Le concept de profil épistémologique

Une des principales orientations de l’entreprise bachelardienne, on l’aura compris, est une psychanalyse du savoir. Celle-ci répond à une question déterminante pour la formation : que sais-je ? Si l’angle d’attaque s’avère le concept enseigné ou appris, le référentiel est sans conteste la notion de profil épistémologique.

Le penseur forge ce concept de profil dans la Philosophie du non (chap.2). Il tente alors de définir un nouveau type de philosophie en renvoyant dos à dos celle des sciences chez les philosophes et celle de la philosophie spontanée chez les savants. Lui préfère définir des styles de culture en jouant sur une double particularisation. D’abord, c’est une analyse individuelle, un examen clinique, ne valant que pour un individu déterminé à un stade particulier de sa culture. Ensuite, c’est une sorte de filtre raisonné qui demeure relatif à une notion bien spécifiée : masse, énergie… L’étude privilégiée par Bachelard (de type spectrale) relève d’une philosophie du détail épistémologique. On questionne toutes les circonstances de la culture scientifique. Et le travail est à reprendre pour chaque notion, en vue d’un bilan par comparaison.

Il ressort assez vite qu’un profil, un style culturel renvoient à une hétérogénéité fondamentale. Cette dernière est naturellement fonction des intérêts ou des compétences disciplinaires d’un individu. Mais, deux autres séries de décalages y participent également. L’une renvoie à l’intérieur d’une discipline donnée : même là tous les concepts n’atteignent pas à la même clarté cognitive. L’autre plonge dans les bases de la culture : à chaque concept il convient d’associer son spectre d’intelligibilité. Ainsi, le concept de masse, chez une même personne, se distribue selon cinq philosophies 304 . On va du réalisme naïf au rationalisme discursif (mécanique de Dirac). Ce faisant, on traverse l’empirisme, le rationalisme dit classique puis celui appelé « complet » de la relativité (Newton). Pour un même esprit, il y a plusieurs niveaux de conceptualisation d’une même notion.

Pour Bachelard une connaissance de l’individuel est possible mais elle requiert une typologie spécialisée. Cela passe par une grille de lecture épistémologique susceptible d’expliquer les moments logico-historiques de la constitution de chaque concept. Dit autrement la distribution des sens qui sont donnés, loin d’être dispersée, s’ordonne en un spectre. L’axe du réalisme au rationalisme est en fait génétique, il marque le progrès de la pensée scientifique. Ainsi, le sens de la notion de masse ne se dévoile que dans une succession de moments où l’on peut suivre un enchaînement de levées d’obstacles. Le concept de profil épistémologique nous introduit donc à l’idée d’une archéologie du savoir. Toute confession de sa culture scientifique livre diverses couches géologiques, des plus archaïques au plus élaborées. En elles, de multiples niveaux de conceptualisations viennent se sédimenter.

La dialectique historique de l’activité scientifique, c’est-à-dire l’articulation de la théorie et de l’expérience, est une psychanalyse en acte. Elle complique les notions initiales, les rectifie. Tel est le sens fondamental du concept de formation pour lequel « l’abstraction scientifique est la guérison de l’inconscient » 305 . Mais, entendu au sens pédagogique, la formation se définit comme intervention psychanalytique explicite. Cette dernière, afin de « revivre et achever la déréalisation », aide à travailler sur les représentations (des maîtres comme des élèves). La notion de profil épistémologique est, en puissance, un outil d’évaluation formative. Elle permet aussi bien d’opérer un diagnostic initial que de mesurer l’évolution des schémas explicatifs. Son transfert aux autres disciplines scientifiques est d’ailleurs envisageable. Deux réserves sont toutefois indiquées. L’une est de ne pas chercher à tout prix à réfracter chaque concept sur toute l’étendue du spectre L’autre est de différencier dans ce dernier lui-même, en fonction de chaque discipline et de son degré de maturité.

Les bénéfices pour former les esprits ne s’arrêtent pas là.

Notes
304.

 Voir Bachelard, Philosophie du non, op. cit., p.43.

305.

 Se reporter à La psychanalyse du feu, Gallimard, 1959, p.109 (1ère éd. 1938).