1.2.1 L’ère des pionniers

Sur le plan institutionnel, le mouvement né de l’interaction entre le médical et le scolaire se concrétise avec la loi du 15 avril 1909. C’est la première loi fondamentale qui établit en France le principe d’un enseignement spécial pour les enfants mentalement anormaux. Elle entérine une démarche philantropique, politique, médicale, idéologique, en faveur de la prise en charge de ces élèves particuliers. Elle prévoit notamment de nouvelles structures d’accueil. C’est la création des classes de perfectionnement annexées aux écoles primaires accueillant les enfants de six à treize ans et des écoles autonomes de perfectionnement qui proposent un enseignement professionnel jusqu’à 16 ans. La mixité n’est pas autorisée 51 . Cette loi est enrichie par les arrêtés des 17 et 18 août de la même année, relatifs aux programmes, à l’organisation des classes et à l’esprit devant en présider l’application. Le dépistage des arriérés 52 est effectué par une commission médico-pédagogique tripartite (directeur, inspecteur, médecin). Le problème délicat du recrutement n’ayant pas été résolu à l’issue des travaux de la commission de 1904, le ministre de l’Instruction publique le confie à un scientifique et un médecin : A. Binet et T. Simon. Ils publient en 1905 la première échelle métrique de l’intelligence dont la perspective est celle d’une description immédiate et classificatrice. À l’issue de nombreuses vérifications et modifications, ils élaborent des items spécifiques pour des âges s’échelonnant de trois à quinze ans. Cette échelle appelée « test Binet-Simon » fut construite en moins d’une année, mais en fait, elle représente la synthèse de vingt ans de recherches. Lors de la présentation de son outil, A. Binet en précise l’objectif et la valeur :

‘«L’idée de mesure n’est pas prise dans son sens mathématiques, c’est-à-dire quantitatif, mais elle se ramène à un classement hiérarchique (…). Notre but est, lorsqu’un enfant sera mis en notre présence, de faire la mesure de ses capacités intellectuelles, afin de savoir s’il est normal ou arriéré. Nous devrons à cet effet étudier son état actuel et cet état seulement, par conséquent, nous négligeons son étiologie… En ce qui concerne son avenir, même abstention, nous ne cherchons point à établir ou à parer un pronostic. Nous nous bornons à recueillir la vérité sur son état présent. » 53

L’échelle se propose donc d’évaluer à un moment donné si l’enfant est en avance ou en retard par rapport à des individus de son âge. La différence est estimée en mois, voire en années. S’agissant de l’utilisation de son test, l’auteur précisait :

‘« Il est clair que cette méthode de mesure ne peut être mise entre les mains du premier venu… Elle n’a rien d’automatique, on ne peut la comparer à une bascule de gare sur laquelle il suffit de monter pour que la machine délivre votre poids imprimé sur un ticket. Ce n’est pas une méthode de manœuvre et nous prédisons au médecin pressé qui voudrait la faire appliquer par des infirmières qu’il aurait des déboires… Tout procédé scientifique n’est qu’un instrument qui a besoin d’être utilisé par une main intelligente… » 54

Ce test va connaître un grand succès, non seulement en France mais surtout à l’étranger. Le docteur O. Decroly va l’utiliser et contribuer à sa renommée hors de nos frontières. Les imperfections de son échelle métrique seront dépassées plusieurs décennies plus tard. C’est en 1912 que le psychologue allemand W. L. Stern 55 introduira la notion de quotient intellectuel.

L’instrument servant le recrutement réalisé, le législateur précise que l’effectif des classes concernées est plafonné à quinze élèves de 7 à 13 ans. Dans des cas très exceptionnels, il peut être porté à vingt. Les activités veulent épanouir tout en préparant à la vie. On y associe l’expression (chant, dessin, modelage) avec le travail manuel (pliage, mesurage, découpage, jardinage…), l’oralisation (histoires, anecdotes…) et l’éducation physique (bases motrices).

La nécessité d’un personnel compétent, spécialisé se fait sentir très rapidement afin d’accueillir ces populations spécifiques. Les meilleurs éléments du corps des instituteurs titulaires sont soumis à un examen spécial, le Certificat d’Aptitude à l’Enseignement des enfants Arriérés (C.A.E.A.). Un programme d’examen et non d’enseignement est rédigé. Il comprend quatorze questions regroupées en quatre rubrique : psychologie, institutions, physiologie, pédagogie. Cette dernière était d’ailleurs la partie la moins développée de l’ensemble. Les maîtres spécialisés bénéficient des mêmes droits et avantages que leurs collègues des écoles élémentaires publiques. Toutefois, la pénibilité de la tâche justifie une indemnité supplémentaire 56 .

