez que, dans le même souci de vérité, nous puissions établir les responsabilités qui sont les vôtres. Nous ne partageons pas votre opinion selon laquelle il n’y aurait pas de problème politique au Zaïre, mais seulement des problèmes socio-économiques. En effet, nous affirmons que la racine du mal zaïrois réside dans le pouvoir politique centralisé et finalement personnalisé que vous détenez depuis maintenant vingt-cinq ans. Tout le reste, c’est-à-dire l’idéologie mobutiste, les structures économiques et sociales, l’armée et les services de sécurité, n’existe que pour légitimer et maintenir votre pouvoir absolu. Quant à la misère sociale dont nous sommes témoins, elle est la conséquence de cette centralisation abusive et anachronique du pouvoir et de l’avoir entre vos mains.

Face à cette situation critique dont nous sommes tous responsables, chacun en ce qui le concerne, nous vous proposons, Citoyen Président, l’alternative suivante : ou bien vous vous engagez à opérer un changement radical du système que vous incarnez et nous croyons que vous en êtes capable – ou bien alors vous démissionnez. Dans le premier cas, il ne s’agit pas de simples réformes mais bien d’une transformation radicale des mentalités, des structures et des hommes. Ceci ne pourra se faire que dans une démocratie multipartiste à instaurer dans les plus brefs délais. Dans le second cas, vous aurez fait preuve d’un sens patriotique dont la nation toute entière vous saura gré….Nous avons foi en l’avenir prometteur de cette nation et nous voulons collaborer avec tous ceux qui s’engagent à promouvoir une société zaïroise de justice, de vérité, de liberté et de paix véritable. Dans cet ordre d’idées, nous sollicitons une entrevue avec vous pour un dialogue en profondeur.

Fraternellement vôtres. » 595

Malgré cela une voie d’espoir vers un changement commence à se faire jour. Ce changement n’est pas encore radical, mais dans le secteur de l’enseignement, nous pouvons dire qu’il y à là une matrice d’un nouveau système éducatif qui se constitue. Les convergences et les divergences constatées n’empêchent pas, depuis l’an 2000 avons-nous dit, la gestation d’une nouvelle société ; l’éducation reprend son souffle. L’harmonisation tardive (2002) du calendrier scolaire perturbé 596 depuis plus de cinq ans, et la reprise du paiement des salaires des cadres et personnels éducatifs, même en retard, sont les signes d’une « résurrection ». En cela on voit un effort vital pour redynamiser un système longtemps mort et un regain d’espérance pour un avenir heureux.

Notes
594.

NDAYWEL E NZIEM, I., Op. cit., p. 357.

595.

Extrait de la Lettre du groupe Amos au Président Mobutu le 29 mars 1990, in NGOMO-OKITEMBO, L., L’engagement politique de l’Eglise catholique au Zaïre 1960-1990, Paris : L’Harmattan 1990, p. 311-313.

596.

Le système éducatif a connu souvent des perturbations, dans le fonctionnement de l’enseignement, d’une durée plus ou moins longue, et aussi des années blanches 1991-1992 ; 1994-1995 dues à la grève des personnels.