Éthylisme igné, complexes, vecteur d’une conservation sans perte

Dans le dernier chapitre des examens du feu, Bachelard évoque la découverte de l’alcool. Ce dernier a apporté en effet une des contradictions phénoménologiques les plus manifestes et préparer bon nombre de complexes à dissoudre pour retrouver « la liberté de l’expérience » 433 .

L’eau-de-vie, c’est tout simplement « l’eau de feu », celle qui brûle la langue et qui s’enflamme à la moindre étincelle. Elle est supérieure à l’eau forte car elle réussit à disparaître avec ce qu’elle brûle. Elle est la communion de la vie et du feu. L’alcool est également un aliment immédiat, il met tout de suite sa chaleur au creux de la poitrine. Celui-ci se voit l’objet d’une valorisation subjective évidente. Il manifeste lui aussi son action en petites quantités, il dépasse même en concentration les consommés les plus exquis. Il suit en cela la règle des désirs de possession réalistes : tenir une grande puissance sous un petit volume.

Parmi les complexes supplétifs à dissoudre, celui d’une eau enrichie de flammes brillantes et brûlantes que l’on finit par boire occupe une place toute particulière. On peut songer aux grandes fêtes d’hiver, lorsque l’on pratiquait encore le brûlot. Un peu de marc dans un verre, quelques morceaux de sucre au centre, un cuiller de fer, et une atmosphère de mystère s’installait. Chacun « théorisait » : éteindre trop tard, c’est avoir un brûlot trop doux ; éteindre trop tôt, c’est « concentrer » moins de feu et réduire les bienfaits du brûlot... À tour de force, on voulait trouver un sens objectif à ce phénomène exceptionnel. C’était « le feu follet domestiqué, le feu diabolique au centre du cercle familial » 434 . Le goût qui se rajoutait au spectacle laissait de ces moments un souvenir impérissable. De l’œil extasié à l’estomac réchauffé s’établissait «  une correspondance baudelairienne d’autant plus solide qu’elle était matérialisée » (id.).

Celui qui n’a pas l’expérience de cet alcool sucré et chaud comprend mal « la valeur romantique du punch » 435 . Pourtant, c’est l’écho d’un complexe que l’on retrouve chez un « fantastiqueur » comme E. Hoffmann. Une poésie de la flamme traverse l’œuvre toute entière et le punch est là bien plus qu’un prétexte à conter, un soir de fête. Que l’on s’immerge dans les amours de phosphorus et de la Fleur (3ème veillée), dans la sorcellerie visant à ramener Anselme à Véronique, dans la bataille de la sorcière avec du salamandre Londhorst...

On doit s’étonner du fait que M. Sucher n’accorde aucune place aux expériences de l’alcool dans son étude sur Les sources du merveilleux chez Hoffmann. Certes, il signale que la vision des salamandres reste indissociable du punch. Mais il n’en tire pas la conclusion qui devrait s’imposer : l’inspiration première est dans la flamme paradoxale de l’alcool. On oublie vite que « l’inconscient alcoolique est une réalité profonde » 436 . C’est pourtant la rêverie qui prépare « le mieux » la pensée rationnelle : Bacchus est un dieu bon. On peut également relire la page écrite une nuit du 31 décembre par Jean-Paul. Le poète et quatre de ses amis, autour de la flamme blême d’un punch, ont souhaité ce soir là se voir morts les uns les autres. La tonalité est manifestement hoffmannienne, la rêverie penche aisément dans un sens puis dans l’autre, lugubre. La contemplation des objets fortement valorisés sait déclencher « des rêveries dont le développement est aussi régulier, aussi fatal que les expériences sensibles » 437 .

Le complexe de Hoffmann plaque de la pensée savante sur des impressions naïves. Même si l’époque semble révolue et le punch aujourd’hui peut prisé, reste que toute une « région » de la littérature fantasmagorique relève de la poétique excitation de l’alcool.

Le présent travail de psychanalyse devrait suggérer « une classification des thèmes objectifs qui préparerait une classification des tempéraments subjectifs » 438 . On pressent qu’il y a quelque rapport entre la doctrine des quatre éléments physiques et celle des quatre tempéraments. Dit autrement, les âmes qui rêvent sous le signe de l’air, sous celui de l’eau, sous le signe de l’air, sous celui de la terre se révèlent bien différents. En particulier l’opposition du liquide et de l’igné s’affirme jusque dans la rêverie. On n’y parle pas la même langue. Pour forcer le secret il suffirait d’interroger : dis-moi poète quel est ton fantôme… Sylphide ? Ondine ? Salamandre ? Gnôme ? On dévoilerait ainsi une orientation, des tendances, colorées par des images primitives valorisées.

La polarisation imaginative permet de mieux comprendre certaines différences. On pense ici à celles qui séparent finalement deux esprits rapprochés : E. Hoffmann et E. Poe. Si l’alcool les a tous deux puissamment aidé ce n’est pas à l’identique. Celui du premier flambe (masculinité du feu) alors que celui du second submerge (féminité de l’eau). E. Poe reste un « sans foyer », l’enfant des comédiens ambulants. Il demeure ce gosse primitivement épouvanté par la vision d’une mère étendue toute jeune et souriante dans le sommeil de la mort. Rien ne l’a réconforté, pas même l’alcool…

On voit ainsi l’esprit poétique obéir tout entier à « la séduction d’une image préférée » 439 . Toutes les possibilités sont amplifiées. On constate la pensée du grand sur le petit, du général sur le modèle du pittoresque, de la puissance sur celui d’une force éphémère, de l’enfer sur le modèle du brûlot.

