Nous l’avons suggéré, l’intuition originelle de Bachelard est que l’homme existe en formation, que l’existence est formation. L’originalité de son œuvre revient à situer l’effort du sujet humain dans une pensée du travail poétique et scientifique. Cet « éveil de l’être aux croisés du connaître », pour reprendre une formule de B. Duborgel 330 , est explicité en un double cogito. Il s’agit de celui du penseur du Rationalisme appliqué et celui du rêveur de la Poétique de la rêverie.
Le cogito du penseur (du scientifique) ne peut s’appréhender que polémiquement. Appliquer depuis une orientation résolument rationaliste conduit à en découdre sur trois fronts : la phénoménologie husserlienne qui reprend une philosophie de la conscience comme source de vérité, la psychanalyse freudienne qui récuse au contraire tout crédit à cette conscience, et la pensée de J. Cavaillès qui réclame pour la science une philosophie du concept. La solution bachelardienne est de reconnaître que le moi est divisé (d’où la nécessité de l’épreuve du soupçon) sans pathologiser ce clivage (ne pas réduire en renvoyant systématiquement à la névrose). La division du sujet exprime d’abord la surveillance intellectuelle de soi, une scission interne entre maître et disciple par laquelle il se jauge en acte. Il convient de maintenir ce dialogue intérieur afin de rendre toute évidence suspecte. La vérité ne saurait être l’objet d’une intuition, d’une saisie originaire où la pensée coïnciderait avec son objet. Cette dernière est d’essence spéculative, autrement dit fille de la discussion rationnelle. Pour Bachelard, elle se rejoint tantôt en s’intériorisant dans le moi divisé du savant tantôt en s’extériorisant sous la forme d’une équipe au travail, dans la cité scientifique. C’est donc bien une conscience individuelle qui s’avère norme du vrai mais elle demeure en relation avec d’autres consciences 331 .
Le cogito est donc bien intersubjectif mais seulement parce que l’équipe extériorise et redouble la division, en chacun, du moi rationnel. C’est d’ailleurs ce qui définit la cadre d’une psychanalyse de la raison. Le cogito est l’acte par lequel la conscience se libère des obstacles épistémologiques qui limitent l’élan de la pensée.
Ce rappel vaut également pour les objections d’une philosophie du concept. On sait que pour J. Cavaillès, ce sont les mathématiques qui constituent le véritable sujet de la science et non les illusoires lueurs des consciences individuelles. Bachelard convient que cette discipline des chiffres n’est pas qu’un simple langage, qu’elle est constitutive de la pensée physique. Pourtant, même si une philosophie du concept est utile, qu’elle sert la purification de nos intuitions, qu’elle est formatrice, il lui manque quelque chose. Le maintien du cogito s’affirme dans l’importance accordée à l’idée de problème. Pour Bachelard, le savoir n’existe pas « en soi » comme un ensemble de propositions décontextualisées. Il n’y a de connaissance objective qu’en réponse à des problèmes nés des lacunes d’un savoir déjà-là. Le « vrai » problème doit marquer les points critiques de l’actualité scientifique et ses virtualités internes de dépassement.
Ce qui fait défaut dans la revendication de J. Cavaillès n’est autre que cette dialectique sujet / objet qui fait que la science, malgré tout, ne peut fonctionner en apesanteur de sujets ayant le « sens du problème ». Cette décoordination du savoir ne découle jamais immédiatement de l’acquis cognitif, ni de la seule puissance des formalismes. Une émergence est nécessaire, ou comme aimait à le répétait le philosophe champenois, « une différentielle de nouveauté ».
Bachelard définit également sur le versant poétique un cogito. Là encore c’est la polémique qui sait éclairer. La poétique de la rêverie instaure à son maximum la tension entre psychanalyse et promotion phénoménologique des images 332 .
