1.1.2 Deux défricheurs

De cette galerie de pionniers, il est particulièrement difficile de privilégier une ou plusieurs œuvres. Nous choisissons toutefois de réaliser un plan rapproché sur les travaux d’É. Seguin et de L. S. Vygotski. Nous reconnaissons dans le premier le concepteur d’une méthode originale d’éducation, le précurseur de la neuro-psychologie et de la rééducation psychomotrice. S’agissant du second, nous le retenons pour la modernité de ses écrits et actions qui ont bousculé les regards portés sur « l’autre différent ».

Très tôt le disciple de J.-M. Itard, mobilise ses efforts auprès des handicapés mentaux. Dès 1839, à l’âge de 25 ans, il rééduque un enfant et publie son expérience. Elle sera visée par J.- E. Esquirol qui l’encourage à appliquer sa méthode à l’hospice des « incurables ». Les recherches 31 menées à cette époque sur la pathologie infantile vont l’influencer. Le pluralisme de ses activités 32 le renvoie à des référents tels que R. Descartes, G. Cabanis 33 , Maine de Biran 34 , V. Cousin 35 . Il s’inspire des travaux de son maître, J. M. Itard, mais aussi de ceux de l’Abbé de l’Épée de J. H. Pestalozzi, de F. Fröbel 36 . En 1840, il est chargé de l’instruction des enfants idiots à Bicêtre en compagnie du docteur F. Voisin. Plus tard, il fonde rue Pigalle à Paris le premier établissement destiné aux enfants arriérés : « l’enfant idiot est infirme dans le mouvement, la sensibilité, la perception et le raisonnement, l’affection et la volonté, c’est par l’éducation que l’on doit réparer. » En 1846,É. Seguin expose sa pédagogie fondée sur les fonctionnalités de l’intelligence dans le « Traitement moral, hygiène et éducation des idiots et des autres enfants arriérés ». Il est très critique vis-à-vis de l’enseignement ordinaire : « la société pas plus que la médecine, ne sauraient se contenter plus longtemps des pratiques mnémotechniques qui en dehors et sous le couvert de l’université négligent l’éducation des fonctions, l’éducation des facultés, l’éducation des aptitudes, l’éducation du sens moral et artistique et réduisent au sevrage constitutionnel le plus complet en frappant d’incapacité radicale toutes les facultés spontanées et applicables de la jeunesse vivace ».

Sa méthode est positive, il s’agit de partir de ce qui existe déjà chez l’enfant pour prendre en considération ses anomalies tout en reposant sur le possible. L’éducation se fait de l’intérieur, il va s’appuyer sur l’élan interne, l’initiative, l’activité. Ce sont les fonctions cérébrales, sensorielles, les organes de la pensée, du mouvement, des sensations qui seront sollicités. Avant de fixer un traitement, il va prendre en considération le sexe, le tempérament, l’hérédité, les antécédents, les agents atmosphériques. Il respecte aussi les facteurs affectifs, la spontanéité. É. Seguin sera à la base de ce que l’on appellera plus tard les méthodes actives. Il compare les idiots à des hommes primitifs qui ont à refaire l’histoire de l’humanité 37 . Son ambition est d’aider les enfants à maîtriser leurs impulsions, à développer leurs fonctions sensori-motrices et à déclencher intelligence et volonté. Au singulier de la dernière, il oppose une déclinaison plurielle selon quatre attributions. Il caractérise la première comme étant capable de dominer les instincts, la deuxième utile pour s’opposer, la troisième nécessaire pour accomplir une démarche intellectuelle et enfin la quatrième pour être en mesure de se construire un sens moral. S’agissant des jeunes handicapés, il pense que les deux dernières formes sont absentes.

Son action se traduit dans un programme articulé autour de trois axes. Il pense d’abord une éducation du système musculaire. Il trouve en effet que les idiots sont trop immobiles et se réfère aux modèles inventés par les romains et les grecs. Il privilégie ensuite une approche globale avant d’être analytique. Cette démarche sera reprise plus tard par O. Decroly. Enfin, il accorde une grande importance aux sens mais avec une tournure d’esprit différente de celle prônée par J.-M. Itard. Il exploite le travail sur le toucher à travers les notions de température, de consistance, de volume et de dimension. Il s’intéresse aussi au regard et à la vue avec des activités sur les couleurs et les formes géométriques 38 . Il travaille sur l’agencement des formes géométriques et préconise un apprentissage de la lecture et de l’écriture. Il n’oublie pas de proposer un certain nombre d’exercices développant les capacités auditives. Enfin, il met en place une échelle et un classement des saveurs et odeurs. L’ensemble de cette démarche sensorielle sera repris par M. Montessori Elle diffère de celle prônée par J.-M. Itard en ce qu’elle affirme que ce n’est pas l’accumulation qui donne l’intelligence et la pensée mais son agencement. L’objectif est de donner à l’enfant l’occasion de créer des liens, des combinaisons. Il propose des jeux de construction, fabrique des tableaux à double entrée, et reste convaincu que l’on apprend par l’activité et que c’est par l’expérience que l’enfant développe son intelligence. J. Piaget reprendra plus tard ces concepts.

