Instincts et archétypes

Le concept de représentation se situe aujourd’hui au carrefour de plusieurs approches disciplinaires : sociologiques, psychologiques, psychanalytiques 297 . La perspective de Bachelard privilégie pour sa part le dernier type de regard. Les obstacles sont pour lui plus subjectifs qu’objectifs (base imaginaire, fantasmatique). Reste que son inspirateur n’est pas tant Freud que son plus proche dissident, à savoir : Jung.

Certes, le philosophe enracine bien les obstacles épistémologiques dans une série d’instincts démarquant les stades freudiens de la libido. Mais l’articulation entre la représentation et l’intérêt de connaissance ne réside pas nécessairement dans une expérience subjective originaire. Ainsi la peur du labyrinthe que doit affronter tout lecteur de Thésée ne correspond vraisemblablement à aucun traumatisme subi. Cette image est angoissante, avant même toute expérience. Comme le suggérait déjà P. Quillet, c’est un « a priori de l’angoisse » 298 . Il en va de même avec l’image de la racine censée puiser le suc de la terre. Il s’agit d’un a priori imaginaire de la nutrition des végétaux, constituant d’ailleurs un formidable obstacle épistémologique. Il faut postuler avec Jung des structures de l’imaginaire qui résument l’expérience ancestrale de l’humanité devant une situation typique. Un archétype est d’abord une image qui est en nous sans venir de nous. Ainsi devant le serpent c’est toute une lignée d’ancêtres qui a eu peur dans notre âme troublée. Un archétype témoigne d’une hérédité émotive collective 299 . Et c’est avant tout un symbole moteur qui dynamise l’imagination.

La métapsychologie freudienne opposait l’instinct de vie à celui de mort. Le clivage ultime de la psychanalyse de la connaissance concerne pour sa part la vie ou la mort intellectuelle. On parle ici d’instinct formatif et d’instinct conservatif. Cette structuration autour de deux pôles antagonistes est présente dès La formation de l’esprit scientifique. Les grands hommes, disait déjà « un épistémologue irrévérencieux », sont utiles à la science dans la première partie de leur vie et nuisibles dans la seconde. Quant aux éducateurs, ils manquent singulièrement d’instinct formatif. On en voit très rarement changer de méthodes. L’idée de formativité nécessaire en éducation sera accentuée dans La philosophie du non. Elle se fonde sur les travaux de Korzybski, centrés sur l’idée de schifting caracter, de la divergence, de l’ouverture. Il s’agit essentiellement de rendre au psychisme son dynamisme d’invention. On promeut le concept comme carrefour des possibles.

Mais l’instinct formatif finit par céder devant le conservatif. Il vient un temps où l’esprit préfère davantage les réponses aux questions. Et la croissance spirituelle s’arrête… (Pessimisme de Bachelard ?)

Ainsi, la tentative bachelardienne relève bien de la psychanalyse. Le concept d’obstacle ou celui de rupture y articule d’abord représentations et intérêts. Puis les voies de la catharsis et d’une psychosynthèse, en alternant, y autorisent un remaniement des représentations. Enfin, une métapsychologie associent en dernière instance les instincts à des archétypes et oppose deux élans : conservatif / formatif. Reste que cette psychanalyse de la connaissance est non freudienne. Bachelard demeure dans une tentative de dépassement permanent. En fait, le « non » veut dire « méta ».

Notes
297.

 Le modèle de J. Wittwer schématise l’ensemble de ces points de vue (cf. M. Sanner, Du concept au fantasme, 224). Le sujet existentiel y apparaît comme la synthèse de quatre instances : épistémique (niveau opératoire, concepts), psychanalytique (fantasmes, complexes, archétypes), psychosocial (images, stéréotypes, modèles idéologiques, structures de la science constituée), biologique (schèmes d’action, origine corporelle des fantasmes).

298.

 P. Quillet. 1964. Bachelard, Seghers, p.91.

299.

 Voir Bachelard. 1965. La terre et les rêveries du repos, J. Corti, p.264.