2.4.1. La difficulté d’apprentissage revisitée

L’enseignant ne peut garder son rôle de médiateur qu’en instaurant le savoir comme force de loi dans le champ pédagogique. La manière dont le pédagogue conçoit l’acte d’apprendre est importante en ce qu’elle détermine fondamentalement son enseignement. Certes, c’est l’élève qui commande le processus d’apprentissage, mais cela ne doit pas conduire à faire trop facilement l’économie du savoir, de sa structure et de sa logique propre. En effet, c’est bien à l’école que l’élève peut faire l’expérience d’un dépassement intellectuel introduit par un nouveau savoir.

Face à des difficultés d’ordre cognitif, on retrouve fréquemment quatre représentations inadaptées et paralysantes qui retiennent notamment une croyance en la linéarité de l’apprentissage, en une progression qui irait du simple au plus complexe, sans ignorer les croyances en la « tabula rasa » et en la répétition du même.

Concernant la première, on entretient l’illusion que le temps de l’école obéit à une structuration en trois temps. Tout d’abord un temps d’information, où sont dispensés cours et leçons, ensuite un temps d’appropriation consacré au travail de compréhension et enfin un temps d’utilisation des informations proposées. Seul leur traitement va entraîner compréhension et mémorisation. Comme l’annonce J. Bruner 268 , le développement s’organise autour d’un « savoir comment » accomplir ses intentions. C’est l’intentionnalité qui donne à l’action son sens et son but. Aussi, dans tout processus d’acquisition, l’intention précède-t-elle l’acte. « Parler de compétences, c’est parler d’intelligence au sens large, de l’intelligence opérative du « savoir comment » plutôt que simplement du savoir que. 269

Pour l’enseignant spécialisé, il est inconcevable de vouloir faire « l’impasse » du « savoir comment ». Et même, s’il était tenté par cette économie, ses élèves le rappelleraient par leur attitude (excitation, fuite, repli…) à une remise en cause de ses pratiques.

Quant à la deuxième représentation, elle pense la démarche de connaissance comme une accumulation progressive de notions allant du plus simple au plus complexe, s’appuyant sur une mauvaise lecture des travaux piagétiens et conduisant à une pédagogie attentiste. On pose là l’existence de « pré-requis » comme des préalables indispensables aux apprentissages. Si le maître de CL.I.S., comme d’ailleurs le pédagogue travaillant en classe « ordinaire », s’empare d’une telle démarche, il se retrouvera rapidement à distiller, à juxtaposer une multitude d’informations qui ne feront jamais sens chez l’enfant. Seul le complexe a du sens et mobilise l’élève pour élaborer ses propres critères d’apprentissage.

La troisième idée est que l’enfant n’est pas vierge de toutes connaissances. Comme le souligne G. Bachelard « l’esprit ne commence pas comme une leçon, il y a toujours du savoir avant ». Considérer l’apprentissage comme une relation établit entre un élève ignorant et un pédagogue tout puissant, qui le conduirait sur les chemins du savoir, c’est vouloir ignorer l’existence de représentations solidement ancrées, d’un « déjà là », qui fonctionne comme système structuré d’explication et de compréhension. Le rôle de l’enseignant spécialisé est de mettre en place des situations qui permettront de créer « un conflit de centration » selon l’expression piagétienne, c’est-à-dire un conflit entre la représentation déjà existante et celle que l’on souhaite voir acquérir. Cet objectif, s’il apparaît comme essentiel, engage le pédagogue à travailler à l’invention de situations susceptibles de le favoriser. Encore une fois, il ne s’agit pas de plaquer des connaissances mais de permettre à l’enfant de structurer ses savoirs dans un ensemble complexe à mesure qu’il les acquiert.

