Les freins à la didactique des sciences

Malgré la bonne volonté et les nouvelles incitations, les renvois du terrain ne répondent pas aux attentes. Un détour par l’histoire s’est avéré riche d’enseignement. Cela rappelle d’abord une transformation peu favorable de l’idéal rationnel et de précédentes résistances.

On considère que l’éducation a de tout temps, quoique par des moyens différents, tenté de répondre à une difficulté biface. Il s’agit de la différence ainsi que de la continuité entre l’adulte et l'enfant. Or, rappelle B. Jolibert, c’est toujours en s’appuyant sur un modèle de rationalité que le problème a été étudié. Cela se confirme, même si au cours des siècles il y eut diverses manières d’entendre ce qu’était la raison. La définition de l’homme inhérente à la pensée pédagogique de chaque époque doit manifestement s’y rapporter. Un fil conducteur depuis ce référent qui a pris naissance dans le monde grec peut donc être remonté. Si l’on reprend cette trajectoire à partir du XVIIIème siècle, apparaissent alors de notables fluctuations quant au crédit accordé.

La période des Lumières est sensible au dépassement des particularismes. Elle propose une vision universelle d’homme libre et raisonnable. L’éducation est orientée par l’idée de progrès et d’ordre que reflète le savoir scientifique. Elle met en chemin pour acquérir une vérité qui se pose à l’horizon des connaissances et des conduites. Le XIXème siècle est plus radical que le précédent. Il fait adhérer à une inéluctable marche en avant, au triomphe absolu et imminent de la Raison. L'Histoire réalisera son projet, indépendamment voire contre les volontés individuelles. Chacune de ses étapes libère et prépare la suivante, chaque moment de la science est pensé comme destiné à être dépassé. Une sorte de mythique des stades inspire. Le XXème siècle, pour sa part, détonne. Celui-ci est généralement présenté comme époque du marasme, du « blocage » de la réflexion éducative, de l'absence de projet humain.. En fait, une crise morale secoue les anciennes valeurs, la foi dans le paradigme savant est ébranlée. C’est l’âge d’une profonde remise en question, du discours sachant comme du garant critique.

On voit ainsi que l’optimisme puis l’assurance ont cédé le pas à une perte de confiance. Il est possible d’imaginer que ce mouvement obéit encore à une exigence de cohérence. Reste que « l’ambiance » de notre début de millénaire n’est pas la plus favorable.

Après cette suggestion d’une gêne liée à notre temps, nous avons consulté ce qui s’est fait depuis la IIIème république pour sensibiliser les écoliers aux sciences. Trois orientations successivement recommandées ont successivement été questionnées. Elles ont pour point commun d’avoir toutes promis plus qu’elles ne pouvaient tenir.

La première voie de formation scientifique à interpeller est celle de la pédagogie de l'observation. Celle-ci a été introduite dans les programmes officiels de l'enseignement public en 1882, par J. Ferry.

C’est aux environs de 1870 que les fameuses « leçons de choses » ont été découvertes par les théoriciens français (Rousseau, Condorcet…). Le livre de Spencer, De l’éducation, paru en Angleterre en 1861, traduit en France seulement en 1878, achève d’en populariser la méthode. A. Comte et sa loi des trois états inspire l’auteur. La démarche souhaite rompre avec la pédagogie congréganiste et avec l’esprit de soumission. On nourrit l’espoir d’accélérer l’accès à la positivité (primat de la méthode expérimentale).

La science est ici perçue à la fois comme technique d’apprentissage et comme principe d’union (nouvelle convergence mentale). Les instructions officielles de 1887, de 1923, de 1938, de 1945, comme celles de 1957, montrent une même prédilection. À travers l’observation, instrument privilégié, seule opération du savant dont l’enfant soit capable, on espère une formation intellectuelle et morale. Elle doit notamment entraîner les jeunes à l’objectivité, à se soucier de l’opinion d’autrui, à s’efforcer de trouver un accord avec lui. Au final, on peut s’en tenir à ce qui a été défini et nommé en commun.

