L’obstacle épistémologique

Il faut reconnaître que les textes où s’élabore cette notion sont parfois déroutants (La formation de l’esprit scientifique et la Psychanalyse du feu - 1938). Pourtant, pour qui s’attache à la continuité du souci pédagogique de Bachelard, celle-ci y prend sa pleine signification. Elle est en effet toujours analysée dans une perspective de réforme de la pensée (de l’erreur en nous au courage formateur de la rectification).

Les sources d’inhibitions s’avèrent ici nombreuses : langage, connaissance commune, valorisation subjective… Toutes empêchent d’accéder à l’idée d’obstacle. Ainsi l’éducateur, en assimilant l’erreur à un manque de connaissances, a beaucoup de mal à saisir pourquoi un élève ne comprend pas. En fait, l’ignorance n’est généralement pas la cause. Ce qu’il faut incriminer est plutôt la prégnance d’une autre culture, préscientifique. Cette réalité psychique préexiste à l’apprentissage et constitue un tissu d’erreurs « positives, tenaces, solidaires » 309 .

L’idée d’obstacle heurte surtout deux fantasmes symétriques : l’horreur du vide et la valorisation de la virginité. La déroute se lit chez les enseignants à qui l’on signale que leurs élèves en savent trop pour entrer dans le savoir savant. Le questionnement des connaissances endormies, de prime abord, laisse rêveur. La colère les envahit quand on dénonce l’image d’une table rase sur laquelle pourrait s’inscrire sans délai ni rature la vérité. L’économie de l’erreur et des tâtonnements garde ses séductions. On retrouve rapidement le vœu pieux de Descartes : supprimer magiquement l’enfance, faire coïncider naissance biologique et éveil rationnel. Bachelard, au contraire, définit la pédagogie comme travail sur l’erreur. Il fait de l’obstacle épistémologique une nécessité fonctionnelle de la pensée. L’expérience première, le langage, les images, les habitudes, les intuitions sont alors autant de tremplins. L’effort de rectification (sur ce qui le précède) fait construire l’objet rationnel (dit « surobjet »).

La réalité d’un trop plein déjà-là ne doit pas nourrir l’impulsion qui, régulièrement, fait substantiver. La pensée passe trop facilement de ce qui fait obstacle à l’obstacle en soi. Or, une même connaissance, selon le contexte, peut fonctionner tantôt comme outil tantôt comme écueil. Le conflit des valeurs rationnelles et du savoir commun reste constant. On doit passer du substantialisme de l’obstacle à la fonction obstacle. Pareille relativité ramène à l’étymologie. L’obstacle est ce qui se tient devant, ce qui gêne le passage, ou ce contre quoi l’on vient buter. On privilégie l’extériorité. C’est une donnée du langage comme du sens commun, voire de l’inconscient attributif. Mais penser l’obstacle exige une autre attitude ou tournure d’esprit. C’est imaginer un empêchement intérieur au mouvement de la pensée. C’est en s’intériorisant que l’obstacle devient facteur d’inertie, de stagnation, de régression. Penser doit rester difficile.

Il ne cependant pas voir dans l’obstacle, à l’instar des psychanalystes, un blocage psychologique. Pour éclairer, on peut là comparer les analyses de Bachelard à celles de M. Klein à propos des erreurs en mathématiques. Cette dernière cherche par exemple chez l’enfant malade les facteurs biographiques explicatifs 310 . Le philosophe décrit pour sa part les formes prématurées du rationalisme arithmétique. Ce qu’il met au jour ne rationalise pas des nœuds psychologiques ou des symptômes scolaires. Il s’agit plutôt de dévoiler les sources inconscientes d’une conviction qui va perdurer chez tout apprenti géomètre. L’obstacle épistémologique ne désigne jamais les modifications d’une histoire personnelle. C’est seulement une « erreur commune et normale » chez le chercheur comme chez l’élève 311 . L’obstacle est sous le signe du « on », de la généralité, de la banalité.

L’idée d’obstacle épistémologique réfère le développement psychologique de l’élève à celui historique du savoir. La définition fait nécessairement référence à la thèse paralléliste, particulièrement sous la forme comtienne. On se rappelle que la loi des trois états exprime la succession des « régimes de pensée » traitant le problème de la connaissance.

