Élève H:

« M. est actuellement scolarisée en CLIS. Lors du bilan, M. est apparue comme une préadolescente très posée. Elle désire apparaître plus âgée qu’elle ne l’est en réalité. Son discours montre qu’à la maison elle est devenue une parfaite petite femme d’intérieur. Le départ de sa mère dans une ville éloignée et la nécessité de vivre avec son père et sa sœur l’ont conduite à tenir ce rôle.

Le bilan cognitif souligne des capacités intellectuelles moyennes, meilleures en performance qu’en verbal. Dans le domaine de la langue, les capacités d’apprentissage demeurent réduites. Les normes sociales sont mal intégrées et l’ouverture au monde est très réduite. Ces résultats contrastent avec des capacités d’analyse et de synthèse proches de la moyenne. La figure de Rey souligne les capacités à aborder une tâche complexe dans un domaine non verbal. Sur le plan clinique, on note une immaturité psychique importante. Il est possible que M. se protège d’une situation familiale insécurisante et préoccupante tout en cherchant de manière excessive à contrôler la réalité (gros investissement dans le ménage, la tenue de la maison). Une mesure AEMO avait été préconisée. Il serait indispensable qu’elle se poursuive et que M. puisse aussi bénéficier d’un suivi psychologique.

Sur le plan des apprentissages, le niveau en lecture demeure faible (environ 7 ans). Un suivi orthophonique a déjà eu lieu. Il serait souhaitable d’en prévoir un nouveau. Une 6ème SEGPA est souhaitable à la sortie de la CLIS. Il faudra aussi prévoir un suivi éducatif et psychologique de cette enfant. La structure de la personnalité et les évolutions possibles à l’adolescence me paraissent préoccupantes. »

Nous présentons pour affiner les bilans dressés lors de ces différents comtes rendus un élément contestable et régulièrement contesté qui est toutefois systématiquement pris en compte par le psychologue scolaire lorsqu’il s’agit d’orienter un élève en Classe d’Intégration Scolaire. Nous voulons parler du test de Q.I qui est le critère principal pour définir le retard mental, bien qu’intelligence et Q.I ne soient pas synonymes. Si un siècle de travaux scientifiques dans ce domaine a permis de développer des instruments d’évaluation fiables, une définition largement acceptée de ce que ces instruments mesurent reste encore à établir. En effet, bien que les tests de Q.I permettent de classer les personnes atteintes de retard mental sur une échelle quantitative de fonctionnement intellectuel, ils fournissent une définition très limitée de ce retard qui cache des différences comportementales, développementales et étiologiques majeures. Très simplement, deux enfants peuvent avoir un Q.I semblable sans pour autant qu’il soit possible de les comparer. Cette situation est compliquée par le fait que l’intelligence est une entité relativement stable sans pour autant être une entité fixe. Le Q.I est une mesure prise à un moment et dans un contexte donnés qui, si elle reflète la plupart du temps correctement la performance du sujet, traduit aussi en partie les circonstances de l’évaluation 207 .

Ces mises en garde annoncées, nous présentons les résultats obtenus par les élèves décrits précédemment et « bilantés » par un psychologue scolaire. Nous rappelons qu’ils appartenaient tous à la même classe d’intégration scolaire.

Afin de permettre au lecteur de pénétrer plus aisément le quotidien très particulier du maître de CLIS, nous nous proposons à travers les lignes suivantes d’ouvrir la porte d’un univers aussi riche que déstabilisant.

L’enseignant de CL.I.S. 1 accompagne des jeunes en grande difficulté d’apprentissage. Le numéro ajouté au sigle indique que la nature de ce qui pose problème est ici mentale. Cette classification ne signifie aucunement que la pensée est absente ou infime. Il s’agit de différence, qui plus est non déterministe. Pour sensibiliser à cette épaisseur que masque la typologie, une rapide immersion dans le quotidien scolaire suffit. Ainsi, ce matin de janvier 2002, à 8h 34 min, dans l’école Léon Dhermain (Cournon d’Auvergne)… Une discussion animée secoue déjà la petite communauté. Bruno, dit « Bruce Lee », est hors de lui. Cette terreur d’un mètre dix, abonné au 24 fillette malgré ses 11 ans, vient de se faire « traiter ». Une petite blonde de la classe voisine a osé… Il hurle à qui veut bien l’entendre : « Hein, on est quand même pas des mongols ! ». La tension est énorme.