Si son action fut reconnue aux États-Unis 39 , elle eut peu d’échos en France. Il demeure pourtant le concepteur d’une méthode originale, le précurseur de la neuro-psychologie et de la rééducation psychomotrice. « Cet homme de terrain s’est acharné à démontrer, auprès des plus exclus parmi les exclus, que c’est l’impérialisme de la norme prétendument scientifique qui resserre l’horizon de l’éducabilité. Il rappelle que le singulier constitue, en matière éducative, la catégorie décisive » 40 .

Le XXe siècle, nous fait découvrir L. Vygostki 41 . Ce psychologue russe enseigna durant les dix dernières années de sa vie, de 1924 à 1934, à l’Institut de Psychologie de Moscou. Son exceptionnelle activité scientifique l’a conduit à nous laisser un foisonnement de textes 42 restés longtemps inaccessibles à un public francophone. C’est grâce à certains compatriotes russes 43 que sa pensée est indirectement parvenue à la connaissance de la psychologie occidentale. Il faudra cependant attendre près de cinquante ans pour que ces recherches gagnent une reconnaissance méritée.

Nombreux sont ceux qui connaissent aujourd’hui sa célèbre analyse des rapports entre pensée et langage. Sa théorie de la construction interpsychique de l’activité mentale dans ses aspects éducatifs autour de zone proximale de développement est régulièrement promue. En revanche, on continue à ignorer ses nombreux travaux consacrés à la surdi-mutité, à la cécité, à l’arriération motrice, mais surtout au développement culturel de l’enfant déficient mental. En 1925, il fonde à Moscou un laboratoire de psychologie 44 dont il deviendra le directeur scientifique. C’est là qu’il coordonne l’enseignement, les curricula des écoles spéciales et les recherches en défectologie, ayant trait au développement de l’enfant atteint d’une déficience et à l’éducation spécialisée. C’est ce dernier aspect que nous retenons ici.

Ce psychologue considère que l’étude de la déficience intellectuelle telle qu’elle est menée dans de nombreux pays, notamment en France et aux États-Unis 45 , est particulièrement réductrice. En effet, durant ce premier quart du XXe siècle, les déficits intellectuels sont essentiellement mesurés par des tests. L. Vygotski ne rejette pas l’utilisation de ces mesures. Il affirme seulement que les déficiences intellectuelles d’un enfant retardé ne sont qu’un aspect de son fonctionnement mental et que d’autres compétences doivent être prises en compte pour comprendre sa personnalité. Il a une connaissance approfondie de la psychologie expérimentale 46 et il va procéder à une analyse théorique du concept de retard mental. Il est convaincu que la question du rapport entre l’affectivité et l’intellect dans l’arriération mentale doit devenir le point central de ses recherches. À la lecture de son article de 1935, on trouve les prémisses des grands travaux qui vont marquer ultérieurement le champ de la déficience mentale, notamment chez B. Inhelder et R. Zazzo. Il montre que la différence entre l’enfant retardé et l’enfant normal ne se situe pas dans les particularités de l’intellect ou de l’affectivité. Il la place dans la variabilité des relations entre les fonctions psychiques, dans la réorganisation des systèmes de connaissance et dans l’apparition des nouvelles relations entre les fonctions.

Une constatation s’impose au lecteur un peu averti du domaine de la déficience. Un ensemble de faits et d’idées développés dans son œuvre sont d’une grande modernité. Nous ferons tout d’abord allusion à ses nombreuses critiques à l’égard de l’approche psychométrique. Ensuite nous présenterons ses réticences envers une certaine pédagogie spécialisée. Enfin, nous proposerons sa conception des relations entre la déficience mentale et le contexte social dans lequel elle s’exprime.

Définir l’âge mental d’un enfant à l’aide de tests ne permet que de percevoir son développement actuel. Il convient d’ajouter une seconde mesure qui s’obtient en analysant ce que l’enfant peut faire lorsqu’il est aidé par une personne plus compétente, un adulte ou un pair. L. Vygotski a une position résolument dialectique qui permet un éclairage sans cesse renouvelé sur le rôle joué par un déficit. Ce dernier, quelle que soit sa nature, entrave qualitativement le développement et, en même temps, stimule la croissance de l’individu. Celle-ci est stimulée, renforcée pour forger un être unique.

S’agissant des mesures pédagogiques à prendre sur la base d’un diagnostic du développement, l’auteur met en question la manière traditionnelle de poser le problème. Trop souvent, le niveau repéré à l’aide de tests est considéré comme une limite que l’enfant est incapable de dépasser. Il remet aussi en cause l’idée que ces apprenants devraient être éloignés de la pensée abstraite. Un tel positionnement aurait pour conséquence de consolider leurs incapacités.

