1.1.1 Des précurseurs

Dès le milieu du XIIe siècle, l’Ordre du Saint-Esprit réagit contre les thèses augustiniennes de la faute originelle et crée des structures d’accueil pour jeunes infortunés. Deux siècles plus tard, on en compte plus d’une centaine et s’y exprime pour l’époque un indubitable souci éducatif 15 . À la Renaissance, l’humaniste J.-L. Vivès 16 travaille de toute son énergie à transformer les représentations de l’assistance. Il cherche à convaincre ces concitoyens des bénéfices humains et sociaux que l’on peut rencontrer lors de l’éducation des enfants laissés-pour-compte. À l’âge classique, Vincent de Paul n’hésite pas à braver l’hostilité de la noblesse pour recueillir les « aliénés de l’esprit » à Saint-Lazare. Il réclame la reconnaissance de leur dignité au même titre que celle des « enfants trouvés ». Le siècle des Lumières voit se développer des actions importantes en direction des déficients sensoriels. Ces derniers bénéficient du soutien financier et moral du roi, de la noblesse, de la bourgeoisie éclairée, et même de dotations de souverains étrangers. 17 D. Diderot contribue à leur réhabilitation comme à leur prise en charge éducative à travers deux textes restés célèbres : Lettre sur les sourds-muets, Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient 18 . Dans son sillage, on rencontre les œuvres de l’Abbé de l’Épée 19 , de V. Haüy 20 et de son brillant élève L. Braille.

Mais c’est avec l’action du médecin J.-M. Itard 21 auprès de l’enfant « sauvage » baptisé Victor que s’opère une rupture décisive. Il consacra toute son énergie à faire l’éducation de cet être hors du commun, malgré les préjugés et le scepticisme de son époque. Ses études, notamment ses mémoires de 1801 22 et 1806 ouvrent des débats médical, philosophique, psychologique et pédagogique, des plus fertiles. Y affleurent déjà les questions brûlantes de notre modernité, notamment celles de la désaffiliation sociale et du sens des apprentissages scolaires.

À sa suite, J. H. Pestalozzi mise encore sur l’éducation pour remédier aux mutilations sociales qui touchent d’abord les plus déshérités. Ce pédagogue suisse crée à Yverdon un institut pour les petits sourds-muets en 1813. Il prône une éducation de la tête (éducation de l’intelligence), du cœur (éducation morale) et de la main (éducation physique et industrielle). D.-M. Bourneville 23 , disciple admiratif d’É. Seguin, poursuit le projet de transformation du regard médical sur l’enfance anormale. Outre d’importantes réformes hospitalières, la création de la protection maternelle infantile, il est à l’origine de la neuropsychiatrie infantile. On lui doit le quartier spécial de Bicêtre (déficience mentale) et l’établissement de Vitry (traitement médico-pédagogique, vers 1893) 24 . A. Binet 25 s’applique à fonder la psychopédagogie et à l’implanter au sein de l’école. Il met au point la psychométrie et préconise la mise en place de classes de perfectionnement auxquelles la loi de 1909 donnera le jour. M. Montessori, nourrie des initiatives de J.-M. Itard, É. Seguin et D. M. Bourneville, conçoit la Casa dei Bambini, où elle admet les déclarés inéducables. Elle ne s’est pas contentée d’édifier une pédagogie. Elle a posé devant l’opinion la « question sociale de l’enfant » pour qui il n’y a pas de place dans « l’espace familial où il est le dérangeur de l’adulte fatigué par des occupations pressantes ». Parallèlement, O. Decroly 26 inaugure en 1901 un institut d’enseignement spécial pour vingt-cinq enfants attardés et anormaux. Il se consacre à la pathologie des enfants qu’il nomme « irréguliers » sans oublier les « réguliers » 27 . Il n’y a pas pour lui de frontière tranchée entre les premiers et les suivants. Les individus progressent seulement avec des caractères et des rythmes différents.

Il convient également de citer J. Korczack 28 , luttant pendant les horreurs de la guerre pour le respect de la dignité enfantine. On doit se souvenir de L. S. Vygotski 29 , pour ses recherches éclairantes en défectologie que nous présenterons plus aval. Il faut aussi garder à l’esprit les implications de C. Rogers cherchant à entrer en communication avec les êtres les plus lointains, atteints de psychose grave et de schizophrénie ; de B. Bettelheim, inspiré par les travaux de J. Dewey. On ne peut oublier F. Tosquelles 30 , dont on sait la part prise dans le mouvement de la psychothérapie institutionnelle, conjuguant, pour la rééducation des débiles mentaux, les apports de la clinique et de l’éducation avec ceux des théories psychanalytiques. Comment ignorer également F. Deligny, qui s’est élevé contre tout risque d’institutionnalisation et a remis en cause par ses méthodes non-conformistes les pratiques de l’éducation spécialisée auprès des enfants difficiles et souffrant d’autisme. Citons encore F. Oury à qui l’on doit la Clinique-pilote de La Borde ; M. Mannoni recevant les enfants et adolescents en détresse à l’école expérimentale de Bonneuil-sur-Marne, qui se saisit d’une manière critique de l’anti-psychiatrie anglo-saxonne. Enfin, on retiendra que toute cause regorge de discrets, voire d’illustres inconnus...

