Les représentations des disciplines

Une seconde orientation de l’entreprise bachelardinenne est une psychanalyse de la discipline. Celle-là répond à une autre question majeure pour la formation : que fais-je en tant que professeur spécialisé ? Si l’angle d’attaque s’avère cette fois l’épistémologie implicite que véhicule l’enseignement ou l’apprentissage, les référentiels sont le concept de spectre philosophique et les éléments d’une psychanalyse des intérêts.

Bachelard, dans Le rationalisme appliqué, décrit la démarche de recherche en physique contemporaine comme un dialogue. Ce dernier, qui doit rester très serré, s’établit entre mathématiques et expérience. Il exclut la part des premiers qui n’informerait pas la seconde, tout comme la contribution de l’une qui s’effectuerait en dehors du cadre des autres. Deux signes heuristiques peuvent caractériser cette orientation. C’est d’abord la fécondité récurrente de la théorie (prévisibilité possible de la découverte expérimentale). C’est ensuite l’anticipation rationnelle de l’expérience (annonce possible du phénomène d’après l’équation). Bachelard désigne cette dialectique subtile par le doublet du Rationalisme appliqué et du Matérialisme technique.

Quand il propose d’examiner le spectre entier des épistémologies possibles, le précédent duo occupe une position centrale (voir figure 1). En dehors de cette dernière, les autres approches se donnent comme des pensées affaiblies, impuissantes à rendre compte de l’activité physicienne.

Évolution du savoir scientifique
Évolution du savoir scientifique

Du côté théorie, on glisse vers des formes de plus en plus épurées, devenant vides, creuses. Du côté des faits, on descend progressivement vers une inertie de pensée. À l’un des pôles, on trouve un idéalisme éthéré, bien trop éloigné de l’expérience pour être en mesure de l’animer. À l’autre, on rencontre un réalisme du fait confinant à l’irrationalisme.

Ces différentes représentations de l’activité scientifique intéressent particulièrement une problématique de la formation. On ne se situe plus vraiment dans l’épistémologie en acte. Il s’agit plutôt de la « philosophie spontanée » du chercheur, du professeur, de l’élève. Un référentiel d’analyse est donc disponible.

Une objection peut être anticipée. On lancera qu’une telle distribution reste trop rationaliste pour permettre de saisir en profondeur les représentations mobilisant en particulier des motivations. Mais, Bachelard lui-même, invite à ne pas dissocier réforme de connaissance et conversion des intérêts 306 . Cette liaison entre analyse épistémologique et enquête psychologique s’avère une thèse centrale pour la formation scientifique. Si l’on néglige la première alors la seconde perd toute sa consistance. L’esquisse proposée ici suffit à suggérer une autre conception de la formation. Cette dernière doublerait la constatation des différents styles psychologiques par la confrontation des épistémologies spontanées. La catharsis pourrait alors s’articuler à une réflexion de fond concernant la valeur et la pertinence des philosophies engagées dans l’acte d’enseigner.

L’originalité d’une psychanalyse de la connaissance est d’articuler démarche psychanalytique et approche épistémologique des contenus ou disciplines enseignées. Cinq points semblent la caractériser : 1°) Elle concerne le rapport du sujet au savoir, envisagé comme contenu (concepts, théories) ou comme discipline (constituée). Cela vaut sur les trois modes que sont le savoir apprendre (pour l’élève), le savoir à produire (pour le chercheur), le savoir à transmettre (pour l’enseignant). 2°) Elle implique l’imbrication étroite de l’affectif et du cognitif. Tout remaniement des représentations entraînera peu ou prou une modification des identifications, une remise en cause de soi. 3°) Elle opère l’articulation des faits de connaissance d’ordre psychologique (ou sociologique) à des normes épistémologiques. On s’interroge à la fois sur la cohérence interne des représentations et sur leur pertinence comme sur leur actualité au vu de l’état contemporain des problématiques. 4°)  L’analyse des représentations s’effectue à l’aide d’un référentiel épistémologique. 5°) Le travail sur les représentations prend la forme d’une catharsis.

En respectant ces conditions une telle démarche pourrait se généraliser en formation initiale aussi bien qu’en formation professionnelle. Bachelard y encourage en avançant que la catharsis concerne tout effort éducatif 307 . Finalement, la question que cette entreprise renouvelle est la suivante : Comment faire en sorte qu’enseigner ne revienne pas à inculquer une croyance ? On peut la formuler autrement : « Comment faire en sorte que la raison formatrice ne dégénère pas en habitude ? » 308 .

Passons maintenant à l’idée qui s’est sans doute le plus répandu dans la réflexion didactique, en conduisant malheureusement jusqu’à la caricature.

Notes
306.

 Voir Le Rationalisme appliqué, op. cit., p.24.

307.

 Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, op. cit., p.18-19.

308.

 Formules empruntées à M. Fabre, Bachelard…, op. cit., p77.