2.3.2. Quand le familier protège de la peur

La méthode traditionnelle est assez vite maîtrisée par les enseignants. Ils n’ont d’ailleurs pas eu beaucoup de mal à y parvenir.

Elle n’est pas seulement l’objet d’une connaissance assimilable à celle d’instruments que l’on aurait l’habitude de manier. Celle-ci correspond à « des façons d’être qu’ils se sont incorporées » 253 , qui ne font qu’un avec eux-mêmes. Ces dernières reflètent leur style de comportement, les perceptions de leur propre personne et de leur rôle, le sentiment qu’ils ont de celles qu’entretiennent élèves et parents. Les éducateurs ne sauraient s’en écarter par la seule décision de la volonté. Quel intérêt auraient-ils à s’engager dans une aventure réclamant préalablement de se faire violence ? D’autant que les aboutissements comme les conséquences sont bien imprévisibles. Un tel courage est loin d’être répandu. Pratiquer vraiment une didactique rénovée, de cela ils en ont à coup sûr la sensation, revient moins à changer de techniques qu’à se changer soi-même.

Si la plupart persévèrent dans leurs habitudes c’est que la perspective de la transmutation jointe à celle de la transformation est indissociable du sentiment de s’abandonner à l’inconnu. Sans doute est-ce ce qui a fait dire à J. Ardoino que « la résistance au changement se situe surtout au niveau de l’angoisse » 254 . Le personnel enseignant est mu par un souci légitime et une appréciation judicieuse des exigences minimales de sa sauvegarde psychologique. Il serait malvenu de le blâmer d’hésiter devant une auto-structuration qui, pour beaucoup, resterait périlleuse. Le professeur devant les signes incontournables d’un appel à rénovation est un peu comme le propriétaire sans fortune qui a conscience de l’état de délabrement de sa maison. Il espère que les choses pourront durer encore tout en redoutant qu’elles s’effondrent inopinément. Il craint même que les retouches mineures en accusent les fissures ou en précipitent l’écroulement. Son anxiété devant l’ampleur de la tâche et les incidences qu’elles comporteraient pour lui, le font persévérer dans la tradition.

Il ne faut pourtant pas le voir comme simple victime. Celui-ci sait accuser les circonstances de le contraindre contre son gré. Il peut également miner les dispositions officielles qui pourraient remédier au mal que lui-même dénonce 255 . Parfois la conjuration se durcit, passant par un exorcisme des « méthodes nouvelles ». Pour cela, on travaille à les rendre utopiques tout en s’assurant de la pertinence des anciennes procédures. Ainsi, peuvent être exploitées des facettes négatives chez l’écolier : passivité, attention fragilisée, nervosité grandissante, sens atrophié des responsabilités, inaptitude à l’autodiscipline... Il est aussi du registre d’accuser la conjoncture familiale et socio-culturelle ou l’influence pernicieuse des média. Quand les sujets semblent de plus en plus soumis aux pressions de l’image, que les instances adultes s’effondrent autour d’eux, qu’un défaut d’autorité gronde, rien ne vaut une didactique ferme.

La peur de l’inconnu installe donc dans une impasse. On ne trouve d’issue qu’en imputant l’impossibilité de réformes à des raisons qui contraignent à les différer. Il faut bien souligner qu’elles sont suffisamment crédibles pour masquer ce qui pousse à les mobiliser. Et puis, cette consistance entretient les ardeurs en désignant des adversaires. Ceux-ci doivent être assez robustes pour ne point s’effondrer à la première attaque, d’où un appel à militer en vue de les détruire, et assez invulnérables afin qu’il y ait un sens à les combattre et que l’on puisse à l’avance fantasmer leur défaite.

Notes
253.

 Id., p.96.

254.

 Voir J. Ardoino, (1965), Propos actuels sur l'éducation, Paris: Gauthier-Villars, p.407.

255.

 On songe notamment à l’application très partielle de la Circulaire du 29 décembre 1956 sur la suppression des devoirs du soir. On peut ajouter l’accueil sur un mode ambivalent de la prolongation de la formation professionnelle ou encore des mesures relatives au recyclage et "au tiers-temps".