Pourtant, en y regardant de plus près, cette forme d’observation ne vise ni à étonner ni à expliquer. Les instituteurs, guidés à leur insu par une catéchèse de l'objet, trop convaincus qu’il y ait des vérités scientifiques à connaître impérativement, négligent l’attitude au profit de l’information. L’entraînement à la pensée scientifique devient celui d’une saisie des seules vérités accessibles à l'enfant. Dit autrement, on ne retient que celles que l’on constate, à défaut de pouvoir en conclure par le raisonnement.

Ce dogmatisme illustré ne cessera de décevoir. Les maîtres, décontenancés, ne tardent pas à abandonner la substitution recommandée. Ils réintroduisent inexorablement le type de didactique que Spencer avait auparavant condamnée.

La pédagogie de l'éveil va prendre le relais. On se situe cette fois dans le prolongement de la « rénovation pédagogique » décidée aux lendemains des événements de 1968.

Les « activités » puisent largement chez G. Bachelard. Elles visent l’éducation de « toute la personnalité », le déploiement de « l’imagination créatrice ». Celles-ci valorisent également un élément du message épistémologique contemporain. Il s’agit de la non-scientificité de l’intuition immédiate. La majorité des pédagogues se rangent en effet à l’idée qu’il est impossible d’atteindre d’emblée un abord scientifique du monde. L’accent est donc mis sur la recherche de situations autorisant « le sens du problème ». Les notions d’ « intérêt» et d « étonnement » passent au premier plan. Cet « éveil » se veut essentiellement fondé sur l’exploration du milieu et la mise en œuvre des méthodes de l’investigation scientifique. Il doit articuler observation, expérimentation, documentation, utilisation de la mesure et du schéma. Il a vocation à poursuivre plusieurs grandes finalités : la maturation psychologique de l'enfant, le développement de la capacité à apprendre de façon autonome, la socialisation, la construction progressive des connaissances, et même une assise favorisant les apprentissages fondamentaux. L’entreprise connaîtra une extension nationale et son caractère officiel ne cessera de se préciser jusqu’en 1980.

Reste qu’une évaluation à grande échelle, lancée par la Direction des Écoles dès 1979, va témoigner de résultats inquiétants. Certes, en fin de parcours élémentaire (C.M.2), les enfants témoignent de certaines capacités. Ils savent observer, relever des analogies, lire ou exécuter des schémas, rechercher des informations, collaborer avec autrui. Mais, cela s’accompagne de sérieuses défaillances. Pire, l’épreuve des « sciences expérimentales » figure parmi les moins bons scores. En 1983, alors que s’achève l’interprétation des données, un pamphlet resté célèbre discrédite ces essais. Leurs auteurs n’y voient que des « recettes pour crétiniser les masses ».

Ce pédocentrisme ambitieux de l’éveil a donné lieu à trop de dérives, le désordre et l’imprudence ont souvent pris le pas sur l’exigence.

La troisième voie est celle d’une pédagogie dite de l’activité. Elle apparaît sous l’impulsion de J-P. Chevènement, dans les Instructions Officielles de 1985.

On insiste dorénavant sur la question des contenus et l’on parle de « Sciences et Technologie ». L’objectif est l’acquisition des « méthodes » propres aux deux « démarches ». Cela signifie : « observer, analyser, expérimenter, représenter »; mais aussi : « concevoir, fabriquer, transformer ». Dix ans plus tard (1995), on ajoute que l’élève doit apprendre « à formuler des questions, à proposer des solutions ». Un nouveau contrat s’inscrit dans le prolongement de la loi d’orientation de 1989 et du projet d’école de 1992. Il s’agit de placer l’apprenant au cœur du système. On s’appuie principalement sur la mise en place des cycles, sur le statut révisé de l’erreur et sur le travail en équipes.

Parallèlement aux apports de la psychologie génétique et cognitive, quelques échos supplémentaires d’épistémologues ont filtré. On se familiarise avec les idées de faillibilisme dans la connaissance (le savoir acquis patiente d’être dépassé), de force heuristique de la contradiction (ce qui fait débat permet de progresser). Les I.U.F.M. (dès 1990) sensibilisent leurs « étudiants » à des conduites de classe qui s’en recommandent. Un modèle pédagogique oriente la formation : celui d’Investigation-Structuration. L’aura des deux prix Nobel français de physique vient en même temps réconcilier l’opinion avec les sciences. P-.G. de Gennes (1991) ne reconnaît pas la sélection par les mathématiques (« préjugé A. Comte ») et G. Charpak (1992) promeut une intelligence du geste (programme « Hands on »).

