Libido omniprésente et besoin de chaleur

Le troisième chapitre nous plonge dans la préhistoire. Il égratigne les lectures scientifiques des légendes et des mythologies. Contrairement à l’examen psychanalytique, le matériel d’explications fournit n’est pas convaincant. Le rationalisme y est trop sec et rapide. Même quand elles se recommandent des efforts de C.G. Jung, celles-ci sont sans rapport avec les conditions psychologiques des découvertes primitives 379 .

Un exemple réside dans le tenu pour su que les premiers hommes aient produit le feu par le frottement de deux pièces de bois sec. On invoque de bien faibles raisons pour expliquer l’idée ou le trajet conduisant à l’usage d’un tel procédé. Quand on se risque à vouloir éclaircir cette première découverte on évoque un « frottement ». C’est souvent celui de branches en été lequel s’avère à l’origine d’un bon nombre d’incendies de forêt. Ce rationalisme récurrent, par inférence, manque les conditions de l’observation naïve. Quand bien même ce phénomène aurait été constaté, on penserait probablement plus à un choc qu’à un frottement. Aucune des pratiques primitives fondées sur ce dernier dans la production du feu ne peut être suggérée directement par un phénomène naturel 380 .

Une explication de type psychanalytique pèse ici davantage. Reconnaissons déjà que le frottement est « une expérience fortement sexualisée » 381 . Ensuite, au vu d’un examen psychologique des impressions calorigènes, admettons qu’une influence est crédible. L’essai objectif de vouloir produire le feu, il faut savoir en convenir, est « suggéré par des expériences tout à fait intimes ». L’amour s’avère « la première hypothèse scientifique pour la reproduction objective du feu » 382 . Prométhée est plus un amant qu’un intellectuel…

L’idée d’un feu « fils » de deux morceaux de bois chez M. Muller était proche de l’intuition psychanalytique 383 . Jamais le complexe d’Œdipe n’a été mieux ni complètement désigné (aussitôt né, aussitôt dévorant ; meurtre de ses géniteurs). En revanche, l’attribution d’une rapidité qui a frappé le regard humain et induit une désignation en vivacité reste artificielle. Certes, le feu est bien l’Ag-nis, l’Ag-ile, l’ig-nis. Mais la cause du phénomène demeure première. C’est d’abord la main qui pousse le pilon dans la rainure qui est primitivement vive. Elle imite en cela des caresses plus intimes et signe une évidence : « Avant d’être le fils du bois, le feu est le fils de l’homme » 384 .

Pour éclairer la psychologie de l’ancêtre, on recourt universellement à l’étude des peuples primitifs encore existants. Mais pour une psychanalyse de la connaissance objective, il existe des occasions de primitivité plus pertinentes. Il suffit de considérer un phénomène nouveau pour constater la difficulté d’une attitude rationnelle adaptée. Bachelard pense notamment à la science électrique au XVIIIème siècle, aux associations suscitées par le feu électrique. À l’inconnu ne correspond pas l’ignorance, « mais bien l’erreur », et sous la forme « la plus lourde des tares subjectives » 385 .

Que l’on se souvienne par exemple du « spectacle du feu élémentaire » de Ch. Rabiqueau (1753). Le frottement, pensé comme cause de l’électricité, offre une passerelle pour une théorie électrique des sexes (p.111-112). Il y a chez le féminin et le masculin, de son avis, « une partie sexifique ». Les « pointes d’esprit de feu » sont même plus sensibles chez le premier. Des textes semblables sont légion, et les préoccupations sous jacentes partagées. On retrouve toujours la même conviction : tout ce qui brûle ou électrise est immédiatement susceptible d’expliquer la génération.

Pour comprendre l’esprit des anciens, il serait plus judicieux de renoncer à certaines images. Bachelard pense à l’utilitarisme intransigeant et à la représentation tragique (malheur et nécessité) de l’homme préhistorique. Tous les voyageurs rapportent en effet l’insouciance du primitif. Peut-être que notre ancêtre, du fait de sa porosité moins grande à la souffrance, était plus sensible devant le plaisir. Le chaud bien-être de l’amour physique a pu « valoriser bien des expériences primitives » 386 . Pour enflammer le pilon, du temps et de la patience sont nécessaires. Peut-être que dans ce travail tendre et rythmique l’homme a appris à chanter. Dès que l’on entreprend de frotter, tout s’harmonise et se soutient. On a « la preuve » d’une douce chaleur objective en même temps que la chaude impression d’un exercice agréable 387 .

