Il y a chez Bachelard comme chez Freud une étroite connexion entre pulsion et représentation. L’appréhension des objets dans la connaissance s’avère contaminée par une projection de soi dans les objets. Un inconscient dynamique fait sans cesse irruption sur le terrain cognitif.
Le problème du progrès de la connaissance doit être posé en termes d’obstacles. Ces derniers se donnent essentiellement sous deux aspects : structural et énergétique. Cela signifie d’une part que le sujet n’est pas intellectuellement préparé au saut en abstraction qui s’impose. Cela exprime d’autre part un primat, celui du principe de plaisir et de l’énergie libre sur le principe de réalité et de l’énergie liée.
La notion de coupure épistémologique en reflète bien la complexité. Elle possède comme chez Comte deux dimensions : historique (histoire des sciences) et individuelle (psychogenèse des concepts). De là une réinterprétation possible de la loi des trois états : préscientifique (de l’Antiquité au XVIIIè siècle), scientifique (de la fin du XVIIIè au début du XXè), scientifique renouvelé (de 1905 à nos jours). Par ailleurs, une rupture ne situe pas nécessairement au même niveau qu’une autre. Cela dépend de ce qu’elle désigne : un moment de la construction d’un concept au sein d’une science déjà rationnelle, un changement de paradigme dans la rationalité, l’avènement de la scientificité, le devenir scientifique d’une discipline. Enfin, cette idée même de coupure engage plus ou moins deux aspects. Il s’agit d’abord d’une réforme de la structure de l’expérience, des habitudes intellectuelles, des concepts et des méthodes. On peut ensuite entrevoir, en même temps, et ce de façon variable selon le niveau où la coupure s’effectue, une conversion des intérêts.
Pareille complexité va obliger Bachelard à opérer une double articulation des étapes de la formation. Cela se fera entre histoire et individu de même qu’entre psychologie de l’esprit et psychologie de l’âme. Tout d’abord, à la périodisation précédente (loi comtienne des états historiques) va correspondre une loi d’évolution individuelle (états de l’esprit dans la formation scientifique). Cela se décline comme suit : état concret voué au pittoresque de la variété ou à la nostalgie des synthèses précoces ; état concret-abstrait du rationalisme géométrique, où la mathématique est plus descriptive que formatrice ; état abstrait, en rupture complète avec l’expérience immédiate, où la mathématique constitue vraiment les concepts. Ensuite, ces trois états de la formation du sujet (esprit) renvoient aux remaniements des intérêts qui en constituent la base effective. De là une proposition pour une typologie de l’âme. Celle-ci se formule de la manière suivante : âme puérile et mondaine, toute de curiosité superficielle ; âme professorale, sorte de dogmatisme qui fonde l’autorité, repli sur la science sûre et les méthodes éprouvées ; âme en mal d’abstraire et de quintessencier, ou intérêt de la recherche comme forme de l’héroïsme moderne.
Dans cette surexistence scientifique, cette aventure de la raison ouverte, se racine la problématique bachelardienne de la patience. Il s’agit d’articuler une psychanalyse des intérêts impurs à une psychosynthèse de l’intérêt purifié. Un déplacement est imposé (et non une destruction). On doit encourager cette fois un intéressement « désintéressé ». Cette purification seule installe dans la patience scientifique. Sans cet intérêt psychanalysé, cette dernière ne serait que souffrance. Mais une fois rendu à son dynamisme autogène, à sa conscience de dialogue, à sa fonction de surveillance, elle devient « vie spirituelle » 295 .
M. Fabre. 1995. Bachelard éducateur, Paris : P.U.F. p.41.