L’ensemble de ce dispositif confère à la Loi de 1909, un caractère progressiste indéniable. Elle s’inscrit dans la suite des lois de J. Ferry sur l’obligation pour l’État d’assurer l’instruction de tous les élèves de six à treize ans. Elle se révèlera toutefois relativement inopérante et sera l’objet de nombreuses critiques. La plus fréquente et la plus sévère réside dans son caractère facultatif. En effet, les créations de classes et écoles étaient laissées à la charge des communes et des départements, même si l’État participait. Ce choix politique constitua indiscutablement un obstacle à une application efficace. La circulaire du 5 avril 1921 fait un constat d’échec et met en cause l’aptitude des instituteurs à repérer les arriérés. Cet argument paraît bien fragile pour expliquer à lui seul l’inefficacité de l’enseignement spécial. Plusieurs éléments de réponse peuvent être avancés.

Le premier renvoie à l’article 12 de la loi qui prévoit la mise en place d’une commission tripartite afin d’orienter certains enfants en classe spécialisée. Si son rôle est bien défini, dans les faits, le dépistage qui aurait dû être systématique reste au mieux occasionnel. De plus, il ne respecte pas l’esprit qui légitime les classes et écoles de perfectionnement. Le personnel est insuffisamment formé et compétent.

‘« Nous avons dû recevoir dans notre propre classe de perfectionnement, envoyés par des médecins ou des services médicaux, avec certificat demandant l’admission, des imbéciles voire des idiots sans compter des mongoliens, certains de degré inférieur. » 57

Le deuxième indique que les instituteurs spécialisés perçoivent leurs classes comme des lieux de relégation pour « fauteurs de troubles » qui perturbent le fonctionnement des cours ordinaires. Quant aux effectifs que le législateur avait arrêté à quinze élèves, ils atteignent régulièrement vingt, trente et même quarante enfants !

Le troisième est une des conséquences de la grande guerre. En effet de 1914 à 1919, il n’y a pas de recrutement d’instituteurs spécialisés, pas de créations de classes ou d’écoles de perfectionnement. Enfin, aucun crédit spécial ne sera alloué au budget de l’Instruction publique pour l’application de la nouvelle loi. Aussi, les ouvertures facultatives seront liées à l’intérêt, aux besoins reconnus par les communes et départements. Un grand nombre de villes préfèrent créer des classes ordinaires accueillant ainsi un plus grand contingent d’enfants.

Le quatrième réside dans le fait que les candidats aux fonctions d’instituteurs spécialisés restent peu nombreux. 58 La formation n’est pas rémunérée, impose bien souvent de longs déplacements et est sanctionnée par un examen ardu.

L’ensemble de ces difficultés explique en grande partie le faible développement d’un véritable réseau de classes de perfectionnement. En 1942-44, on en compte environ 300 sur le territoire. Après la Libération, en cinq ans, elles seront multipliées par cinq. Elles seront un peu plus de mille en 1951. Les créations sont toujours dues à des initiatives locales, liées à l’action de personnalités médicales et associatives militant en faveur des anormaux. Après la mort de G. Baguer, le ministère abandonne la campagne en faveur des institutions d’éducation spécialisée. Au cours des années suivantes, différents projets de loi visant à rendre les créations obligatoires et à élargir la portée de ces institutions sont déposés, mais aucun n’est voté. Les initiatives de l’État sont pratiquement inexistantes jusqu’au Front populaire et ne se développent vraiment qu’après la seconde guerre mondiale. 59 Dans les écoles, le discours dominant continue à traiter indiscipline et retard scolaire selon les termes pédagogiques habituels. On considère que tous les écoliers, quels que soient leur caractère et leurs aptitudes, relèvent de l’enseignement ordinaire. L’ensemble des maîtres ne semble pas concerné, et seuls quelques uns d’entre eux se dirigent vers l’enseignement spécial. Ces derniers sont unis par un fort esprit de corps et il semble qu’ils fassent l’objet du même ostracisme que celui qui frappe leurs élèves.

Notes
51.

Elle l’est en Belgique et en Angleterre depuis un certain temps déjà.

52.

Les enfants pour lesquels un tel dispositif était mis en place avaient été recensés dans l’enquête de 1905, impulsée par le ministère de l’Instruction publique : 14200 arriérés (8336 garçons ; 5864 filles) et 3400 instables (1855 garçons ; 1545 filles) sur une population de 5015416 enfants. Ces anormaux étaient issus, en grande partie, des classes populaires.

53.

Article de A. Binet dans L’année psychologique, 1905.

54.

Binet A. (1911)., Les Idées modernes sur les enfants, Paris.

55.

Il contribua également, par ses études sur le développement de l’intelligence, à faire progresser la recherche dans le domaine de la psychologie de l’enfant (La psychologie différentielle dans ses fondements méthodologiques, 1911).

56.

L’article 8 de la loi fixe cette indemnité à 300 F.

57.

M. Prudhommeau

58.

De 1910 à 1920, 44 instituteurs ont obtenu le C.A.E.A. En tenant compte des blessés et tués à la guerre, ils sont 35 en 1920.

59.

1947 : création du C.N.P.S.