Obstacles anciens, frein d’une métaphore digestive, calorisme trop bavard

Dans une cinquième partie (plus long développement) Bachelard s’attache à comprendre les embarras que les intuitions du feu ont accumulés dans la science. Au lieu de s’intéresser au poète et au rêveur, on s’attache cette fois aux chimistes et aux biologistes des siècles passés. Cela permet de surprendre une continuité de la pensée et de la rêverie qui finit par desservir la première. D’où l’obligation de psychanalyser l’esprit scientifique, de l’obliger à une pensée discursive qui l’amène à rompre avec la rêverie.

Le feu est peut-être le phénomène qui a le plus préoccupé les chimistes. On a longtemps cru que résoudre l’énigme du feu équivalait à résoudre l’énigme centrale de l’Univers 403 . On croise même dans les périodes préscientifiques une dialectique de l’ignorance qui va de l’obscurité à l’aveuglement. Parfois, cela reprend les termes mêmes du problème pour solution. Comme le feu n’a pu révéler son mystère, on le prend comme une cause universelle. Contrairement à l’électricité, celui-ci n’a pas trouvé sa science. Il est resté dans l’esprit préscientifique comme « un phénomène complexe qui relève à la fois de la chimie et de la biologie » 404 . On retrouve donc des explications ambiguës qui vont alternativement de la vie à la substance, en d’interminables réciproques. Le feu permet alors d’illustrer les thèses exposées dans La Formation de l’esprit scientifique. Il dévoile deux obstacles épistémologiques qui s’entravent l’un l’autre : substantialisme et animisme.

Il suffit d’une expérience concrète pour se laisser convaincre de la résistance subjective du feu. Ce peut être en voulant éteindre d’un peu loin une simple bougie. La substance y apparaît capricieuse, donc le feu est une personne (adoption d’une théorie animiste). L’abstraction de type scientifique, à la base de la culture, réduit et explique les caractères secondaires. Elle est « la guérison de l’inconscient » 405 .

Bachelard insiste sur ce qui lui semble le plus tenace dans les opinions que se forme notre inconscient sur le feu. Il s’agit de l’idée qu’il s’alimente comme un être vivant. Il n’est pas difficile d’accumuler des textes où l’aliment du feu garde son sens fort. Ainsi B. de Vigenère rappelle que les Égyptiens le disaient être un animal ravissant et insatiable, dévorant tout y compris lui-même tant il ne peut se passer de nourriture et d’air 406 . On retrouve dans la chimie du feu « tous les caractères de la digestion » 407 . La fumée y apparaît, comme chez beaucoup d’autres auteurs, un excrément du feu. J. Guibelet affirme même que les Perses l’apostrophait lors des sacrifices selon la formule : Mange et banquète Feu seigneur de tout le monde 408 . H. Boerhaave trouve pour sa part nécessaire de préciser ce qu’il faut entendre par aliments du feu 409 . Mais il ne se sauve du préjugé animiste qu’en renforçant l’idée de substance.

Les valorisations de cet aliment feu sont telles qu’il apparaît désirable de psychanalyser ce qu’on pourrait appeler « le complexe de Pantagruel » 410 . Ce principe se retrouve dans les cosmologies du Moyen Age et de l’époque préscientifique. C’est ainsi souvent la fonction des exhalaisons terrestres que de servir de nourriture aux astres. J.-B. Robinet notamment évoque la vraisemblance de cette relation phagique, même le Soleil mourra de son excès de table 411 . Il faut reconnaître qu’au XVIIIème siècle l’idée que tous les astres sont crées d’une seule et même substance céleste est encore fort commune. On croit avoir uni Terre et Ciel, obtenant ainsi une vue universelle sur le monde. Cette charge de naïveté première traverse les âges et revient dans les rêveries plus ou moins savantes. Par exemple, chez J. Guibelet, on retrouve ce lien entre les opinions de l’Antiquité et celle de son temps (XVIIème siècle). Mythe de la digestion, rythme stomacal de l’Univers, autant de représentations qui colorent les intuitions préscientifiques ou poétiques.