Nous terminerons par l’idée que le pédagogue doit établir une relation entre « le trop et le pas assez », ce que J. Bruner nomme une « interaction de tutelle ». En effet, il ne s’agit pas de mettre les enfants, notamment nos élèves en grande difficulté, face à des situations problèmes leur interdisant d’être les acteurs de leur propre savoir. L’enseignant spécialisé ne peut non plus ignorer le danger que représente le moment de déstabilisation, de pertes de repère lors de l’abandon ou de la remise en cause de ses représentations. L’enfant résistera d’autant plus qu’il est fragilisé et qu’il va bien vite mettre en place des mécanismes de défenses face à ce qu’il perçoit comme une violence. Nous reprendrons l’idée que P. Watzlawick appelle le péché originel de l’enseignement, c’est-à-dire que lorsque les apprentissages ne se font pas, on a recours à un renforcement d’ordre quantitatif, où il faut « toujours plus de la même chose ». Il y a là un grand danger pour le professeur, qui en répétant ce qui a produit de l’échec va renforcer chez les élèves, blocages, inhibitions, découragements et sentiment d’incompétence. Il faut aussi être vigilant face à une évaluation sommative, niant un véritable statut de l’erreur, renforçant les blessures narcissiques liées à l’échec scolaire vécu depuis des années par ces enfants déficients intellectuels. L’on devra plutôt s’attacher à redonner aux élèves, à travers des situations expérimentales, le droit à l’erreur et bannir cette connotation morale qui tend à la considérer comme une faute.

Prendre conscience du côté inopérant de ces représentations de l’apprentissage est important. Toutefois, l’essentiel réside dans la proposition du souhaitable et du réalisable. Pour notre part, nous accueillons le modèle pédagogique par investigation-structuration.

« Il caractérise les activités didactiques qui visent à aider les élèves à s’approprier du savoir et pas seulement à le recevoir. Un tel modèle accorde ainsi égale importance aux moments au cours desquels les élèves recherchent, sont en situation d’investigation, et les moments au cours desquels les élèves sont placés en situation de structurer ces investigations 270 ».

Ce modèlepar investigation-structuration renvoie à trois caractéristiques des pratiques pédagogiques d’un enseignant, c’est-à-dire-la forme des apprentissages, le style pédagogique et le mode d’activité didactique.

Les hypothèses d’apprentissage de ce modèle sont de trois ordres : psychologique, épistémologique et didactique.

Les premières conduisent à penser que tout d’abord l’enseignement ne se déploie pas en terrain vierge, chez des élèves qui ne sauraient rien et pour lequel il suffirait de programmer des apprentissages par degrés progressifs. Les choses sont compliquées par le fait que, particulièrement pour les sciences, ils disposent déjà de représentationspersonnelles qui sont le produit de leurs apprentissages spontanés depuis l’enfance. L’enseignant peut penser qu’il est indispensable pour lui de les connaître avant toute action pédagogique ou il peut juger que la mise en place de conflits socio-cognitifs va permettre leur expression collective.

Les suivantes considèrent que l’apprentissage doit être significatif pour l’élève. On ne peut pas faire l’économie de l’instauration d’un dialogue de l’élève avec les objets et avec ses camarades et qu’il faut valoriser les activités de symbolisation. La connaissance scientifique se différencie de la pensée commune parce qu’elle est construite, cohérente et peut être remise en cause. On passe sans cesse de situations concrètes au symbolique pour tenter d’acquérir des notions scientifiques. Il faut aussi articuler les connaissances et reconstruire sans cesse des énoncés antérieurs pour en bâtir un nouveau plus englobant 271 .

Le modèle pédagogique par investigation-structuration intègre les apprentissages par investigation seule et les apprentissages par transmission-réception. Pour les premiers, il s’agit essentiellement de développer des attitudes comme la confiance en soi, la capacité à s’étonner et à questionner. Pour les seconds, nous sommes dans une démarche d’acquisition d’un savoir théorique contextualisé dans un cadre disciplinaire qui donnera lieu dans un deuxième temps à une application à des situations de vie plus complexes.

Ce type d’apprentissage réarticule les deux formes précédentes et leur donne cohérence. Si l’on veut rendre les apprentissages signifiants, il faut faire émerger des problèmes scientifiques des problèmes de vie. L’on parvient à travers des activités du type résolution de problème à un savoir objectif. Il faut cependant veiller notamment avec des élèves en grande difficulté, à ce qu’un cadre de communication existe réellement.