Toutefois, entre les pratiques déclarées et celles qui sont effectives, il y a place pour plus d’une falsification. L’entrée dans l’univers du savant ne se résume pas au prélèvement des « représentations », à quelque « faire faire », aux dessins commentés de situations vécues. Un accompagnement réussi ne se mesure pas à l’expertise du langage dont on peut faire preuve. L’enseignant s’exprime désormais en termes de « compétences », de « conflit socio-cognitif », de « groupes de niveau » et « de besoin », de « transfert »... Il en sait davantage sur son public et sur son métier. Mais ce registre neuf ne sert bien souvent qu’à reproduire du vieux.

Ce constructivisme réducteur et jargonné maintient le savoir dominant éloigné de l’école.

Ces rappels ne doivent pas décourager. La recherche de solution se poursuit, les initiatives sont légion. Reste que le problème de fonds n’est pas épuisé par la liste des facteurs préjudiciables (représentations successives de l’enfance, l’oscillation quant aux missions de l’école, multiplication des priorités, hésitation face à l’autorité, manque de formation professionnelle, insuffisance du matériel, effectifs de classes).

Un détour par l’histoire permet également de (re)découvrir deux obstacles majeurs à toute modification des pratiques éducatives. En interrogeant un paradoxe plus général, on comprend mieux la nature de ce qui freine. Revoir le concept de méthode évite de nous enfermer dans un leurre.

Selon G. Avanzini (1975), une méthode est une manière « d'organiser la vie de la classe » en fonction de trois pôles. Ce sont « la fin qu’on poursuit », « la structure de ce qu’on enseigne » et « l'idée que l’on nourrit des écoliers ». Ces trois paramètres ne sont pas nécessairement solidaires dans le temps et peuvent évoluer séparément.

Si l’on reprend la notion de « méthode traditionnelle », on voit qu’elle se maintient malgré la convergence des attaques contre elle depuis le début du siècle. C’est sans doute que, reconnue par tous comme inadaptée, elle n’a pourtant pas que des inconvénients. Quant aux raisons du statisme, elles peuvent se trouver dans certains de ses avantages.

La conduite de classe frontale, tellement décriée, est assez vite maîtrisée par les enseignants. Elle correspond à des façons d'être qu’ils se sont incorporés, qui vont avec une conception des relations partagées par élèves et parents. Ils sentent que mettre en place une didactique différente n’est pas sans risque. Cela revient moins à changer de technique qu’à se transformer soi même, à s’abandonner à l’inconnu. Comme le pressentait J. Ardoino, l’angoisse clignote. Le professeur confronté aux signes qui appellent à rénover peut se conduire comme un propriétaire sans fortune ayant conscience de l’état de délabrement de sa maison. Celui-ci espère que les choses pourront durer encore tout en redoutant qu’elles s’effondrent inopinément. Il craint même que les retouches mineures en accusent les fissures ou en précipitent l’écroulement.

Ainsi tout appel à la nouveauté exacerbe une fragilité humaine culturellement niée, refoulée, mais omniprésente. L’affectif prend le dessus, le fait persévérer dans la tradition et rationaliser ses fuites. Quand les enseignants disent qu’ils ont un vif désir de transformation mais que cela nécessite des conditions préalables, ils déplacent et grossissent l’obstacle. Ceux-ci évitent avant tout de reconnaître qu’ils ne souhaitent pas réellement se risquer à changer : il y va de leur sauvegarde psychologique.

Après cette clinique d’une entrave subjective, un autre examen doit être fait, celui d’une difficulté cette fois objective. Un soupçon peut être porté sur la disponibilité d'une solution de rechange.