Cette intuition affectée du feu va servir l’explication de phénomènes nouveaux. Ce fut notamment le cas avec les phénomènes électriques. Dès que l’on suit la séduction de l’intuition substantialiste la preuve d’une identité semble s’affirmer. Le fluide électrique ne saurait être autre que le feu. Ainsi l’Abbé de Mangin est-il convaincu que la « matière électrique » est présente dans tous les « corps bitumineux » 412 . Il n’en faut pas beaucoup plus pour avancer que le verre contient du feu. D’ailleurs, cela suffit presque à le catégoriser, attendu l’odeur de soufre qui se dégage lors d’un frottement agressif (les huiles et les bitumes doivent dominer). En fait, l’intuition d’intériorité, d’intimité est ici « fortement liée » à celle de substance 413 . Elle prétend expliquer des phénomènes bien déterminés. Une fois que l’on s’est soumis à la métaphore d’une propriété substantielle enfermée dans un étui, le style charge d’images. On parle cette fois de « petites pelotes », de « petites bourses », de « parcelles » de feu. La puissance y apparaît bridée (parfois par Dieu), comme avec les résines (mais aussi les huiles, les gommes…). On obtient ici « l’explication prolixe du caractère des corps mauvais conducteurs » 414 .

Lorsqu’on eut reconnu que les étincelles sortant du corps humain enflammaient l’eau-de-vie ce fut l’émerveillement. Le feu électrique était donc un vrai feu ! J. Winckler s’interrogeait sur ce phénomène mais sans en remettre en cause le postulat substantialiste 415 . Cette absence de critique philosophique fera naître un faux problème : un fluide ne peut rien allumer, à moins qu’il ne contienne des particules de feu. Ce qui sort du corps devait auparavant être contenu… Cette inférence, rapidement acceptée par un esprit préscientifique, suit sans s’en douter les intuitions précédentes. Le réalisme du feu est « parmi les plus indestructibles » 416 .

Une psychanalyse de la connaissance doit achever la déréalisation, en finir avec l’attachement aux affirmations concrètes (encore décelable dans certaines métaphores) et aux expériences non discutées.

À bien des égards la survalorisation du feu en tant que substance atteint celle de l’or. Cet élément s’affirme comme « un véritable protée de la valorisation, passant des valeurs principielles les plus métaphysiques aux utilités les plus manifestes ». Il s’affirme comme « le principe actif fondamental qui résume toute les actions de la nature » 417 . La moindre participation suffit. Les quantités infimes sont déjà actives, tant elles sont magnifiées par la volonté de puissance. On voudrait pouvoir tout concentrer : la réaction chimique, la haine, l’amour… Il est un peu hâtif d’avancer, à l’instar de L. Reynier, que « nous ne sommes plus dans ce siècle où l’on expliquait la causticité et l’action de quelques dissolvants par la ténuité et la forme de leurs molécules » 418 . L’ambition scientifique semble plutôt s’arrêter devant la puissance intime de l’igné. Toujours, et dans tous les domaines, l’explication par le feu est « une explication riche » 419 . Une psychanalyse de la connaissance objective doit sans cesse dénoncer cette prétention à la profondeur et à la richesse intérieure.

Cette force de conviction quant aux puissances cachées ne peut venir de la seule expérience du bien-être éprouvé devant un clair foyer. Il faut que s’y ajoutent de grandes certitudes tout intimes. On pense à tout ce qui touche l’alimentaire, la psychologie de l’homme repu. Ce que doit la chimie au mythe de la digestion a déjà été développé 420 . Concernant les sensations de chaleur stomacales et les inférences faussement objectives qu’on y rattache, on pourrait « accumuler les citations sans fin » 421 . Cela renvoie souvent à la santé et à la maladie, aux douleurs. Chaque auteur explique ces chaleurs en fonction de son système. Ainsi, Ph. Hecquet donne sens au feu de la digestion avec sa théorie de la trituration stomacale 422 . On prouverait aisément que son étude des valeurs alimentaires est percluse de préjugés nés des impressions premières.