- « Moi, je suis d’accord avec Bruno, on n’est pas des gogols, la preuve, la preuve (voix étranglée par la colère) et ben on mange à la cantine » argumente Caroline, 12 ans, baptisée « la puce enragée ». Cette fois, c’est sa petite taille et sa perpétuelle agitation, le visage sans cesse animé de tics qui ont inspiré le surnom. C’est qu’elle en a fait craquer des maîtresses depuis qu’elle fréquente l’école. Deux C. P, Classe d’adaptation, deux C.E.1, on peut avancer qu’elle connaît « la musique »…

- « D’abord on dit pas cantine ! On dit restaurant scolaire, c’est la dame de la cantine qui m’la dit » affirme haut et fort Nicolas « Coca-Cola » qui fêtera ses 12 ans au mois de décembre prochain. Coca-Cola déchiffre quelques mots, maîtrise la numération jusqu’à 20, mais a en revanche un sens aigu de l’observation, enregistre un maximum de conversations d’adultes. Souvent très extraverti, il juge pertinent d’apporter son concours aux idées échangées.

- « C’est vrai, en plus on mange avec ceux des autres classes » renchérit Damien, alias le « Chintok ». Là, c’est un faciès laissant penser à une origine asiatique qui a donné à ses camaradesl’idée de ce sobriquet.

- « Moi, j’dis qu’on est pas des neu-neu ! On a des problèmes, c’est tout… » s’écrie Horan, jeune fille de 13 ans, pensionnaire de la CL.I.S depuis plusieurs années.

- « T’as raison on est pas des handicapés, hurle Bruce Lee, puis se ravisant vers un de ces camarades de classe, « sauf peut-être Paulo, comme y bave des fois… »

- « Oui, mais c’est pas de sa faute si y sait pas lire, c’est comme moi, c’est les maîtresses dans les autres classes, elles m’ont loupé, alors maintenant, c’est dur… faut rattraper… »

Nous sommes seuls dans la cour… les autres élèves sont rentrés. Il s’agit de regagner notre classe. Nous gravissons les quelques marches dans un calme relatif, même si les tensions demeurent présentes. Chacun rejoint sa table et semble se préparer à vivre une nouvelle journée placée sous le signe des apprentissages. J’assiste alors, comme chaque matin, aux différents rituels. C’est un préalable incontournable avant d’envisager un quelconque début d’enseignement. Certains rappellent ainsi leur difficulté à vivre l’école, leur angoisse…

Lucien aligne consciencieusement ses quatre trousses remplies de crayons de couleur, de feutres, de gommes, de taille-crayons… Il les dispose avec méthode… les regarde… semble satisfait, puis brusquement modifie cet ordre que lui seul connaît. Quelques secondes passent avant qu’un nouvel agencement lui apparaisse plus judicieux…

Pendant ce temps, Pierre vide entièrement son cartable. Au-delà de la totalité des cahiers, classeurs, et livres que j’ai pu fournir depuis le début de l’année, on trouve une dizaine de goûters vieillissants, quelques pogs, billes et même le nouveau testament (« Tu sais bien me dit-il devant mon regard surpris, j’ai caté ce soir… »). L’ensemble de ce matériel va rejoindre son casier dans un alignement tout à fait militaire. Ce soir, le tout regagnera le cartable jusqu’à demain !

Cynthia, elle, se relève pour la troisième fois pour vérifier que la porte de la classe est bien fermée. « Dis maître, pourquoi elle est verte cette porte, moi j’n’aime pas les portes vertes ! »

D’autres, n’ont qu’une envie, retarder ce moment où il va falloir apprendre sous le regard des autres, montrer qu’à 13 ans on ne sait toujours pas écrire son prénom, qu’on ne sait toujours pas si on est lundi, mardi ou, pourquoi pas, dimanche ? Alors, peut-être que l’on va pouvoir aller se laver les mains, porter un document dans une classe voisine… ou arroser ces glands plantés en octobre et dont on ne voit toujours pas pointer le bout de leur nez.

Bruno, lui, n’a toujours pas digéré son altercation du matin et rumine ce qu’il a vécu comme une humiliation. « Pourquoi, j’suis pas dans une classe normale ? »

Il est temps pour le maître de rappeler ce qu’on fait ensemble, d’expliquer ou de tenter de parler les mots « difficultés », « classe spécialisée », « différence », « handicap »…

À la suite de mon intervention, la tension est retombée, laissant place à un silence impressionnant. Que se passe-t-il dans les têtes ? Nul ne pourra jamais le dire mais l’existence et la légitimité de notre groupe semble être clairement apparue à leurs yeux. Sont-ils bien dans une classe, selon la définition traditionnelle et les regards portés habituellement sur ce type de structure ?

Le maître y réfléchira peut-être ce soir… ou plus tard… en effet, Lucien vient de l’interpeller « Alors, on fait pas d’travail aujourd’hui ? »

Notes
207.

On sait en effet depuis longtemps que les résultats d’une évaluation de Q.I peuvent être influencés par de nombreux facteurs n’ayant rien à voir avec ce que l’évaluation était censée mesurer- comme le niveau de fatigue ou d’appréhension du sujet, ou l’encouragement qu’il reçoit de l’évaluateur, ou encore l’appartenance ethnique de ce dernier.- et que la performance intellectuelle d’une personne dépend souvent en grande partie de la manière dont les problèmes à résoudre sont posés et du contexte dans lequel cette performance est évaluée.