L’esprit scientifique, dans son impulsion primitive, ne travaille guère autrement. Il sera notamment aisé de lire dans les phénomènes décrits une volonté moralisatrice des spectateurs. L’antialcoolisme du XIXème siècle se développe par exemple sur le thème évolutionniste en chargeant le buveur. Le siècle suivant, la présentation abuse du thème substantialiste alors prédominant. En fait, « la volonté de condamner emploie toujours l’arme qu’elle a sous la main » 440 . Quant au présupposé du « rien ne se perd dans ce qui est absorbé », il dramatise la combustibilité. On ne cherche pas à savoir si l’assimilation est source de transformation… On est alors joué d’un autre complexe, celui d’Harpagon. Celui-ci commande à notre culture comme à toute besogne matérielle. Nous avons l’intime conviction que nous ne perdons rien de ce que nous absorbons (mise en réserve). La conclusion est simple : celui qui boit peut brûler comme l’alcool… 441

Au XIXème siècle, c’est la rémission. Ces manifestations deviennent peu à peu « métaphoriques » et donnent lieu à des « plaisanteries faciles » 442 . On évoque les mines allumées, le nez rubicond… Leur compréhension immédiate prouve la persistance de la pensée préscientifique dans le langage. C’est également le cas en littérature (Balzac, Zola…). Conteurs, médecins, physiciens, romanciers, tous rêveurs, partagent des images et vont aux mêmes pensées ». Le complexe de Hoffmann les noue sur une image première, sur un souvenir d’enfance. Chacun, suivant son « fantôme », enrichit le côté subjectif ou le côté objectif de l’objet contemplé. Dans tous les cas, « ils valorisent », apportant « toute leur passion pour expliquer un trait de flamme ». Ils donnent « leur cœur entier » afin de « communier avec un spectacle qui les émerveille » et donc « les trompe » 443 .

* L’enseignant doit garder à l’esprit qu’une contradiction phénoménologique peut toujours réifier un univers survalorisé d’attributions (rendre l’apprenant plus stable psychologiquement en pratiquant régulièrement des expériences contre-intuitives), et que le travail de la pensée est influencé par une polarisation culturelle d’assimilation sans perte de tout ce que l’on absorbe et une plus personnelle de valorisation à partir d’un thème préféré (combattre ces « fantômes » par le refoulement cognitif volontaire, sensibiliser à la dialectique pur /impur – importance des odeurs 444  - dans l’explication des traits les plus contradictoires qui se retrouvent associés au « pyromène »).

Cette dernière lecture achève ce parcours qui avait pour vocation de contextualiser notre recherche, de définir notre cadre conceptuel et de décliner nos principaux modèles théoriques. On aura compris qu’ici, après les efforts d’A. Giordan et de son équipe (L.D.E.S. - l’apprentissage de type allostérique), nous privilégions le projet bachelardien d’un cogito dédoublé et l’appui sur le « pyromène » (formation à l’universalité biface de la raison et de l’imagination ; pédagogie du contact entre artificialisme enfantin et rationalité scientifique, priorité à des disciplines accrocheuses : astronomie et biologie ; approche expérimentale privilégiant un lien avec le feu).

Notes
433.

 Op. cit., p.140.

434.

 Id., p.141.

435.

 Ibid.

436.

 Op. cit., p.144.

437.

 Id., p.145.

438.

 Ibid.

439.

 Op. cit., p.151.

440.

 Id., p.152.

441.

 Socquet J.-M. dans un Essai sur le Calorique (1801) livre un ensemble de crédulités qui rappellent d’ailleurs celles des Lumières. Cela va de la femme du peuple retrouvée carbonisée suite à sa consommation excessive de liqueurs (actes de Copenhague, 1692) à la septuagénaire découverte incinérée pour une raison similaire (Mémoires de la Société royale de Londres). J ;-H Cohausen, dans un livre imprimé à Amsterdam (Lumen novum Phosphoris accensus, 92) décrit un cas semblable avec un homme imbibé. On lit également dans les Ephémérides d’Allemagne que dans les contrées septentrionales des flammes sortent de l’estomac de ceux qui boivent abondamment. Jallabert, cité souvent comme technicien des phénomènes électriques, recourt à de tels faits pour « expliquer la production du feu électrique par le corps humain » (1749). On estime si forte la concentration substantielle de l’alcool dans les chairs que l’on ose parler d’incendie spontané. Certains auteurs vont jusqu’à parler de déflagration…

442.

 Bachelard, La psychanalyse du feu, op. cit., p.155.

443.

 Id., p.159.

444.

 Bachelard suggère qu’une « large place » soit accordée « au psychisme olfactif » dans une psychologie de la primitivité (ibid., p.168).