2.3.4. Une vulnérabilité avec laquelle compter

Des deux ressorts qui ont émergé pour cette mécanique du statisme, on peut avancer que le second exacerbe le premier. Cette porosité à l’effroi doit être méditée.

Peut-être est-il temps de procéder à un ajustement quant à la force de caractère des humains. Cessons de psalmodier qu’une maturité s’est définitivement affirmée depuis le miracle grec. On ne dira jamais assez combien les civilisés, pour assumer leur statut de roseau pensant, interprètent 262 , font preuve de surdité 263 et restent demandeurs de gratifications 264 . En dépit d’un redressement postural les engageant à s’arracher à leur arrière monde, les Hommes ne sont guère intrépides. Ils ont plutôt hérité d’un tempérament profondément craintif, étayé sur les automatismes de survie animale et la primitive conscience de leur dénuement physique. Ceux qui marchent debout se caractérisent toujours par une prédisposition à la fuite et par l’angoisse de Mort. D’une condition ne trouvant pas en elle-même les raisons de son existence, ils s’inscrivent encore dans l’inquiétude intellectuelle et la valeur ajoutée de sens 265 .

Il faudrait enfin se soucier de ce complexe de vulnérabilité. En Occident, la volonté d’exorciser cette prégnance couarde a été un formidable aiguillon culturel. Mais, elle s’est accompagnée d’un leurre à sa mesure. Les progrès du Logos, via la Ratio et le développement d’une attitude de conquête, égarent les esprits. Ces victoires matérielles ont laissé croire à l’idée d’un corrélât d’évolution pour la nature psychologique du Sapiens. Or, ce subterfuge par le contrôle et la domination a ses limites. Il impose le maintien d’une forte crédibilité dans les constructions mentales. Aussi ne résiste t-il plus lorsque s’effondrent modèles et valeurs. Faute d’apprivoisement de leur épouvante archaïque, les humains ainsi dépossédés de leurs béquilles affectivo-cognitives se révèlent tels qu’ils sont : refoulés et fragiles. Si l’on en doute, que l’on songe au chahut de la patascience en cette fin de siècle, aux derniers relents de psychophysique 266 .

Il était urgent d'abandonner l’idée trop répandue sur la fidélité forcée du corps enseignant à la pratique traditionnelle. Les déclarations allant dans ce sens dissimulent la vérité. Elles laissent entendre qu’un vif désir de transformation existe, mais qu’au renouveau, des conditions sont préalables, des délais indispensables. Or, redisons-le, elles évitent avant tout de reconnaître qu’on ne souhaite pas réellement se risquer à changer. En écartant les représentations inquiétantes d'une novation prochaine, les propos tenus déresponsabilisent d'un immobilisme. Ils dispensent aussi tout un chacun de considérer les deux principaux obstacles. Quant à l’habillage des actions par un vocabulaire moderne, ce n’est là que réactualisation d’une autre manière ancestrale de tromper l’ennemi : celle de parler « sa » langue.

Le pari de l’éducabilité est celui de la société humaine. Afin qu’il reste dynamogénique, ses professionnels ont besoin d’un modèle fédérateur. Ce n’est qu’à partir du moment où ce dernier est largement ratifié que l’on peut s’attacher sans témérité à sa réalisation. Tant que l’on n’en dispose pas, les tentatives de transformation ne sont accueillies qu’avec réserve ou marginalisées. Pire, la peur congénitale parvient à enclencher une série de volte-face (représentation du sujet à éduquer, fonction de l’école...) qui compromettent toute réforme globale. Le mouvement n’est alors pas plus réel que la psychologie de la probabilité constituée 267 .

Notes
262.

 H. Atlan a évoqué l’existence d’une pulsion interprétatrice souvent délétère (À tort et à raison, Intercritique du mythe et de la Science, Paris : Seuil, 1986.

263.

 La machine de Wright (à sortie numérique aléatoire de chiffres) rappelle notamment que lorsque des sujets sont confrontés à des contradictions, ils préfèrent déformer la réalité plutôt que sacrifier leur projection.

264.

 On se fera une idée assez précise de ce besoin en consultant l’ouvrage de B. Laborit, Éloge de la fuite, Paris : R. Laffont, 1976.

265.

 La recherche ou l’affirmation d’un sens, ironise Cl. Rosset, “semblent faire partie des choses qui ne changent pas, qui ne peuvent probablement pas changer”(Le Réel, Traité de l’idiotie, Paris: Ed. de Minuit, 1977, p.17).

266.

 Voir par exemple "Le grand bazar du bizarre", dans Les dossiers du Canard, n°36, juill. 1990.

267.

  G. Bachelard constatait déjà que l’homo faber fait tort à l’homo aléator (Le nouvel esprit scientifique, 1934, p.111).