Enseigner les sciences à des enfants regardés comme déficients : une illusion ou une réalité ? Certains détracteurs s’inspirent du modèle piagétien du développement. Celui-ci indique que les raisonnements hypothético-déductifs nécessaires pour élaborer une démarche expérimentale ne sont pas accessibles avant la maîtrise de la pensée formelle, c’est-à-dire avant 12 ans environ, sinon bien plus tard. Cela signifie t-il un empêchement à la pratique de démarches expérimentales pour des élèves plus jeunes et de surcroît « déficients intellectuels » ? Il nous apparaît que c’est là une lecture quelque peu attentiste de l’œuvre de J. Piaget. Nous pensons, au contraire, que l’action éducative concourt grandement à la construction des structures mentales. Ce qui importe, c’est que nos élèves exercent leurs mécanismes mentaux pour que leur développement se poursuive. De nombreuses recherches conduites notamment à l’I.N.R.P. ou par A. Giordan et son équipe ont par ailleurs contribué à tester un modèle pour l’enseignement scientifique précoce.

« La solution ne peut passer que par la succession pédagogique d’activités obéissant à des logiques différentes, chaque moment ne prenant tout son sens qu’en fonction de l’interaction avec d’autres. On peut ainsi distinguer des périodes où l’activité investigatrice est orientée par le jeu, la curiosité, la gratuité, l’intérêt immédiat et pragmatique : ceci donne lieu principalement à des essais « pour voir », peu performants sur le plan strictement scientifique, mais indispensables pour que les élèves puissent se représenter et investir les situations, à partir de leurs représentations initiales (activités dites fonctionnelles). Sans que cela soit toujours initialement programmé, on peut passer à des moments où l’activité accède à un statut scientifique, mais où la méthode reste encore largement tâtonnante et heuristique, avec des moments de réorganisation de la planification et de données recueillies (activités de position/résolution de problèmes). Tout ceci n’est pas contradictoire avec des séquences systématiques, où la démarche s’appuie sur les caractéristiques de l’expérimentation telle que la décrivent les scientifiques. »

Notre recherche veut lutter contre une paupérisation des contenus d’enseignement assez répandue dans le milieu de l’éducation spécialisée. Nous remettons ainsi en cause un regard réducteur d’une didactique au rabais. Notre ambition est de montrer qu’à travers différents domaines scientifiques à forte consistance affective, on peut amener nos élèves à changer leurs niveaux de pensée en gagnant en décentration. Le réinvestissement des acquis, s’il ne va pas de soi, demeure cependant pour ces enfants « mal apprenant » comme pour les autres un enjeu capital.

Après avoir présenté le regard que nous portons sur ces enfants en difficulté et pointer les postures d’enseignant qui nous paraissent inadéquates nous avons rappelé l’opératoire des postulats d’éducabilité et de plasticité cognitive. Nous présentons maintenant les enjeux et les finalités de notre modèle pédagogique.

Notes
268.

Jerome Bruner., un des psychologues les plus marquants de notre temps. De nationalité américaine, traduit en plus de vingt langues, il a été l’objet de multiples distinctions, dont le prix international Balzan en 1987, qui est décerné pour une contribution de toute une vie. Son influence sur l’éducation est reconnue dans le monde entier. C’est à Bruner que nous devons l’idée que chaque domaine de connaissances a sa structure et qu’il est important d’en faire prendre conscience ceux qui l’étudient.Tout en tenant compte de leur niveau de développement, il est alors possible de transmettre des idées complexes même aux jeunes enfants.

269.

Bruner J. 1983. Le développement de l’enfant. Savoir dire, Savoir faire, Paris, P.U.F.

270.

Astolfi J.-P., Develay M. 1989. La didactique des sciences , Paris, PUF, p. 104.

271.

C’est le travail autour des différents niveaux de formulation.