Notes
15.

Capul M., Lemay M. (1996), De l’éducation spécialisée, Toulouse, ERES.

16.

Membre du triumvirat de l’humanisme, où il représente le jugement, Érasme, l’esprit et Guillaume Budé, l’éloquence.

17.

C’est notamment le cas de Catherine II de Russie.

18.

Diderot D., « Lettre sur les aveugles », in Supplément au voyage de Bougainville, Pensées philosophiques, Lettre sur les aveugles, Paris, Garnier-Flammarion, 1972.

19.

En 1774, l’Abbé de L’Épée publie en effet son premier ouvrage sur L’Institution des sourd-muets par la voie des signes méthodiques, dans lequel il expose et défend un système d’enseignement par signes gestuels. Une seconde édition del’ouvrage, prenant le titre de Véritable Manière d’instruire les sourds-muets confirmée par une longue expérience, verra le jour en 1784.

20.

En 1786, il s’illustre en publiant l’Essai sur l’éducation des aveugles où il rend compte de son expérience de la lecture et de l’écriture par le toucher.

21.

Itard J. M., (1745-1826). Médecin et pédagogue français. Il fut directeur de l’Institut des sourds-muets à Paris et l’un des pionniers de l’éducation des enfants handicapés mentaux.

22.

Itard J-M. (1801), De l’éducation d’un homme sauvage (Les premiers développements physiques et moraux du jeune sauvage de l’Aveyron), Goujon, Paris.

23.

Médecin aliéniste à l’hôpital Bicêtre dès 1879. Il était préoccupé par l’engorgement général des services pour enfants des asiles aliénés. Cherchant aussi à améliorer le sort de ces enfants, dont certains lui apparaissent foncièrement éducables. Il a beaucoup milité pour que naissent des services adaptés, compromis entre l’asile et l’école. Devant le faible enthousiasme qu’il rencontra en faveur d’une telle création auprès des autorités médicales, il dut se tourner vers l’école elle-même et plaida pour l’ouverture des classes adaptées aux « anormaux ».

24.

Cet institut s’avère l’ancêtre des IMPP et IMpro qui naîtront officiellement plus de 60 ans plus tard, par décret du 9 mars 1956 ;

25.

Binet A., (1857-1912). Psychologue français. Il a élaboré avec Théodore Simon, des épreuves variées ouvrant ainsi la voie à la méthode des tests verbaux (Tests Binet-Simon).

Voir également Les enfants anormaux, Toulouse, Privat, 1978 (1ère édition 1907). Les idées modernes sur les enfants, Paris, Flammarion, 1973 (1ère édition 1911). Le développement de l’intelligence chez les enfants, Année psychologique, XIV, 1908, p. 1-94.

26.

Decroly O., Par ses vues originales, par son souci d’observation et d’expérimentation, Decroly a été à la fois le plus hardi et le plus mesuré des grands novateurs de l’éducation nouvelle » Louis Raillon. Voir notamment Initiation à l’activité intellectuelle et motrice par les jeux éducatifs, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel/Paris, 1978, 7ème édition.

27.

L’école pour la vie, par la vie leur sera destinée (école de l’ermitage).

28.

Korczak J., médecin, écrivain, éducateur, il connaîtra une fin tragique au camp de Treblinka après s’être dévoué pour les orphelins du ghetto de Varsovie. Il considère l’enfant comme l’égal de l’adulte, comme un être humain à part entière, auquel l’éducateur doit respect, considération, écoute. L’éducation civique, l’éducation aux droits de l’homme que préconise officiellement en France la loi d’orientation de 1989, les instructions, les propositions du comité national des programmes se trouvent en germe dans cette pensée et cette expérimentation audacieuse.

29.

Vygotsky L. S, (1896-1934). Psychologue russe, auteur de Pensée et langage qui est son ouvrage le plus connu, a aussi rédigé quelques 180 textes scientifiques.

30.

Tosquelles F., La rééducation des débiles mentaux, (Introduction à l’aide maternelle et à l’éducation thérapique), Privat, Toulouse, 1991.