Si l’on reprend schématiquement on peut avancer que l’humanité passe par trois états. Dans l’état théologique, la tension entre faits et théories se résout dans la fabulation mythologique. L’explication mobilisée se décline en termes d’absolu et se colore de traits anthropomorphes. Dans l’état métaphysique, on cherche encore des connaissances absolues mais plus sous la même forme. Ce ne sont plus des mythes mais des principes ou des causes. Dans l’état positif, l’esprit renonce à ses précédentes ambitions pour se consacrer entièrement à l’établissement de lois. On entre alors dans le relatif en se limitant aux phénomènes. Cette périodisation est sous-tendue par une philosophie de l’histoire s’inscrivant dans la continuité. Quoique exclusifs et opposés entre eux, ces états se succèdent graduellement et sans rupture. L’ensemble du processus se veut stable dans sa trajectoire mais différentiable dans la durée nécessaire au parcours. Chaque discipline avance à sa vitesse propre et atteint plus ou moins tôt son âge positif (les mathématiques l’ont déjà en Grèce, les sciences humaines toujours pas chez nous…).

Il faut associer à ces stades de l’intelligence des âges de la vie. On en considère donc trois : enfance théologique, adolescence métaphysique, âge mûr positif. De là un parallèle entre pédagogie positive et épistémologie historique. La loi des trois états apparaît comme le roman de formation de l’humanité que tout élève récapitule. Ce jeu de correspondances définit ainsi un ordre d’exposition des connaissances. Le problème est qu’il s’effectue sous l’hégémonie de l’ordre dogmatique, lequel reflète l’organisation rationnelle du savoir. On peut donc reconnaître que Comte ouvre une épistémologie historique dans laquelle se situera Bachelard. Mais, le chef de file du positivisme ne fait pas entrer dans l’historicisme. La genèse du connaître reste trop sous la tutelle de la structure (classification des sciences). Par exemple, la vitesse avec laquelle une discipline atteint sa positivité est fonction de son rang encyclopédique. Autrement dit, dans l’histoire comme dans la pédagogie, toute succession est également un progrès.

Bachelard, pour sa part, remanie sans cesse cette périodisation. Il lui ajoute un quatrième état : le nouvel esprit scientifique 312 . Il la réorganise à sa façon : enfance théologique, adolescence scientifique, maturité du n.e.s. 313 Il en fait une loi du développement individuel en dehors de toute correspondance historique. Il la double même d’une loi du développement de l’âme qui suit la succession des intérêts 314 . Pour finir, il se démarque du parallélisme comtien, déclaré trop simpliste. Cela ne veut pas dire qu’il rejette l’idée d’un échange d’intelligibilité entre histoire des sciences et genèse du savoir. Au contraire, il le réaffirme : la première reste pleine d’enseignements pour la seconde. L’histoire des sciences est d’ailleurs à considérer comme « une immense école ». Bref, les écoliers d’aujourd’hui font des erreurs qui ressemblent aux vérités d’hier.

Bachelard reste naturellement redevable à A. Comte. Ce dernier a fondé une histoire philosophique des sciences, une histoire des problèmes plutôt que des résultats, une histoire jugée par l’actualité scientifique. Les correspondances entre l’histoire des sciences et la pédagogie participent également d’une intuition dynamogénique. Pourtant, là n’est pas le plus important. L’essentiel n’est pas dans le parallélisme, estimé trop strict, mais réside dans le fait que la genèse du savoir puisse être référée à sa structure. Toute l’idée de l’obstacle épistémologique se vertèbre sur ce « rabattement de l’ordre dogmatique sur l’ordre historique ou psychologique » 315 . Seule l’analyse épistémologique du savoir peut surveiller les conditions de sa construction. Lors, pour la didactique des sciences, l’histoire est une chance. Toutes ne sont pas aussi heureuses…

On retiendra que l’analyse des représentations en termes d’obstacles en appelle à un référentiel épistémologique. Cette idée d’obstacle, néanmoins, se donne toujours sous deux points de vue distincts : celui de l’épistémologie historique ou didactique qui voit dans la représentation une difficulté à surmonter et celui de l’apprenant ou du chercheur pour lesquels l’obstacle, parce qu’il s’avère constitutif de la pensée, n’apparaît pas comme tel. On ne confondra donc pas obstacle et problème. Le second regarde le sujet qui décide ou non de la poser et de le résoudre. Il reste de l’ordre de la conscience, voire du projet, tout en posant une dualité : individu / tâche. Le premier, de son côté, implique une triangulation. Il n’apparaît qu’à un regard prenant du recul, à un tiers exclu, extérieur à la conscience du sujet. C’est un concept psychanalytique qui relève de l’inconscient cognitif.

Notes
309.

 Bachelard, La formation…, op. cit. p.14.

310.

 M. Klein, Essais de psychanalyse, 1972.

311.

 Bachelard, La formation…, op. cit., p.243.

312.

 Référence à l’ouvrage Le rationalisme…, op. cit., p.102.

313.

 Renvoi cette fois au livre La philosophie…, op. cit., p.54.

314.

 Se reporter à l’ouvrage La formation…, op. cit., p.8-9

315.

 Voir M. Fabre, Bachelard, op. cit., p.88.