Dans l’idée d’obstacle, Bachelard enveloppe un triple questionnement. Il cherche déjà à en repérer l’origine. Il s’intéresse par ailleurs aux mécanismes des obstacles et à leurs effets. Il vise en même temps à en produire des illustrations concrètes.
L’obstacle s’avère omniprésent. Il vient de partout et se racine dans le sens commun (opinion). Cette localisation inaugure une critique radicale de la représentation. Schématiquement, le problème des rapports entre le sens commun et la science admet trois solutions. Ce sont celles du positivisme, de la continuité et de la rupture. Dans la variante empiriocriticiste de la première (Ernst Mach), la science doit commencer en deçà du sens commun. Or, fera remarquer le chef de file du continuisme (Meyerson), cette ambition conduit surtout vers une psychophysique. Cela reviendrait à travailler en deçà même de la perception 316 .
Sur ce point, Bachelard, promoteur de la troisième voie, partage le reproche adressé. Comment pourrait-on saisir une observation absolument pure de toute idée préconçue ? L’empiriocriticisme n’est que le rêve d’un commencement absolument pur. L’objectivité, elle, ne saurait se livrer immédiatement. Bachelard sera moins conciliant avec la suite de la critique. Dans la deuxième solution, le sens commun est en effet beaucoup plus valorisé. Il s’agit pour Meyerson des balbutiements des principes éternels de la raison (légalité, causalité, identité). En suivant la même pente ces ébauches d’explication pourraient être corrigées. Le progrès n’appelle pas de rupture mais le passage de l’inconscience à la conscience. La vulgarisation est toute la pédagogie. Bachelard, on le devine, se démarque de cette orientation. À ses yeux, la science ne peut se définir que contre le sens commun. Il n’y a que sauts et cassures. Les continuités de l’histoire ne sont souvent qu’une illusion. La chaîne sans faille des travailleurs anonymes est un leurre. Une science élémentaire et facile s’avère une prétexte pédagogique. Quant aux liens autorisés par le langage ils masquent bien des mutations conceptuelles. Seule la rupture est un gage de construction scientifique. La polémique qui l’autorise est de toujours et elle recommence sans cesse. À tel ou tel moment de l’histoire, Euclide ou Newton prennent la forme du sens commun. Dit autrement, avec l’habitude, leurs découvertes deviennent des leçons.
La distance est manifeste. Non seulement il faut rompre avec un enracinement de la science dans la sensation (solution 1) mais aussi avec l’idée qui la définit comme une continuation du bon sens (solution 2). Le problème est déplacé de façon radical. Jamais la science ne commence, contrairement au sens commun. En fait, elle, recommence.
Bachelard évoque également l’obstacle à travers des formes singulières d’inhibitions de la pensée. C’est alors sur « un » obstacle, historiquement bien défini (l’éponge, la fermentation…), que l’on essaie d’appréhender ce qui bloque. Ainsi on ne peut parler d’une conception an-historique des obstacles 317 . Le philosophe champenois s’intéresse simplement peu à l’histoire des sciences pour elle-même 318 . Ce qui le préoccupe est la dialectique de l’universalité archétypale de l’obstacle et de ses incarnations historiques.
Comprendre pour lui revient à référer un contenu à un objet qui le précède, le plus ancien possible. Les archétypes et les mythes, qui sont sursaturés de sens, répondent ainsi à une méthode de type symbolique 319 . Bachelard ramène l’archétype à l’élémentaire : le feu, l’eau, l’air et la terre. Là se constitue le référentiel de la psychanalyse de la connaissance : une histoire naturelle mythique. Il ne faudrait pas pour autant enfermer Bachelard dans un régime monomaniaque (absolument non historique et non structural). Une lecture polyglotte de l’obstacle reste présente. Un contenu cognitif et affectif continue de renvoyer à la fois à un intérêt, à une forme de raisonnement et à un contenu historiquement déterminé.
