Articulation et dynamique des deux cogito

Le fonctionnement de la vie de l’esprit se situe sur deux axes inverses attendu qu’il s’agit toujours de bien penser les pensées et de rêver les rêveries. Jouer la coupure revient à perdre, à déraper. Ainsi, l’alchimiste voudrait rêver les pensées et le psychanalyste penser la rêverie. Mais là n’est pas la voie. Il faut selon Bachelard aimer les concepts et les images de deux amours différents. Cela seul écarte de l’ambiguïté de l’image, ici obstacle au concept, là dopage de rêverie poétique.

Si les deux axes du cogito montent reste que dans cette ascension ils divergent. On a bien un effort poétique comme il y a un effort poétique et l’obstacle, la rupture ont un sens chez chacun. La facilité de la rêverie n’est en effet qu’apparente, ou du moins n’est aucunement immédiate. Il convient en effet de s’efforcer de vivre à la hauteur du poème. En opposant la résonance au retentissement, Bachelard fait une suggestion. La vérité du poème n’est pas tant dans les échos biographiques qu’il éveille en nous que dans l’ouverture au monde 344 . Seul le sens de la facilité est descendant, et c’est sur ces retombées de l’élan créateur que s’exerce à bon droit la psychanalyse.

En opposant l’instinct formatif à l’instinct conservatif, cet élan connaît des assoupissements. Bien qu’il arrive à Bachelard de critiquer le formalisme et le statisme de l’image du jet d’eau avec ses retombées 345 , c’est elle qui parle le mieux au professeur. Elle caractérise bien l’effort de formation, le fameux conatus de Spinoza, mais sur deux axes (poétique et scientifique) 346 .

Il est néanmoins nécessaire de compliquer cette première approche. Notamment il faut prendre en compte les différences de structure entre dynamisme scientifique et dynamisme poétique.

Celui de la démarche du savant induit une verticalité simple. L’ascension marque la lutte contre les obstacles épistémologiques, la libération de la pensée vers des concepts de plus en plus rationnels, maîtrisés. Attendu que chaque conquête théorique demeure ambiguë, à la fois outil pour résoudre des problèmes et obstacle pour la conquête suivante, ce mouvement n’a pas de fin. Bachelard décrit une raison qui ne peut « jamais s’appréhender comme structure mais seulement comme fonction » 347 . Il s’agit d’une fonction polémique du questionnement, de celle architectonique du fondement lequel demeure provisoire et récurrent. Sur cet axe, la descente est toujours marquée de négativité. C’est une (re) chute dans l’irrationnel, ce qui signe le retour d’un obstacle à l’évidence mal détruit. Dans le meilleur des cas cela correspond à une baisse consciente du régime rationnel. On en trouve un exemple quand la physique newtonienne suffit à résoudre des problèmes qui ne pourraient cependant être pleinement élucidés dans un contexte relativiste 348 .

À cette dynamique simple Bachelard joint une topique claire (figure 2) qu’il élabore dans La psychanalyse du feu (1938) et dans Lautréamont (1939).

Topique de l’axe scientifique
Topique de l’axe scientifique

Au plus profond du moi gisent l’inconscient freudien et ses complexes relationnels, marqué par la figure d’Œdipe. À la surface, la conscience est perception, langage, expérience première. Intermédiaire entre cette conscience et l’inconscient freudien on trouve la couche qui intéresse une psychanalyse de la connaissance.

C’est celle d’un inconscient cognitif organisé par le complexe de Prométhée, sorte de symbole culturel d’une pulsion épistémologique. L’axe culmine avec un surmoi scientifique, une sphère de surconscience, issue d’un refoulement positif, soit une surveillance intellectuelle de soi.