Pour vérifier la réalité de ce vide pour le remaniement, il faut comprendre sur quoi s'étayaient les finalités d’autrefois. Il convient d’entendre pourquoi elles ne peuvent plus avoir cours, et ce qui empêche de procéder à leur remplacement. Or, ne serait-ce qu'en regard de l'esprit de ceux dont la pensée fut déterminante, un constat s’impose : c'est dans un climat à dominante positiviste qu'a été généralisée la scolarisation par la IIIème république. Il est longtemps recommandé par les Instructions d'accoutumer les élèves à une conduite de perception attentive devant l'objet. Cette incitation à observer, présentée comme de nature à homogénéiser la didactique élémentaire et à harmoniser tout l'enseignement du premier degré, est massivement motivée. L'observation, prônée comme première étape de la procédure expérimentale, permettra de préparer très tôt à la démarche scientifique. Elle habituera précocement les élèves à l'expérience de l'accord qu'elle - et elle seule - autorise.

Une telle lecture permet de mieux comprendre l'ensemble des caractéristiques des procédures traditionnelles. Une pédagogie entendant unifier ne peut opter pour l'encouragement à la pensée divergente, pas plus qu’à ses manifestations. Désireuse de promouvoir ce que la science a établi, elle valorise la méthode expositive. Présentant des conclusions objectivement établies, elle n'admet guère la discussion. Attachée à ce que les notions du programme soient solidement acquises, elle en impose et en contrôle la rétention. Surtout sensible au but visé, elle se préoccupe surtout de distribuer l'information. N’appréciant pas la dispersion, elle préfère l’enseignement collectif, selon un plan prédéterminé. Assignant aux uns et aux autres les mêmes tâches, elle se méfie des propositions d'« école sur mesure ». Traitant enfin le « maître » comme symbole, critère de la connaissance et arbitre de la vérité, elle exalte son autorité intellectuelle.

Or, le creuset où l’illustre ministre puise ses convictions, au fil des décennies, perd de ses propriétés de cohésion. L'épistémologie, suite à la dynamique interne des sciences connaît de sérieuses rectifications. L'évolution de la société, loin de confirmer la convergence des esprits ou d'en offrir les symptômes, s’opère dans le sens d'une dislocation. L'analyse comtienne semble inadéquate, le dénominateur commun s’amenuise... « progressivement ». Si de nombreuses conceptions sur le type d’homme à obtenir vont suivre, leurs rivalités creusent les écarts. Faute de ne plus savoir ce qui est vraiment poursuivi, on tend à osciller entre immobilisme et désordre.

L’incontournable viscosité des méthodes tient donc aussi à l'absence d’idéaux mobilisateurs, bref il n’y a pas réellement de réponse à la dilution des fins. À l’heure du Plan de Rénovation des Sciences et de la Technologie (en place depuis 2000) et des derniers programmes (2002), cette vulnérabilité humaine ainsi que cette absence de socle fédérateur ne doivent plus être négligées.

Nous avons enchaîné notre deuxième volet doctoral en revisitant la difficulté d’apprentissage. Quatre représentations ont d’abord été dénoncées comme inadaptées et paralysantes. Ce sont celles qui pérennisent une croyance en la linéarité de l’apprendre, en une progression allant du simple au plus complexe, en retenant un phantasme de « tabula rasa », en adhérant sans retenue à la répétition du même. Nous leur avons préféré l’idée que le pédagogue doit établir une relation entre le « trop » et le pas « assez » (interactions de tutelle de J. Bruner). Nous avons également condamné le travers enseignant qui consiste à penser que lorsque les apprentissages ne se font pas un renforcement d’ordre quantitatif s’impose. Ce positionnement a été vulgarisé par P. Watzlawick comme stratégie décourageante du « toujours plus de la même chose ». Nous nous sommes plutôt attaché à redonner aux élèves le droit à l’erreur en décollant cette dernière de sa connotation judéo-chrétienne (faute).

Pour agir efficacement nous nous sommes enrichi du modèle pédagogique dit par investigation/structuration. On aide davantage les apprenants en les accompagnant dans l’appropriation du savoir et en les incitant à une recherche active et dialoguée de solutions. Ce modèle présuppose que l’enseignement ne se déploie jamais en terrain vierge (des représentations personnelles sont déjà là). Il considère également que l’apprentissage doit être significatif pour l’élève (retentissement, interactivité, continuité et symbolisation).