Il faut ici dépasser la sublimation repérée dans l’art. L’homo faber voit souvent ses gestes agréables masqués par ceux qui sont utiles. Primitivement, caresse et travail devaient être associés. L’âge de la pierre éclatée a pu être celui de la pierre taquinée tandis que celui de la pierre polie semble correspondre à celui de la pierre caressée. Avec le polissage on glisse en effet dans la continuité d’un mouvement, « doux et enveloppant, rythmé et séducteur » 388 . La patience dont on témoigne alors signale que l’on est soutenu à la fois par un souvenir et un espoir. C’est du côté des puissances affectives que clignote le secret de cette rêverie.

Contre les dérapages pré-scientifiques et l’absurdité de certaines opinions, Bachelard fait une proposition. On doit procéder à une recherche systématique des composantes de la Libido dans toutes les activités primitives (d’où l’invitation à revisiter entièrement l’œuvre de J. G. Frazer). La « primitivité de l’intérêt affectif » 389 ne peut plus être esquivée. La phénoménologie des âges farouches est une phénoménologie de l’affectivité. Elle fabrique des êtres objectifs avec « des fantômes projetés par le rêverie ». Elle construit des images avec « des désirs », des expériences matérielles avec celles qui sont « somatiques, et du feu avec de l’amour » 390 .

Si on retranchait de l’œuvre intimiste de Novalis les intuitions du feu primitif alors toute la poésie et tous les rêves seraient dissipés du même coup. Le cas est caractéristique. Le complexe de Novalis synthétisera l’impulsion vers le feu provoqué par le frottement, le besoin d’une chaleur partagée. Cette impulsion reconstituerait, dans sa primitivité exacte, la conquête préhistorique du feu. Là, une conscience de la chaleur intime prime toujours une science visuelle de la lumière. Ce complexe est fondé sur « une satisfaction du sens thermique et sur la conscience profonde du bonheur calorique » 391 . La chaleur est un bien, une possession. Il faut la garder jalousement, ne la partager qu’avec l’élu(e). Un besoin de pénétrer, d’aller à l’intérieur des choses, comme des êtres, signe une adhésion à l’intuition de la chaleur intime. La marque chaude demeure indélébile… Dans le rêve primitif se reflète la vérité : « elle est rouge la petite fleur bleue ! » 392 .

* L’enseignant doit garder à l’esprit que le frottement de deux morceaux de bois pour créer du feu a une origine sexuelle (ne plus glisser sur l’importance de la vie affective dans la production objective), et que la valorisation des expériences de la primitivité est toujours l’écho nostalgique d’une satisfaction préhistorique (aider à prendre conscience de la marque du désir dans la créativité).

Notes
379.

 Ibid., p.42.

380.

 Schegel avait déjà signalé ce glissement à rebours de la raison interprétatrice. Il rappelait les difficultés insurmontables à saisir l’invention du feu (Œuvres écrites en français, t.1, 1846).

381.

 Bachelard, La Psychanalyse du feu, op. cit., p.46.

382.

 Id., p.47.

383.

 M. Muller, Origine et développement de la Religion, 1879, p.190.

384.

 Bachelard, La Psychanalyse du feu, op. cit., p.49.

385.

 Id.

386.

 Ibid., p.53.

387.

 Les principes psychologiques de la Rythmanalyse de M. Pinheiro Dos Santos, ajoute Bachelard, aident à comprendre cette fête. L’être entier est allègre, et c’est sans doute là que « celui qui marche debout » trouve la conscience de soi, laquelle est d’abord la confiance en soi (id).

388.

 Ibid.

389.

Op. cit., p.67.

390.

 Id.

391.

 Ibid., p.70.

392.

 Op. cit., p.72.