Sur le second axe, poétique, la verticalité s’avère plus difficile à cerner. Certes le cogito du rêveur de mots suit l’ascension de la flamme. Il désigne bien la surconscience de la métaphore vive qui en elle-même constitue une victoire sur les images mortes, le langage convenu. Cependant cette nouveauté de l’image poétique est en même temps retrouvaille d’un sens déjà là, déposés dans les archétypes. Lors, cet axe s’avère courbé. Il n’est pas ouvert à la nouveauté absolue mais promet un enracinement toujours renouvelé. À la descente négative qui signifie la régression d’une image on doit ici opposer la descente heureuse laquelle suit un bonheur d’image jusqu’à sa racine. Le développement de l’animus et de l’anima, dit Bachelard, sont « anti-parallèles ». Le premier s’éclaire en montant, le second s’approfondit « en descendant vers la cave de l’être » 349 . Le philosophe champenois souhaite ainsi rendre à chacun sa maison onirique : « Reviens à toi-même, nourris la poésie de tes archétypes, retourne à tes racines » 350 .

Cette dialectique de nouveautés et de retrouvailles doit être éclaircie. Rappelons que Bachelard conçoit l’inconscient non comme le refoulé mais plutôt comme le dynamisme créateur de l’imagination. Les archétypes qui y résident sont des centres chargés d’énergie, des symboles moteurs 351 . Reste que toutes les mobilisations ne se valent pas. Il est bien des façons de rêver la chaleur du foyer. Cela peut aller de l’endormissement béat à la rêverie du feu primordial 352 . De même, à la vue d’un reptile, « l’émotion – cet archaïsme – gouverne le plus sage ».Ainsi, devant le serpent, « toute une lignée d’ancêtres viennent avoir peur dans notre âme troublée » 353 . Néanmoins il y a loin de la terreur paralysante au frisson de lecture que sait procurer « l’ébauche d’un serpent » de Valéry. Bachelard valorisera en qualifiant les bienfaits de la lecture poétique une « homéopathie de l’angoisse » 354 . La nouveauté de l’image ranime donc l’archétype et nous rappelle notre origine chtonienne. Mais, elle est aussi force quand le poème fait communiquer le surconscient avec l’inconscient le plus profond. Ce contact entre le grenier et la cave de l’être permet d’accorder à l’enfance un sens téléologique 355 . Cette dernière est toujours à retrouver, c’est en quelque sorte « la fraîcheur des archétypes » 356 .

À cette dynamique cette fois complexe correspond une nouvelle topique (figure 3), élaborée dans La Poétique de la rêverie (1960).

Topos dialectique de l’axe poétique
Topos dialectique de l’axe poétique

L’inconscient freudien n’est pas là le plus profond. La psychanalyse s’arrête aux « demi-nuits », celles où notre être diurne vit encore assez pour trafiquer des histoires et des souvenirs. La nuit freudienne est encore trop socialisée, emplie de drames humains superficiels. Le thérapeute se contente d’éclairer les ténèbres pour les connaître. Mais, dans la nuit profonde la donne est foncièrement différente.

Le temps et le moi lui-même sont abolis. Elle côtoie le Rien en nous rendant « l’équilibre de la vie stable » 357 .La démarche bachelardienne semble là hésiter entre une métaphysique de la nuit explorant les abysses sans sujet et une poétique de la rêverie axée sur le cogito. Elle pivote autour de l’axe du rêve freudien, jugé tantôt trop diurne, tantôt trop nocturne. En réalité, c’est encore par l’idée d’enfance que la rêverie se maintient en même temps au dessus et en dessous de l’inconscient psychanalytique. L’enfance ré-imaginée fait communiquer surconscience et profondeur, elle nous conduit à l’enfance des choses. On y retrouve les éléments, les mouvements et les forces cosmiques. Il faut profiter des effets de détemporalisation des grandes rêveries qui nous ramènent à « l’antécédence de l’être », un peu au dessous de l’être et un peu au-dessus du néant » 358 .