On peut se demander quels sont précisément les mécanismes des obstacles. Bachelard désigne ici l’envahissement de la pensée par l’imaginaire. Aussi, l’obstacle est-il sous le signe de l’excès. Il l’est, d’une part, au niveau logique par la singularisation ou la généralisation et, d’autre part, au niveau psychologique par la facilité.
L’attrait du singulier valorise le moment de la compréhension du concept. Elle en donne l’ensemble des traits sémantiques. Pour la pensée préscientifique, la valeur d’un concept se mesure à sa richesse de déterminations. Cela fait privilégier le singulier, le pittoresque, les phénomènes de premier aspect (voir par exemple au XIIIème le cas de l’électricité). En fait, cette description de surface permet d’augmenter sans problèmes la liste des caractères de l’objet 320 . L’attrait de l’universel, de son côté, valorise l’extension du concept. Dans la pensée préscientifique, cette fonction de généralisation devient abusive. En étendant aussi loin que possible la classe de phénomènes qui tombent sous le concept, on s’installe prématurément dans l’universel.
Bachelard réclame pour sa part une dialectique de la compréhension et de l’extension dans le concept scientifique. La formation devrait procéder de la déformation du concept initial précédant son incorporation des conditions mêmes de son application. Elle devrait se produire, reformule J. Fabre, « lorsque l’extension expérimentale du concept exige la complication de sa compréhension et inversement » 321 . C’est ce qui s’est passé avec la théorie de la Relativité dans son exigence à redéfinir le concept de simultanéité. Une expérience physique « ultra-précise » a été nécessaire, et ce en dehors de toute référence au vécu psychologique 322 .
Les excès logiques sont psychologiquement sous le signe de la facilité. Or, contrairement au sens commun, la science moderne est difficile (objectivement parlant). Une psychanalyse de la connaissance constituera un exorcisme des ces séductions. Elle sera une inhibition volontaire. Bachelard tire ici la leçon de Freud : le fond de l’esprit est délire. Le sens commun est sous le principe de plaisir, voulant tout et maintenant. La science, elle, rime avec patience. Dans sa logique, rien de grand ne peut se faire sans de longs détours discursifs. Contrairement au principe de plaisir, qui enracine l’expérience dans la nature, elle construit des objets techniques dans un espace artificiel. À la recherche de la beauté, de l’utilité ou du pouvoir immédiat, elle préfère une longue ascèse qui commence par en désolidariser.
M. Serres a vu dans la Formation un traité de réforme voire un manuel de confesseur 323 . Mais la catégorie du péché ne saurait recouvrir celle, plus immédiate, de bêtise. L’inconscient bachelardien est un peu sous le signe du comique attendu que la bêtise (la nôtre) fait rire. Le sens commun est le comique de l’esprit : du mécanique plaqué sur du vivant. Bergson l’avait bien vu 324 . Or, c’est quand on cède à la facilité que la pensée se mécanise. Et alors toutes les figures de l’excès se déploient : précipitation, enflure, centration anthropomorphe. La seule issue est dans l’ironie qui fait se moquer de soi-même 325 . Les erreurs durables, résistantes et récurrentes, produisent des inhibitions comiques. Ce sont ces effets qui nous rendent finalement l’idée d’obstacle décelable. Faire obstacle est d’une manière générale bloquer la pensée sur une réponse trop satisfaisante. Cette fermeture éloigne du rationalisme. Ce dernier, lui, maintient vivant le sens du problème.
L’idée d’obstacle enveloppe chez Bachelard une critique radicale de la représentation. Celle-ci ne s’apprécie vraiment qu’au regard du kantisme et de ses critiques chez Nietzsche ou chez Bergson.
