Contexte et concepts de la recherche

Nous avons commencé le deuxième volet de thèse par une caractérisation de notre échantillon d’élèves de CL.I.S.1. Nous avons pu constater sur les six années d’étude la prédominance légère du sexe masculin pour notre public (62%). Ce score est sensiblement identique à celui du département (61,6%). La classe d’âge dominante, celle des 11 ans, reste également commune [même si la saillance est moins forte (29,6% contre 37%)]. Le résultat concernant le profil « troubles » renvoie similairement dans la majorité des cas au TIFC (57%). On retrouve comme dominante de niveau de classe celui du cycle des apprentissages fondamentaux (82% pour le département et 86% pour le groupe). S’agissant du projet individuel, il est à noter que dans les deux populations 6 élèves sur 10 en bénéficient. L’absence de données sur le plan départemental concernant les champs disciplinaires les plus « intégratifs » dans les classes ordinaires ne permet pas d’établir de comparaison. On peut toutefois, sans grand risque d’erreur, penser que l’E.P.S. et l’éducation musicale demeurent les activités les plus souvent privilégiées. On constate que dans notre échantillon près d’un enfant sur quatre ne bénéficie d’aucun suivi (24,7%) alors que la proportion est de un sur trois dans le département. Pour les autres on constate que les trois quarts d’entre eux sont pris en charge par un S.E.S.S.A.D. ou des services médicosociaux alors que ce n’est le cas que pour la moitié d’entre eux au niveau du département. On pointe encore que la population de CL.I.S. se renouvelle lentement (85% de maintien sur notre public pour 73,7% dans le Puy-de-Dôme). Enfin, et contrairement à ce qui se passe au niveau du département nos élèves quittant la classe spécialisée (école élémentaire) sont majoritairement orientés en Unité Pédagogique d’Intégration (collège).

Nous avons poursuivi cette contextualisation de notre recherche en interpellant les difficultés toujours rencontrées par la didactique des sciences. Malgré la bonne volonté et les nouvelles incitations, les renvois du terrain ne répondent pas aux attentes.

En fait, on oublie vite que créer un « environnement didactique facilitateur » 477 est loin d’être facile. Certes, les enseignants en savent plus long aujourd’hui sur leur public comme sur leur métier. Notamment, ils reconnaissent exercer avec des acteurs à part entière. Ils ont d’ailleurs entendu l’exhortation à prévenir un pur glissement des connaissances à la surface de l’apprenant. Ils sont aussi au courant qu’un rôle comme le leur est fort délicat, qu’un paradoxe y est à gérer. Ils doivent favoriser les conditions d’une autodidaxie tout en permettant des confrontations avec des contextes porteurs de sens. Toutefois, cette conscience nouvelle ne suffit pas à voir les pratiques se modifier en profondeur. Le plus souvent on retient quelques procédés modernes, on s’exprime différemment, et on se convainc en éblouissant ou agaçant les autres. Mais, en deçà de cette manipulation qu’accompagnent quelques mots choisis, on se ment et on jargonne. Le marasme scolaire ne s’évacue pas en impulsant une simple effervescence de surface.

Il faut élaborer de véritables stratégies de changement. Avant toute chose, et c’est ce que l’histoire encourage, on doit identifier ce qui fait régulièrement barrage. On peut s’instruire des difficultés rencontrées par un premier détour. Pour ce faire, un écueil contextuel a d’abord été rappelé. Une crise morale secoue les anciennes valeurs, la foi dans le paradigme savant est aujourd’hui ébranlée. Nous sommes à l’âge d’une profonde remise en question, du discours sachant comme du garant critique. Bref, une perte de confiance se substitue à l’optimisme puis l’assurance des époques précédentes. Nous avons ensuite consulté ce qui s’est fait depuis la IIIème république pour sensibiliser les écoliers aux sciences. Trois principales tentatives recommandées par les Instructions sont ici consultées. De la "Leçon de choses" aux "Sciences et Technologie", en passant par "l’éveil scientifique", un renvoi est similaire : on dévie de l’esprit initial. Pour mieux comprendre ce qui fait alors s’enferrer dans des attitudes inadaptées, on recourt à un plus grand recul. Il s’agit cette fois de la contradiction sise dans l’usage reconduit de méthodes que l’on sait pourtant dépassées. Deux freins sont alors mis à jour : l’angoisse de l’inconnu et l’absence de socle rassembleur. Il s’avère que c’est de leur interaction que découle un ralentissement quasi machinal. Lors, s’il n’y a pas substitution des moyens, c’est parce que persistent de graves et souterraines raisons à la stagnation.