La première tension oppose émergence et causalité. La psychanalyse enracine l’image dans un passé biographique et son projet reste sous-tendu par une recherche étiologique. Il faut voir au contraire dans l’image poétique du renouvelé et s’intéresser à son avenir plutôt qu’à son passé. La méthode phénoménologique permet précisément un tel regard naïf et natif (une vertu d’origine). Dit autrement, avec elle « on ne lit pas la poésie en pensant à autre chose » 333 . La phénoménologie nous ouvre aux valeurs psychologiques 334 , permettant d’associer à l’image un phénomène de surconscience, un cogito. Il convient naturellement de bien distinguer la rêverie « diurne » de la rêvasserie ou du rêve dans lesquels le moi s’endort et même « s’absente » 335 . L’image constructrice est pour sa part « psychotrope », elle nous réveille et « assemble de l’être autour de son rêveur » 336 . Enfin elle dynamise le langage, des mots colorent l’expérience de cette surconscience, souvent écrits.
La deuxième tension oppose la division de la conscience connaissante à la participation heureuse de la conscience de rêverie. L’une est en effet orientée par la surveillance de soi, le refoulement positif, une sorte de raideur de la culture. L’autre se place sous le signe de l’adhésion, de l’abandon, de la fusion. La rêverie est tout entière attachée à son objet, elle ne laisse pas de place au doute, au soupçon. Il est possible de décliner le cogito correspondant comme suit : « je rêve le monde, donc le monde existe comme je le rêve » 337 . Dans la rêverie, dit encore Bachelard, nous renonçons à toute extériorité, tout devient accueil, il n’y a aucune négation 338 . Ce qui sous-tend ici c’est une esthétique de l’enthousiasme (et non plus le sens du soupçon). Le monde est beau, « sans condition » 339 . Le cogito de la rêverie est sous le signe du bonheur, celui d’un repos qui nous aide à habiter cet univers 340 .
La troisième tension oppose biographie et cosmologie. Le rêve de la psychanalyse nous livre des scénarios, il met en scène les fantasmes du relationnel. Á l’inverse, la rêverie nous introduit à une univers sans histoire, dénué de durée et sans personne d’autre 341 . Dans la rêverie nous rêvons le cosmos, ses formes, ses forces et surtout ses matières. Nous descendons vers une zone de « repos féminin », celui qui apaise tout notre être 342 . À la psychanalyse freudienne on oppose une « cosmo-analyse » laquelle suit les diffusions du moi-monde.
Cette rêverie ne demeure pas irréductiblement solitaire. Dans l’enthousiasme pour les images nous désirons transmettre nos bonheurs. Le cogito poétique revêt une dimension d’intersubjectivité. Tout comme son double épistémologique qui instaure une dialectique du je et du nous, celui-ci peut s’éprouver sur l’autre, se conforter par autrui dans une rêverie en mots à deux. Bachelard est tout près de l’admettre quand il évoque les joies de l’amour : « le contact de deux poésies, la fusion de deux rêveries » 343 .
Dans leur légère dissymétrie, les deux cogitos renvoient pourtant aux ancrages multiples de la formation. Cette dernière s’enracine dans un sujet surconscient et cet état est surexistence. Dit autrement, chez Bachelard, le cogito a toujours un sens ontologique, la pensée est ancrée dans l’être. Celui du penseur (le scientifique) consolide son être et celui du rêveur (le poète) effectue une expérience de la plénitude de l’être, du bonheur d’être. En même temps, ces efforts pour exister et grandir revêtent des valeurs éthiques et esthétiques. La vie est bonne, le monde est beau… Telle est encore la belle vie de la formation qui allie exigence et bienveillance, rigueur et abandon.
B. Duborgel, Imaginaire et Pédagogie, Toulouse : Privat, 1992.
« Je pense que tu vas penser ce que je viens de penser, si je t’informe de l’évènement de raison qui vient de m’obliger à penser en avant de ce que je pensais » (Bachelard, Le Rationalisme appliqué, op. cit., p. 58).
On gagnera sans doute à consulter sur ce sujet l’ouvrage de J. Gagey, Gaston Bachelard ou la conversion à l’imaginaire, Paris : Rivière, 1969.
Bachelard, La poétique…, op. cit., 3.
Id., p.130.
Ibid., p.125.
Op. cit., p.131.
Id. p.136.
Ibid., p.144.
Op. cit., p.157.
Id., pp.20 et 152.
Ibid., p.112.
Op. cit., p.54.
Bachelard, La poétique…, op. cit., p. 6.