Selon Bachelard il ne faut pas hésiter à invoquer « une origine cénesthésique » pour certaines intuitions philosophiques fondamentales. En particulier, cette chaleur intime, préservée, qu’est une bonne digestion, sait conduire inconsciemment à postuler l’existence d’un feu caché et invisible dans l’intérieur de la matière. Cette théorie du feu immanent à la matière détermine « un matérialisme spécial » (entre matérialisme et animisme). On peut parler de « calorisme », sorte d’animation de la matière et « sourde conscience de l’assimilation matérielle de la digestion, de l’animalisation de l’inanimé » 423 .

Dire qu’une substance à un intérieur, un centre, n’est guère moins métaphorique que de dire qu’elle a un ventre. Parler d’une qualité et d’une tendance revient alors à parler d’un appétit. Il faudra de grands efforts d’objectivité pour détacher la chaleur des substances où elle se manifeste. Alors, et seulement, elle pourra (re)devenir une qualité toute transitive, une énergie qui, en aucun cas, ne peut être latente et cachée.

Cette intériorisation qui exalte les vertus du feu prépare également les plus formelles contradictions. D’où la confirmation qu’il s’agit avant tout de valeurs psychologiques. On en est venu à parler d’un feu combustible. Ainsi J. Poleman écrit après avoir longuement travaillé son soufre : « il n’est plus un feu brûlant extérieurement mais intérieurement (…) il brûle les maladies invisibles (…) transmue ces esprits de ténèbres en bons esprits » 424 . Cette page est assurément obscure du côté objectif. Pas un esprit scientifique ne pourrait mettre un nom sur les expériences évoquées. En revanche, sur le versant subjectif, elle reste lisible tant elle regorge d’appels au sentiment de l’avoir et d’impressions du feu intime. Il y a ici une cohérence subjective et non une cohésion objective.

La psychologie du savant doit « tendre à une psychologie clairement normative ». Il doit se refuser de « personnaliser sa connaissance ; corrélativement, il doit s’efforcer de socialiser ses convictions » 425 .

La meilleure preuve de la réification de ses impressions physiologiques de la chaleur dans la connaissance préscientifique réside dans l’excédent des déterminations. On a en effet obtenu des espèces de chaleur qu’aucun expérimentateur moderne ne tenterait de distinguer. La sensation de chaleur intime, avec ses mille nuances subjectives, est directement traduite « dans une science d’adjectifs » 426 .

On doit noter également que la référence au corps humain s’impose longtemps, même quand l’esprit scientifique est déjà avancé. On le constate avec les fabrications des premiers thermomètres. Un des points fixes auxquels on a pensé pour les graduer a été la température du corps humain. La médecine contemporaine a heureusement opéré un renversement en sens contraire. Elle détermine dorénavant la température du corps par comparaison avec des phénomènes physiques. Souvenons-nous que la connaissance vulgaire travaille dans la perspective inverse.

L’affaire se gâte encore lorsque l’on considère cette chaleur comme réalisation globale de la vie. Le feu est vital, sans flamme, invisible, ce qui ouvre aux rêveries savantes. Attendu que la qualité évidente est détachée du principe igné, toutes les propriétés sont possibles. Par exemple l’eau-forte consume le bronze et le fer via son feu caché lequel ne laisse aucune trace. Cette action va pouvoir se couvrir d’adjectifs. On suit en cela « la règle de l’inconscient : moins on connaît et plus on nomme. Ainsi B. Le Trévisan n’hésita pas à parler de cet igné masqué en termes de « subtil, vaporeux, digérant, continuel, environnant, aérien, clair et pur, enfermé, non coulant, altérant, pénétrant et vif » 427 . En fait la brûlure par un liquide émerveille. Il suffit de se rappeler les blouses de nos élèves lorsqu’ils manipulent des acides… Par la pensée, on « multiplie la puissance » 428 . La volonté de détruire « coefficiente une propriété destructrice reconnue ».