Cela ne veut pas dire que toute recherche a disparu et que des initiatives ne sont pas renouvelées. Bien au contraire, à mesure que s’éloigne l’éventualité d’une métamorphose et que s’intensifie la frustration, leur nombre s'accroît. Mais ce regain est larvé par un impératif de sauvegarde personnelle 478 . Elles ne sont pas conçues comme susceptibles d'adoption extensive mais comme des essais où l'on s'attache à la pureté du témoignage en contre. Du coup, leur disparité est limitante, leur reproductibilité fort réduite. Loin de favoriser un remaniement homogène, celles-ci participent plutôt d'une impossibilité. On ne parvient pas à recenser quelques points de convergence autour desquels pourraient, même provisoirement, s'organiser une démarche commune. Autrement dit, la résistance suscitée en arrive à aggraver involontairement le blocage.

Sans doute existent-ils d’autres écueils que le duo ici exhumé. Mais il n’y a guère de chance que ceux-ci les équivalent en importance. Si l’on ne veut pas voir l’insuccès d’un enseignement devenir pérenne et les nouvelles recommandations rester lettre morte 479 , des compensations s’imposent. Il faudra rechercher celles à même de satisfaire les intérêts particuliers qui sont menacés. C’est ce qui permettra une meilleure acceptation du bouleversement nécessaire. Il sera même impératif de trouver des leviers. Parmi ces derniers, une formation complémentaire des enseignants s’avère une priorité. Elle doit prendre en considération le problème du négatif pour l’humain (métamorphose et précarité, obstacle et non-sens, inconsistance et perversité…). Là demeure tout de même le refoulement majeur de l’Occident. Cette lucidité ne suffira d’ailleurs pas. On ne bouge pas significativement sans avoir gagner au préalable en stabilité psycho-affective. Osons parler des profils destructeurs, des éléments indésirables, des classes sacrifiées, des œillères dans le recrutement…

Nous avons développé notre deuxième partie en revisitant la difficulté d’apprentissage. Quatre représentations ont d’abord été dénoncées comme inadaptées et paralysantes. Ce sont celles qui pérennisent une croyance en la linéarité de l’apprendre, en une progression allant du simple au plus complexe, en retenant un phantasme de « tabula rasa », en adhérant sans retenue à la répétition du même. Nous leur avons préféré l’idée que le pédagogue doit établir une relation entre le « trop » et le pas « assez ». Nous avons également condamné le travers enseignant qui consiste à penser que lorsque les apprentissages ne se font pas un renforcement d’ordre quantitatif s’impose. Nous nous sommes plutôt attaché à redonner aux élèves le droit à l’erreur en décollant cette dernière de sa connotation négative.

Pour agir efficacement nous nous sommes enrichi du modèle pédagogique dit par investigation/structuration. On aide davantage les apprenants en les accompagnant dans l’appropriation du savoir et en les incitant à une recherche active et dialoguée de solutions. Nous avons par ailleurs adhéré à l’idée que l’action éducative concourt grandement à la construction des structures mentales. Au constructivisme réducteur (idéologie en prise sur l’œuvre de Piaget), nous avons préféré l’anticipation par l’exercice des mécanismes mentaux supérieurs (des essais  « pour voir » à des activités de résolution). Notre ambition a été de montrer qu’à travers différents domaines scientifiques, il reste possible d’amener aussi des élèves de CL.I.S.1 à changer de niveau de pensée.

Nous nous sommes inscrit dans le cadre d’une approche socio-constructiviste et interactive. L’apprenant est là postulé comme constructeur de connaissance à partir de ce qu’il sait déjà dans une dialectique entre l’ancien et le nouveau. Il est servi dans son effort par toute une dynamique d’échanges, tant entre pairs que dans une zone de dialogue avec l’enseignant. Pour des mises en situation signifiantes nous nous sommes appuyés sur le modèle systémique ou allostérique de l’équipe genevoise dirigée par A. Giordan. Cette appellation provient d'une métaphore biochimique. Celle-ci a été formulée en Amérique du Nord et en Australie, lors d'une série de conférences (1988). Elle concerne la structure et le fonctionnement de certaines protéines dites « allostériques ». Ces molécules enzymatiques, fondamentales pour la vie, changent de forme, et donc de fonction, suivant les conditions de l'environnement dans lequel elles se trouvent.