Nous adhérons par ailleurs à l’idée que l’action éducative concourt grandement à la construction des structures mentales. Au constructivisme réducteur (idéologie en prise sur l’œuvre de J. Piaget), nous préférons l’anticipation par l’exercice des mécanismes mentaux supérieurs (des essais  « pour voir » à des activités de résolution). Notre ambition est de montrer qu’à travers différents domaines scientifiques, il reste possible d’amener n’importe quel élève à changer de niveau de pensée. Pour cela, nous nous sommes inscrit dans le cadre d’une approche socio-constructiviste et interactive. Dans cette perspective les connaissances sont construites par le sujet lui-même à travers les expériences qu’il vit dans son environnement. On s’oppose en cela à trois courants : l’empirisme, l’idéalisme, le rationalisme. L’apprenant est ici postulé comme constructeur de connaissance à partir de ce qu’il sait déjà dans une dialectique entre l’ancien et le nouveau. Il est servi dans son effort par toute une dynamique d’échanges, tant entre pairs que dans une zone de dialogue avec l’enseignant. Seules des mises en situation signifiantes parce qu’interpellantes répondront aux exigences de recentrage du savoir sur l’élève.

Nous retenons pour tremplin avec notre public le modèle systémique ou allostérique de l’équipe genevoise dirigée par A. Giordan.

Ces chercheurs rappellent que dans l’enseignement, trois grandes traditions se sont imposées et n’ont cessé de s’opposer. La première décrit l’apprendre comme un enregistrement, l’acquisition de savoir résulte d’une simple transmission. Sur le terrain, on procède à une présentation claire mais routinière de données cohérentes et hiérarchisées. Cette pédagogie renvoie à la pensée empiriste de J.  Locke (1632-1704). La deuxième mise sur l’entraînement. Les tâches sont divisées en unités correspondant à autant d’activités et les situations accompagnées d’un questionnaire stimulant. Des récompenses et parfois des punitions ponctuent l’apprentissage. On s’inspire ici des travaux sur le conditionnement de Y.-P. Pavlov (1845-1936). La troisième s’attache aux besoins spontanés comme aux intérêts « naturels ». Elle prône la libre expression des idées, le savoir être, la découverte autonome, le tâtonnement. L’interaction sens / pensée qui la caractérise est redevable au philosophe E.  Kant (1724-1804).

Ces trois perspectives ont toutes montré leurs limites. L’image de la bande magnétique fait oublier que l’élève n’engrange que ce qui fait sens à ses yeux. Le primat accordé à une mécanique du type stimulus-réponses néglige le fait qu’apprendre n’est ni un processus accumulateur ni un phénomène linéaire. La reconnaissance de l’activité du sujet ne suffit pas à décrire la subtilité du mécano dans l’apprentissage, elle minimise aussi l’importance de l’environnement.

Les développements contemporains n’ont guère modifié la situation. Le nombre de théories s’est accru mais les axes d’étude se réduisent au trio connaissance-société-apprenant. En fait, à l’exception de certaines tendances cognitives, l’apprentissage n’apparaît pas comme une préoccupation majeure. On lui préfère la construction « naturelle » du savoir, le fonctionnement social ou encore les processus de développement généraux. Or, dans l’apprendre rien n’est désolidarisé, ces trois types de paramètres sont toujours en interaction. De plus, on ne saurait glisser pour les mécanismes en jeu sur la réalité d’une interdépendance. Ceux-ci demeurent tributaires des conditions et successions des environnements dans lesquels ils ont émergé au cours de l’histoire du sujet. Pour combler ces insuffisances, on doit faire appel à un nouveau modèle. La proposition des didacticiens genevois (L.D.E.S.) tente d’allier « interaction » et « élaboration » mais aussi « intégration » et « interférence ».

De leur point de vue, les apprentissages doivent être liés à l’ensemble de leurs éléments, en réponse à un questionnement spécifique. Pour permettre de construire efficacement des concepts, il faut par ailleurs faciliter une véritable transformation de la structure mentale. De multiples éclairages sur les interrelations sous-jacentes et l’utilité du changement sont de plus nécessaires.