Lorsqu’un concept tel que celui de feu latent est trouvé, la contradiction ne pose plus de problème. Avec l’effacement du caractère expérimental dominant, la pensée scientifique semble alors avoir le droit de se contredire clairement. Ainsi chez l’esprit soi-disant critique de L. Reynier ou même de Madame Châtelet, le feu est le principe de la dilatation. Mais cela n’empêche pas le premier de supposer que l’igné est « puissance qui contracte, qui resserre » 429 . Cette théorie de la contraction et de la dilatation, émise en 1787, vient de loin. Les alchimistes disaient déjà de la chaleur qu’elle était une qualité qui sépare les choses hétérogènes et cuit les homogènes. On touche avec cette conciliation des contraires à « une de ces intuitions subjectivement naturelles » 430 .

Cette contradiction géométrique, comme toutes les autres, relève moins de la physique du feu que de la psychologie du feu. En insistant sur cette pente, on montre rapidement que cela répond, inconsciemment, à un besoin. C’est en effet par elle que l’on arrive « le plus aisément » à l’originalité, laquelle est une des « prétentions dominantes » de l’inconscient 431 . En s’appliquant sur des connaissances objectives ce besoin majore les détails du phénomène, réalise les nuances, causalise les accidents. Il fait rejoindre en cela le héros du romancier, produit à partir d’une somme artificielle de singularités. Aux élans ordinaires de l’inconscient il faut substituer une physique de l’inconscient laquelle est toujours « une physique de l’exception » 432 .

L’enseignant doit garder à l’esprit que deux obstacles épistémologiques majeurs sont le substantialisme et l’animisme (prélever les conceptions initiales, les trier par catégories d’intuition, en faire retour avec des échos dans l’histoire des sciences), et que l’approche chimique du « pyromène » réclame une rupture franche avec la métaphore digestive (privilégier les combinaisons ou juxtapositions de substances, inciter à n’accorder crédit qu’aux expériences discutées, insister parallèlement sur l’effort du scientifique à se dégager du principe stomacal des cosmologies historiques).

Notes
403.

 Référence à Boerhaave H. : Éléments de chimie, 1752, t.1, 144 ; puis à Scheele : Traité de chimie de l’air et du feu, Paris, 1781.

404.

 Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p.104.

405.

 Id, p.109.

406.

 B. de Vigenère, Traité du feu et du sel, Paris, 1662, p.60.

407.

 Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p.104.

408.

 J. Guibelet, Trois Discours philosophiques, Évreux, 1608, p.22.

409.

 Boerhaave H. op. cit., t.1, p.303.

410.

Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p.111.

411.

 Robinet J.-B. op. cit., p.44.

412.

 Mangin (Abbé de), Question nouvelle et intéressante sur l’électricité, 1749, pp.17, 23, 26.

413.

 Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p.114.

414.

 Id., p.115.

415.

 Winckler J. Essai sur la nature, les effets et les causes de l’électricité, 1748, p.139.

416.

 Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p.116.

417.

 Id., p.120.

418.

 Reynier, L. Du Feu et de quelques-uns de ses principaux effets, Lausanne, 1787, p.29-34.

419.

 Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p.121.

420.

 Voir La Formation de…, op. cit.

421.

 Id.

422.

 Hecquet Ph. De la digestion et des maladies de l’estomac, Paris, 1712, p.263.

423.

 Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p.125.

424.

 Poleman J. op. cit., p.167.

425.

 Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p.127.

426.

 Id., p.128.

427.

 Voir Crosset de La Heaumerie, Les secrets les plus cachés de la philosophie des anciens, Paris, 1722, p.299.

428.

 Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p.130.

429.

 Reynier L. op. cit., p.132.

430.

 Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p.132.

431.

 Id., p.133.

432.

 Ibid., p.135.