Fausses évidences, rêverie du foyer et pyromène

Le chapitre suivant insiste sur la nécessité de procéder ici à une psychanalyse « spéciale ». Il précède la présentation de la chimie du feu et commence ce détour par des exemples de résistance très faible.

Bachelard s’en prend d’abord à l’intuition animiste et sexualisé du feu chez J.-B Robinet 393 . La prolifération des propriétés non fondées est accablante (capable de reproduire son semblable, né d’un germe spécifique, éventuellement frappé de stérilité, pouvant parfois mourir, différentiable de l’un à l’autre, avec des animalcules responsables du spectre chromatique...). Pour le philosophe champenois cette « parodie objective » ne fait que « grossir les traits de la rêverie de Novalis » 394 .

Bachelard se tourne ensuite vers une fausse évidence, celle qui prétend le relier à la vie. Au départ, sans doute y a t-il l’impression que l’étincelle, comme le germe, est une petite cause qui produit un grand effet. On nourrit l’idée d’une puissance ignée… Or, dans cette association étincelle-germe, ce qu’on lie alimente surtout une illusion, celle de penser. En vérité, on ne fait que passer d’une métaphore à une autre. Ces transpositions montrent, une fois posées les unes à côté des autres, qu’elles ne reposent sur rien, sinon l’une sur l’autre. Ainsi en va t-il chez De Malon (XVIIIème) lorsqu’il compare le potentiel d’une étincelle et celui du sperme igné…

Toutes les affirmations qui s’expriment dans le corpus restent « sans le moindre rapport avec une expérience objective quelconque » 395 . Et elles demeurent sans aucun rapport avec l’observation extérieure. Heureusement, de nos jours, tous les concepts scientifiques on été redéfinis. Nous avons, dans notre vie consciente, rompu le contact direct avec les étymologies premières. Reste que l’esprit préhistorique, et a fortiori l’inconscient, ne détache pas le mot de la chose. On note par ailleurs la cohésion facile des idées confuses de chaleur, d’aliments, de génération. On lira par exemple que ceux qui veulent des enfants mâles tâcheront de se nourrir d’aliments chauds et ignés…

On verra exprimé que le feu commande les qualités morales comme les qualités physiques. La subtilité d’un homme lui viendra de son tempérament chaud. Celui qui, en revanche, se montre grand par la taille en manquera… Toute force doit être compacte et pressée, à l’instar des canons… C’est la revanche du petit sur le grand, du caché sur le manifeste. La puissance est concentrée… Pour nourrir une rêverie de ce type, un esprit préscientifique fait converger les images les plus hétéroclites. Le moindre aspect extérieur suffit à renforcer ses croyances. Ainsi pour le Comte de Lacépède, les poussières séminales des plantes sont des substances très inflammables 396 . Chimie primitive de la surface et de la couleur...

Parfois le feu est le principe formel de l’individualité. Ainsi cet alchimiste du XVIIIème pour qui ce n’est pas à proprement parler un corps mais bien un principe sexué informateur. Le vecteur mâle livre les données nécessaire à la matière femelle, laquelle n’est autre que l’eau, froide et humide, crasseuse, ténébreuse. Cet auteur finit d’ailleurs par renvoyer à la Genèse… On voit bien au fur et à mesure que l’erreur s’enrobe dans l’inconscient, que ces contours disparaissent, qu’elle devient plus « tolérable » 397 . Il suffirait d’un pas de plus pour trouver dans cette voie « la douce sécurité des métaphores philosophiques ». Redire que le feu est un élément c’est « réveiller des résonances sexuelles » et « retrouver l’inspiration alchimique ». Tant qu’on ne donne pas une description détaillée des diverses phases de cette élémentation, on bénéficie à la fois du mystère et de la force de l’image primitive. Si on solidarise ensuite le feu qui anime notre cœur et celui qui anime le monde, il semble qu’on communie profondément avec les choses.