Ces deux figures inverses de surexistence (chercheur et poète) suggèrent de réviser nos positions sur la tension sensée caractériser notre modernité. Il s’agit de celle entre Lumières et Romantisme, ou encore entre arrachement (émancipation - s’abstraire de toute particularité) et enracinement (inscription - appartenir à un peuple, à une humanité particulière) 359 .

Bachelard reprend la problématique des temps dits modernes. Il se demande avec Kant comment l’éducation peut faire advenir « l’humanité en l’homme ». Son dualisme constitue d’emblée une réponse au développement habituel de l’une des tendances contre l’autre (Lumières / Romantisme). Une réconciliation de la rationalité scientifique et l’habituation poétique du monde permet de refuser tout éclectisme de même que toute synthèse. Ainsi, l’homme peut espérer s’humaniser, se former, en s’arrachant aux préjugés, aux représentations premières comme le souhaitent les uns. En même temps, il évite tout dérapage et desséchement à travers un mouvement inverse d’approfondissement vers les racines, vers la cave de l’être. On rend justice aux deux moitiés de l’homme (animus / anima) en joignant à l’ouverture indéfinie des possibles savants les facteurs de stabilité d’un imaginaire partagé. Cela évite par ailleurs de verser inutilement « dans l’irrationalisme (rêver en science) ou dans la cuistrerie (penser en rêverie) » 360 .

Au troisième état comtien, le culte du fait, se voit enfin ajouté un quatrième qui fait du sens du problème le moteur de la rationalité. Quant à l’idée romantique, elle demeure dans les universaux anthropologiques (pas de dérive en esprit de peuple, d’isolation ou de particularisation). L’école sera dès lors formatrice une triple condition. 1°) Elle ne doit plus se concevoir en termes de moyens mais de fins. Ce n’est pas elle qui est faite pour la société, « c’est la société qui est faite pour l’école » 361 . 2°) Elle ne saurait être subordonnée à d’autres fins que la formation attendu que cette dernière s’avère le propre d’une existence digne de ce nom. 3°) Elle recentre sa mission sur la promotion et l’entretien non seulement du sens du problème mais aussi de l’imagination. À cette fin, l’acte d’apprendre s’envisage comme travail sur soi et le réel dans le cadre d’une psychanalyse de la connaissance ; de même une éducation de l’imaginaire s’entreprend en organisant de véritables rencontres avec les poèmes, et les artistes.

Le défi de la dualité de l’œuvre bachelardienne ayant été relevé, il nous reste à préciser l’apport d’une analyse objective de nos convictions sur le feu.

Notes
344.

 Id., p. 6-7.

345.

 Bachelard.1943. L’Air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris : Corti, p. 297.

346.

 Voir M. Schaettel. 1977. Bachelard critique ou l’alchimie des rêves, Lyon : L’Hermès, p.82.

347.

 M. Fabre, Formation et…, op. cit., p.92.

348.

 Bachelard. 1983. (1ère éd. 1940). La philosophie du non, Paris : P.U.F. p. 46-48.

349.

 Bachelard, La Poétique…, op. cit., p.157.

350.

 Le droit de rêver, Paris : P.U.F., 1972, p.116-123.

351.

 La Terre et les Rêveries du repos, Paris : Corti, 1948, 264.

352.

 Comme chez Bosco de Malicroix, voir La Poétique…., op. cit., p. 164.

353.

 La Terre…, op. cit., p. 164.

354.

 La Poétique…, op. cit., 22.

355.

 Voir G. Jean, Bachelard, l’Enfance et la Pédagogie, Paris : Le Scarabée, 1983.

356.

 M. Fabre, Formation et…, op. cit., p.93.

357.

 Bachelard, La Poétique…, op. cit., p. 127.

358.

 Id., p.107.

359.

 Voir sur cette question l’ouvrage de R. Legros. 1990. L’Idée d’humanité, introduction à la phénoménologie, Paris, Grasset,.

360.

 M. Fabre, Formation…, op. cit., p.96.

361.

 Bachelard, La formation…, op. cit., p.252.