Il convient selon ces spécialistes de revoir les idées issues d’une mauvaise vulgarisation à propos du cerveau. Les images d’ordinateur, de bibliothèque, de mécanique froide éloignent du fonctionnement réel. La croyance en l’existence d’un centre de l’apprendre constitue aussi un terrible frein pour comprendre. Même si les données demeurent parcellaires, elles montrent la complexité de cet organe. Tout y est distribué, rappelle A. Giordan. La pensée, et par là l’appropriation de savoir, n’existent qu’au travers de l’ensemble. Ces propriétés n’émergent que dans un tout interconnecté. S’il reste possible de décrire en distinguant des niveaux, rien ne marche pour autant sur un mode vertical. Une multitude de structures s’enchevêtrent et interagissent, chacune dépend de ses voisines. Des réseaux de cellules nerveuses assurent une communication riche et le système s’avère en remaniement constant.

Pour ce qui est du vocable « apprentissage allostérique », celui-ci provient d'une métaphore biochimique. Elle a été formulée en Amérique du Nord et en Australie, lors d'une série de conférences (1988). Elle concerne la structure et le fonctionnement de certaines protéines dites « allostériques ». Ces molécules enzymatiques, fondamentales pour la vie, changent de forme, et donc de fonction, suivant les conditions de l'environnement dans lequel elles se trouvent.

Les anglo-saxons, particulièrement intéressés par les aspects pragmatiques de cette approche, en ont retenu l’expression (« allosteric learning model »). La dénomination s’est banalisée au fil des ans. Quant à l’analogie, elle continue d’avancer deux aspects très heuristiques, et pédagogiquement porteurs. La singularité de la pensée humaine n’est pas constituée par la suite des idées enregistrées mais par les liens volontairement initiés et mobilisés. À l’instar donc des protéines évoquées dont la spécificité fonctionnelle ne relève pas de la suite des acides aminés mais de ce qui relie les chaînes et détermine ainsi le site actif. On ne peut agir directement sur la pensée d’un individu mais seulement favoriser l’apprendre en « jouant » avec un environnement didactique propre à interférer. Autrement dit comme avec la forme et la fonction de ces enzymes qui sont modifiées uniquement de l’extérieur.

L’enseignement ne peut ainsi qu’organiser des conditions et l’éducateur aider l’apprenant à dépasser son cadre de questionnement, sa façon de raisonner, ses références. Cette déconstruction cognitivement optimisante réclame tout un processus d’élaboration articulant explications, confrontations, délimitations, parasitages, consolidations... Parce qu’elle rend acteur et auteur, l’enfant est réellement placé au centre des apprentissages.

Précisons ce qui fait contact. Au cœur de l’apprendre, il y a les conceptions des élèves. On sait qu’elles préexistent à la situation scolaire et qu’elles se forment en interaction avec l’environnement immédiat. En fait, chaque individu édifie une vision individuelle du monde à partir de ses observations et de son expérience. Interviennent également les rapports entretenus avec les autres et avec les objets. La mémoire affective ou sociale tient là une place prépondérante. L’enseignement doit prendre en compte ce réseau d’explications, de modèles et d’instruments. C’est en partant de ce « bagage » que peuvent être abordées de nouvelles questions, interprétées autrement les situations, résolus davantage de problèmes. Avec les conceptions, l’enseignant dispose d’un outil sans pareil pour rencontrer son public. Cela lui permet de le connaître, de comprendre ses difficultés, mais aussi de prendre la mesure des obstacles rencontrés et la lenteur du processus d’apprentissage.

Pour les recueillir, plusieurs techniques sont utilisées, dont principalement quatre. On trouve tout d’abord les questionnaires écrits, mettant le plus souvent en jeu, à travers des énoncés simples et précis, des situations familières. Il existe aussi les schémas mobilisant des symboles dont on s’est assuré qu’ils sont parfaitement compris. On rencontre encore les dessins explicatifs où l’on invite à être prolixe de détails. Enfin, peuvent être pratiqués des entretiens semi-directifs, en petits ou grands groupes. On peut ajouter à ces techniques quelques situations incitant les élèves à s’exprimer.