Devant cet ancrage archéo-affectif la critique précise reste parfois désarmée. Pourtant que penser d’une telle philosophie de l’élément ? Ne prétend t-elle pas échapper à une critique précise et se satisfaire d’un principe général inadapté au cas particulier et naïf, comme un rêve d’amant ?

Bachelard pointe également une certaine proximité avec l’alchimie. Dans l’ouvrage, La formation de l’esprit scientifique (1938), il a été montré qu’elle était tout entière traversée par une immense rêverie. Il s’agit d’une rêverie sexuelle, une rêverie de richesse et de rajeunissement, une rêverie de puissance. Cette fois, on démontre que cette rêverie sexuelle est une rêverie du foyer. L’alchimie n’est pas une description de phénomènes objectifs mais plutôt une « tentative d’inscription de l’amour humain au cœur des choses » 398 . Le feu sexualisé idéalise les connaissances matérialistes et matérialise les connaissances idéalistes. Il est le principe d’une ambiguïté essentielle qu’il faut sans cesse psychanalyser dans deux utilisations contraires. « Je manipule, dit l’alchimiste. - Non, tu rêves. - Je rêve, dit Novalis. - Non, tu manipules » 399 . Dualité profonde, le feu est à la fois en nous et hors de nous.

Il semble enfin que le feu soit le premier phénomène sur lequel l’esprit humain est réfléchi. Chez l’homme préhistorique il est objet de méditation par cela même qu’il accompagne le désir d’aimer. Si on a souvent évoqué la conquête du feu comme la ligne de démarcation d’avec l’animal, sans doute en a t-on mésestimé la portée. L’esprit, dans son destin primitif, avec sa poésie et sa science, s’est en effet formé dans cette réflexion sur l’igné. L’homo faber est resté à la surface des choses, il ne voit pas de foyer dans la sphère. Il n’aperçoit que le geste arrondi solidarisant le creux des mains. L’homme rêvant, au contraire, est celui des profondeurs, il profite de l’occasion unique que lui offre le feu pour entrevoir un devenir. C’est une flamme qui sort du cœur des branches. Cela rappelle l’intuition de Rodin : « Toute chose n’est que la limite de la flamme à laquelle elle doit son existence » 400 . On comprend que cet artiste soit devenu le sculpteur de la profondeur…

Nous ne devons plus nous étonner que les ouvrages du feu soient si facilement sexualisés. Une psychanalyse de la connaissance objective doit reconnaître que nous avons là « le premier facteur du phénomène » 401 . On ne peut en effet parler d’un monde des apparences que devant un monde qui change d’apparences. Or, primitivement, seules les transformations par le feu correspondent à de profonds changements, rapides, merveilleux et définitifs. L’esprit humain, lui, ne commence pas comme une classe de physique. L’homme primitif contemplait le ruisseau sans penser. Ce que lèche le feu en revanche laisse un autre goût dans la bouche. Le changement est aussi significatif que signifiant. Le premier phénomène c’est non seulement celui du feu contemplé, en une heure oisive, mais c’est encore le phénomène par le feu (celui dont il est cause). À ce dernier, sensible entre tous, marqué dans les profondeurs de la substance, il faut donner un nom : « le pyromène » 402 .

* L’enseignant doit se rappeler que l’intuition animisme et sexualisée du feu contrarie toute approche objective du phénomène (faire repérer les fausses évidences et les transpositions illusoires), et que le « pyromène » est pour l’homme à la fois une mémoire et un miroir (privilégier son étude pour aider à grandir complet – double cogito).

Notes
393.

 Robinet, J.-B . De la nature, t.1, 1766, 4ème éd.

394.

 Id., p.79.

395.

 Ibid., p.82.

396.

 Lacépède (Comte de). 1871. Essai sur l’électricité naturelle et artificielle, Paris, p.169.

397.

Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p.86.

398.

Id., p.87.

399.

 Ibid., p.92.

400.

 Dans Max Scheler, Nature et forme de la sympathie, op. cit., p.120.

401.

 Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p.95.

402.

 Id., p.97.