Enfin L. Vygotski surprend quand il parle du développement culturel de l’enfant handicapé. Il considère que son placement dans une école spéciale entraîne très souvent une stigmatisation importante, responsable d’une réduction des rôles sociaux disponibles pour favoriser son développement. C’est notamment autour de cette idée que surgira le mouvement destiné à promouvoir l‘intégration. Dans le même ordre d’idées, l’auteur introduit dès 1930, la distinction entre déficience et handicap. Il montre dans Les fondements de la défectologie qu’un enfant présentant un « défaut » n’est pas obligatoirement handicapé 47 . Pour lui, le degré de handicap et de santé dépend de l’issue de la compensation sociale. « la cécité, la surdité et d’autres défauts ne font pas, à eux seuls, de leur détenteur un être défectueux ». 48 La déficience mentale ne se résume pas à une diminution quantitative de certaines fonctions, mais correspond à une organisation qualitativement différente. C’est une ouverture vers de nouveaux horizons, oubliant ainsi une norme paralysante qui justifiait un conditionnement du sujet, voire un immobilisme éducatif. C’est une remise en cause d’une pédagogie centrée sur des activités concrètes sans aucune finalité. La défectologie n’ignore pas les déficiences de l’enfant, mais elles ne constituent pas en elles-mêmes le sujet important. L’essentiel réside dans les réactions de l’organisme et de la personnalité que va mettre en œuvre l’individu face à un déficit. L. Vygotski prône d’une part une interaction constructive entre l’adulte et l’enfant et d’autre part l’élaboration d’objectifs pédagogiques puissamment compensateurs. Le pédagogue apparaît comme un accompagnateur, un médiateur refusant l’étiquetage qui réduit les possibles. C’est aussi celui qui a perçu les liens tenus entre l’enseignement généraliste et celui que l’on dit spécial, spécialisé.

Fort de ces apports pluriels, le regard porté sur ces populations à la « marge » s’est trouvé régulièrement bouleversé. À travers cette évolution, c’est la question du normal et du pathologique qui a traversé la pensée et l’œuvre de ces pionniers.

Notes
31.

Nous pensons notamment aux travaux de Destutt de Traçy qui reconnaît l’importance de l’activité volontaire dans le développement. Il reconnaît quatre modes de pensée : la sensibilité, la mémoire, le jugement et la volonté.

32.

Il écrit pour vivre, fait de la critique d’art et publie des articles politiques et économiques.

33.

Georges Cabanis, (1757-1808), médecin français était un discipline de Condillac.

34.

Maine de Biran, ( 1766-1824), philosophe français de tendances spiritualistes.

35.

Victor Cousin, (1792-1867), philosophe et homme politique français, chef de l’école spiritualiste éclectique.

36.

Friedrich Fröbel, (1782-1852), pédagogue allemand, créateur d’une méthode d’éducation laissant une grande liberté aux individus.

37.

Cette approche sera reprise par Édouard Claparède quand il parle du jeu pour les enfants normaux.

38.

Edouard Seguin va inventer une série de barres dont Maria Montessori va se resservir.

39.

Il crée les écoles de South Boston, de Barre et d’Albany. Il meurt à New-York en 1880.

40.

Gardou Ch. ; Develay M. Revue Française de Pédagogie, Ce que les situations de handicap, l’adaptation et l’intégration scolaires « disent » aux sciences de l’éducation, n°134, p.19.

41.

Il est né en 1896 à Orsha, près de Minsk, la même année que Jean Piaget et que Célestin Freinet.

42.

S’agissant de l’œuvre de Vygotsky, nous ne disposons que de peu de textes. Nous pouvons citer : – Pensée et langage, 3e édition de la traduction française (1998), La Dispute, Paris, 1934-1937 (1ère édition). – Défectologie et déficience mentale, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1994. – La signification historique de la crise en psychologie (1927), Delachaux et Niestlé, Paris, Lausanne, 1999. – Théorie des émotions. Étude historico-psychologique, L’Harmattan, Paris, 1993/1998. – La méthode instrumentale en psychologie (1930), in B. Schneuwly, J.-P. Bronckart, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1985. – Les bases épistémologiques de la psychologie (1931), in B. Schneuwly, J.-P. Bronckart, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1985. – « Psychisme, conscience, inconscient » (1930), Société française, n°1, 51, 1935. –« Apprentissage et développement à l’âge préscolaire » (1935), Société française, n°2, 52, 1995.

43.

Nous pensons notamment à Luria et à Léontiev.

44.

Il sera dénommé plus tard Institut Expérimental de Défectologie.

45.

Travaux d’Alfred Binet en France et de Terman aux Etats-Unis.

46.

Il connaît les travaux de Édouard Seguin, Keller, Levin.

47.

Nous voyons là une remarquable anticipation du démembrement du concept de handicap, proposé par l’O.M.S. en 1980.

48.

Lev. S. Vygotski, Les fondements de la défectologie, in Barisnikov Koviljika et Petitpierre Geneviève, Défectologie et déficience mentale, p. 48, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1994.