Respect enseigné et pulsion épistémophile

Bachelard rappelle d’abord le privilège accordé au feu. Ce dernier ainsi que la chaleur évoquent toujours des souvenirs impérissables. Ils renvoient à des expériences simples et décisives. C’est un phénomène qui peut « tout expliquer... [il est] l’ultra-vivant » 366 . Le feu est intime, universel. Il vit dans notre cœur, dans le ciel, monte des profondeurs de la substance et s’offre comme un amour. Il redescend dans la matière et se cache, latent, contenu comme la haine et la vengeance. Parmi tous les observables, le feu est le seul qui puisse recevoir aussi nettement les deux valorisations contraires que sont le bien et le mal [douceur, torture ; plaisir, punition ; bien-être, respect ; tutélaire et terrible ; bon, mauvais].

Parce qu’il peut se contredire, le feu est aussi « un des principes d’explication universelle ». On trouve une valorisation première qui est à l’origine d’une tolérance du jugement. Celui-ci accepte sans preuve les épithètes les plus louangeuses. Ainsi en va t-il avec la tendresse exprimée par un médecin écrivant à la fin du XVIIIème siècle (A. Roy-Desjoncades). On lit notamment : « ce feu doux, modéré, basalmique ; et qui accompagné d’une certaine humidité, qui a de l’affinité avec celle du sang, pénètre les humeurs hétérogènes de même que les sucs destinés à la nutrition... ». Il n’y a rien ici d’objectif mais, chez beaucoup de personnes, remonte une image d’enfance : le solennel médecin à la montre d’or...

Bachelard souhaite « montrer dans l’expérience scientifique les traces de l’expérience enfantine » 367 . C’est en cela que l’on est fondé à parler d’un inconscient de l’esprit scientifique. Sans doute n’a t’on pas assez remarqué que le feu « est plutôt un être social qu’un être naturel » 368 . Il suffit pourtant d’examiner la structure et l’éducation d’un esprit civilisé pour s’en convaincre. En fait, le respect du feu est « un respect enseigné » 369 . Même dans le réflexe de retirer le doigt de la flamme on peut lire l’interdiction sociale première. L’expérience personnelle ne vient qu’en second lieu.

La véritable base de ce respect du feu réside dans l’engramme d’un coup de règle sur les doigts. Le feu frappe sans avoir besoin de brûler. L’interdiction sociale est notre première connaissance générale sur le feu. Dit autrement ce que l’en on connaît d’abord c’est qu’on ne doit pas le toucher. Au fur et à mesure que l’enfant grandit, les interdictions se spiritualisent. Le coup de règle est remplacée par la voix courroucée, celle-ci par les dangers d’incendie, voire par les légendes sur le feu du ciel. Le phénomène naturel est rapidement impliqué dans des connaissances sociales, complexes et confuses. Ces dernières ne laissent guère de place pour le savoir naïf.

La connaissance personnelle du feu ne saurait donc aller de soi. Au vu du lien entre inhibitions et interdictions sociales, elle appelle à « la désobéissance adroite » 370 . L’enfant veut faire comme son père, loin de lui. De même qu’un petit Prométhée il dérobe des allumettes. Le philosophe champenois propose alors une définition. Il range sous le nom de complexe de Prométhée « toutes les tendances qui nous poussent à savoir autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que nos maîtres » 371 . Il perçoit en l’humain, par delà le principe d’utilité (surestimé par le pragmatisme et le bergsonisme), une véritable volonté d’intellectualité. D’où une première conclusion : le complexe de Prométhée, lequel symbolise les audaces d’une pulsion cognitive, est « le complexe d’Œdipe de la vie intellectuelle » 372 . L’attachement, rappelons-le, regarde un inconscient non freudien, couche intermédiaire entre celui de la psychanalyse (le Ça) et la conscience (perception, langage, expérience première).

* L’enseignant doit ici se souvenir que des engrammes contraires précèdent toute approche du feu (survalorisée et anxiogène), et que sa redécouverte est d’emblée subversive (désobéissance à l’interdit social, dissonance cognitive).

Notes
366.

 Id., p.19.

367.

 Ibid., 23.

368.

 Op. cit.

369.

 Id., p.24.

370.

 Ibid., p.25.

371.

 Op. cit., p.26.

372.

 Id. p.27.