Quelle que soit l’option, les destinataires sont informés de l’absence de notation et que leurs productions serviront à élaborer ensemble un outil de travail. Il est ordinairement conseillé de se confronter directement aux conceptions de ceux dont on a la responsabilité. Toutefois, il n’est jamais inutile de se familiariser avec celles qui dominent dans chaque matière. Le modèle allostérique cherche à dépasser les limites des approches précédentes (empiriste, béhavioriste, constructiviste). Il permet de décoder autrement les processus regroupés sous les termes de comprendre et d’apprendre. Il les considère comme des entités de type systémique et multistratifié. Il met en avant les boucles d’autorégulation et les niveaux d’intégration. Parallèlement, il pointe et explicite les divers obstacles. Il insiste sur le fait que tout savoir maîtrisé se fait à la fois en continuité et rupture avec les acquis antérieurs. Il montre que l’apprentissage réussi est une transformation des conceptions. Il rappelle que seul l’élève peut apprendre mais que celui-ci ne peut le faire seul. Il propose de recourir à un environnement facilitateur parce que concernant, interactif et structurant.

Nous avons achevé cette deuxième partie avec l’héritage de Bachelard pour la didactique. Ce dernier se met volontairement à l’étude des savants et des rêveurs de mots. Sur les deux axes inverses de la science et de la poésie il déploie avant tout une problématique de la formation. Deux niveaux peuvent en être interpellés. L’un, poïétique, lui fait s’attacher à la forme et renvoie à une philosophie différentielle des émergences épistémologiques (dialogue théorie / expérience et mathématisme - rectification) ou poétiques (travail sur le verbe, déformation des images – bonheur de la métaphore). Son dynamisme engage un cogito biface par lequel le sujet s’assure de son savoir tout en consolidant son être. L’autre, pédagogique, lui suggère de partager l’instant créateur en se tournant vers une construction scolaire du problème et dans la lecture du poème. Un atelier doit autoriser le travail sur ses brouillons de pensée, permettre de purifier concepts et images. Des outils notionnels peuvent faire gagner en précision et cohérence (obstacle, profil épistémologique…).

La pensée bachelardienne de la formation est par ailleurs toute centrée sur l’école. Elle se concentre sur l’éducation spécifique que peut et doit promouvoir l’école. Pour cela elle insiste sur une organisation autour de l’idée de continuité / rupture. Enseigner revient avant tout à résister, à aller contre le sens, à se délivrer des obsessions adaptatrices. L’école doit cesser de singer la société, d’ériger le gadget en méthode et le « zapping » en habitude. Elle doit plutôt devenir un modèle de vie que colorent des valeurs de culture. Mais il faut pour cela prendre en compte la « culture » des élèves, non pour s’y engluer mais pour la dépasser. Apprendre désigne un travail sur soi, une rectification de ses représentations, un remaniement des ses identifications. La lecture scientifique, poétique ou philosophique offre un exemple de cet effort.

Bachelard pense son prochain comme un être fait pour l’étude et pour la rêverie dans une société de loisir. Mais cette dernière ne signifie aucunement l’oisiveté postmoderne, toute de consommation passive. C’est à un véritable travail qu’il songe, des idées, des images et des matières, de même qu’un travail sur soi-même. Le philosophe champenois fait de la formation une dimension de surexistence caractérisée à la fois par la joie austère d’apprendre et le bonheur d’habiter le monde.

Sur le versant épistémologique, son invitation à rompre avec l’objet immédiat est particulièrement parlant dans sa psychanalyse du feu. Les recommandations données nous ont permis de repérer que le pyromène peut constituer un formidable levier. Elles nous ont également aidé à dégager une dizaine de conduites à tenir. Ces dernières s’avèrent parfaitement conciliables avec les suggestions précédentes d’A. Giordan (des engrammes précèdent tout apprentissage, la rêverie peut être plus forte que l’expérience, son pouvoir de résonance intime peut psychologiquement stabiliser, la marque du désir colore toujours la créativité, de fausses évidences et des transpositions illusoires doivent activement être repérées, le « pyromène » est pour l’homme à la fois une mémoire et un miroir, le substantialisme et l’animisme demeurent deux obstacles majeurs, l’approche chimique du « pyromène » réclame une rupture franche avec la métaphore digestive, une contradiction phénoménologique peut toujours réifier un univers survalorisé d’attributions, la stabilité psychologique passe aussi par la pratique régulière d’expériences contre-intuitives, le travail de la pensée est influencé par une polarisation culturelle d’assimilation sans perte, il est aussi orienté par une polarisation plus personnelle de valorisation à partir d’un thème préféré.