Kant, on le sait, distinguait rigoureusement le monde de la représentation de celui des choses en soi. Le phénomène, lié à l’espace et au temps, peut être connu en lui appliquant les catégories de l’entendement : la substance, la causalité… Le succès de la physique newtonienne s’explique ainsi. Quant aux noumènes, ils peuvent être pensés comme supports ontologiques des phénomènes mais ne sauraient être connus. L’ancienne métaphysique a échoué en voulant connaître ce qui ne pouvait qu’être pensé comme limite. Ce qui représente l’objet reste chez Kant une illusion, mais elle est transcendantale (elle tient aux conditions de possibilité du connaître).
Nietzsche et Bergson vont remettre en question ce partage. Le premier détruit la critique kantienne en la radicalisant. Il ramène l’illusion transcendantale sur terre en dévoilant ses racines trop humaines. En réalité, la science comprise n’est qu’une illusion vitale. Quant au phénomène, il s’agit d’un découpage pragmatique du réel fondé sur une volonté de vivre. À cette dernière sera opposée une intuition à peine soutenable de l’être déchirant le voile de Maya 326 . Le second, de son côté, fait correspondre au phénomène kantien le découpage du réel selon l’intelligence. Or cette dernière, géométrique et mécanique, est sous l’emprise de la matière. C’est un instrument forgé par l’évolution pour l’adaptation vitale, bref encore une illusion 327 . Cependant, cette dernière n’est pas transcendantale. L’intuition peut lever les limitations de l’intelligence et nous faire coïncider avec l’élan vital (science positive des données immédiates de la conscience).
Bachelard distribue autrement le termes du dualisme. Nietzsche et Bergson manquent la spécificité de l’activité scientifique. Ils font de la représentation une illusion vitale qui englobe aussi bien le sens commun que la science. Or, à ses yeux, la science s’oppose à la représentation. Elle se définit contre les intérêts pragmatiques, contre les intérêts de la vie 328 . De plus, ces prédécesseurs restent aveugles à l’accessibilité du noumène. Le clivage entre l’intelligence et l’intuition est scandaleux. La valeur inductive des mathématiques déborde le donné expérimental. Avec Einstein, on va au-delà des apparences, de même qu’avec la microphysique. Dans la science moderne, le noumène n’est plus problématique comme chez Kant. Il ne relève pas non plus d’une intuition muette et irrationnelle.
Que l’on se résume. L’empiriocriticisme voulait faire commencer l’activité scientifique en deçà du sens commun (sensation pure). Le continuisme prétendait la situer dans le prolongement du sens commun (balbutiements d’une raison immuable). Mais la science ne commence pas vraiment, elle recommence. D’où une critique radicale du sens commun, de la représentation, et un détour par Nietzsche et Bergson. Par delà leurs critiques, il faut en revenir à un non-kantisme, sans raison à contenu fixe. Seul demeure une fonction polémique qui n’a de cesse d’inquiéter le sens commun. Lutter contre les obstacles revient à distendre au maximum les pôles dynamiques du phénomène et du noumène. Le monde que l’on pense n’est jamais celui où l’on vit 329 .
Meyerson. 1951. Identité et réalité, Vrin, p.439.
Contrairement à l’avis de M. Vadée, Bachelard ou le nouvel idéalise épistémologique, Ed. Sociales, 1975, p.63.
Exception faite de sa thèse Étude sur l’évolution d’un problème en physique, Vrin, 1928.
Ce que M. Serre avait déjà repéré, Hermes I, La communication, Minuit, 1972.
Bachelard, La formation…, op. cit., chap. 2.
M. Fabre, Bachelard, La formation…, op. cit., chap. 2.
Voir Bachelard. 1972. L’engagement rationaliste, Paris : P.U.F. p.96.
M. Serre, Bachelard, La réforme…, op. cit.
H. Bergson. 1967. Le rire, essai sur la signification du comique, Paris : P.U.F.
Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p.16.
F. Nietzsche. 1964. Naissance de la tragédie, Gonthier.
H. Bergson, L’évolution créatrice, Paris : P.U.F., 1907, p.305-306 et p.328-334.
Bachelard, La formation…, op. cit., p.251.
Bachelard, Philosophie du non, op. cit., p.110.