L'analogie continue d’avancer deux aspects très heuristiques, et pédagogiquement porteurs. La singularité de la pensée humaine n’est pas constituée par la suite des idées enregistrées mais par les liens volontairement initiés et mobilisés. À l’instar donc des protéines évoquées dont la spécificité fonctionnelle ne relève pas de la suite des acides aminés mais de ce qui relie les chaînes et détermine ainsi le site actif. On ne peut agir directement sur la pensée d'un individu mais seulement favoriser l'apprendre en « jouant » avec un environnement didactique propre à interférer. Autrement dit comme avec la forme et la fonction de ces enzymes qui sont modifiées uniquement de l'extérieur.

L’enseignement ne peut ainsi qu’organiser des conditions et l’éducateur aider l’apprenant à dépasser son cadre de questionnement, sa façon de raisonner, ses références. Cette déconstruction cognitivement optimisante réclame tout un processus d’élaboration articulant explications, confrontations, délimitations, parasitages, consolidations... Le modèle allostérique permet de décoder autrement les processus regroupés sous les termes de comprendre et d’apprendre. Il les considère comme des entités de type systémique et multistratifié. Il met en avant les boucles d’autorégulation et les niveaux d’intégration. Parallèlement, il pointe et explicite les divers obstacles. Il insiste sur le fait que tout savoir maîtrisé se fait à la fois en continuité et rupture avec les acquis antérieurs. Il montre que l’apprentissage réussi est une transformation des conceptions. Il rappelle que seul l’élève peut apprendre mais que celui-ci ne peut le faire seul. Il propose de recourir à un environnement facilitateur parce que concernant, interactif et structurant.

Nous avons achevé ce deuxième volet de thèse avec les apports de Bachelard pour la didactique. Ce dernier se met volontairement à l’étude des savants et des rêveurs de mots. Sur les deux axes inverses de la science et de la poésie il déploie avant tout une problématique de la formation. Apprendre désigne un travail sur soi, une rectification de ses représentations, un remaniement des ses identifications. La lecture scientifique, poétique ou philosophique offre un exemple de cet effort.

Sur le versant épistémologique, son invitation à rompre avec l’objet immédiat est particulièrement parlant dans sa psychanalyse du feu. Les recommandations données nous ont permis de repérer que le pyromène peut constituer un formidable levier. Elles nous ont également aidé à dégager une dizaine de conduites à tenir. Ces dernières s’avèrent parfaitement conciliables avec les suggestions précédentes d’A. Giordan (des engrammes précèdent tout apprentissage, la rêverie peut être plus forte que l’expérience, son pouvoir de résonance intime peut psychologiquement stabiliser, la marque du désir colore toujours la créativité, de fausses évidences et des transpositions illusoires doivent activement être repérées, le « pyromène » est pour l’homme à la fois une mémoire et un miroir, le substantialisme et l’animisme demeurent deux obstacles majeurs, l’approche chimique du « pyromène » réclame une rupture franche avec la métaphore digestive, une contradiction phénoménologique peut toujours réifier un univers survalorisé d’attributions, la stabilité psychologique passe aussi par la pratique régulière d’expériences contre-intuitives, le travail de la pensée est influencé par une polarisation culturelle d’assimilation sans perte, il est aussi orienté par une polarisation plus personnelle de valorisation à partir d’un thème préféré).

Notes
477.

 L’expression est d’A. Giordan (voir par exemple “Enseigner n’est pas apprendre”, Libération, 17 mai 1994, p.6).

478.

 G. Avanzini réunit ces tentatives sous l'appellation de "stratégies à la sauve-qui-peut", L'École..., op. cit.

479.

 Aujourd’hui, suite au Plan de rénovation de l’enseignement des sciences et de la technologie à l’école (B.0. n°23 du 15 juin 2000), la rubrique s’intitule "Sciences expérimentales et technologie". Le modèle d’Investigation-Structuration reste d’actualité et le renforcement de la maîtrise du langage un aspect essentiel. Mais qui a formé les formateurs ?