3. Une famille séparée par la Révolution

Maurice de Bonald avait quatre ans lorsque son père se mit en route en direction de la frontière avec Victor et Henri, ses deux frères aînés. Deux ans plus tard, en 1793, le château de ses parents était mis sous séquestre par le comité révolutionnaire. Le vicomte de Bonald émigra à Heidelberg, et là, dans son exil, il entreprit l’éducation de ses fils et la rédaction de son ouvrage majeur, la “Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile” avec seulement la possibilité de consulter l’“Histoire Universelle” de Bossuet, l’“Esprit des lois” de Montesquieu et le “Contrat social” de Rousseau 55 . Dans son ouvrage qui parut à Constance, en Souabe, en 1796, et qui sera l’ouvrage de référence des ultras de la Restauration, il dénonçait l’erreur révolutionnaire dans son principe. En effet, pour lui, le lien entre la société religieuse (l’âme) et la société politique (le corps), qui forment toutes les deux la société civile, a été rompu par la Révolution avec la Constitution civile du clergé et les poursuites envers les prêtres réfractaires. Il importe de rétablir ce lien car les deux sociétés sont indissociables et elles visent à une fin semblable : l’unité des hommes dans l’amour de Dieu. Ceci explique la théorie bonaldienne de l’alliance du Trône et de l’Autel, alliance qui doit se faire dans l’indépendance et l’autonomie de chacun d’eux 56 . Alors que Louis de Bonald s’appliquait à réfuter les erreurs de ceux qui étaient à l’origine de son exil, que devenait le reste de sa famille demeurée au pays ?

Pendant cette longue absence de son père qu’il ne revit qu’en 1797, Maurice de Bonald, avec sa mère et sa sœur Elisabeth, avaient d’abord séjourné dans une métairie sur le Causse noir, au-dessus de Millau, où il put jouer avec les agneaux du troupeau de la ferme 57 . Puis, tous trois se réfugièrent dans la maison de la mère de Madame de Bonald, madame de Combescure, au Vigan. C’était une belle habitation, mais ils durent y vivre en reclus et il fallut attendre la chute de Robespierre, en 1794, pour qu’ils soient délivrés de cette captivité. Le jeune Maurice avait fait sa première communion au Vigan et sa ferveur devait probablement être d’autant plus grande qu’il avait reçu ce sacrement dans la clandestinité. Le biographe ajoute qu’il était déjà très pieux, qu’il aimait à faire de petites chapelles et à s’occuper des choses de la religion22.

Au retour de l’exil, en 1797, le vicomte de Bonald donna rendez-vous à sa famille à Montpellier. Tous purent pendant deux semaines goûter le plaisir de se retrouver enfin dans une famille réunie, mais les événements du dix-huit fructidor (quatre septembre 1797) obligèrent Louis de Bonald à partir précipitamment pour Paris où il pouvait éviter plus facilement les poursuites de la police du Directoire 58 . En effet, après le succès des royalistes aux élections d’avril 1797 et à cause de l’opposition des conseils, les Directeurs firent arrêter les opposants du Conseil des Cinq-Cents et des Anciens et des lois d’exception contre les émigrés furent remises en vigueur. Une nouvelle période de séparation commençait donc pour Maurice de Bonald qui avait dix ans, et cette fois, il allait quitter toute sa famille : en effet, son père l’emmena avec lui et il le confia, à Lyon, aux soins de l’institution Gore, située à la Croix-Rousse24.

Au cours de sa deuxième retraite forcée, Louis de Bonald composa l’“Essai analytique sur les lois naturelles de l’Ordre social” et la “Législation primitive” qu’il publia sous le Consulat. Il y reprend l’essentiel de ses idées formulées dans la “Théorie du pouvoir” dont l’édition fut mise au pilon par ordre du Directoire 59 . Après le dix-huit brumaire (neuf novembre 1799), la période du Consulat puis de l’Empire permettent au vicomte de Bonald de retrouver sa liberté de mouvement ; il a même été sollicité par Napoléon pour accepter d’être le précepteur du roi de Rome. Mais de sa retraite studieuse au Monna près de Millau où il publia d’autres ouvrages, il n’accepta qu’un poste au grand Conseil de l’Université en 1810 60 . C’est seulement sous la Restauration qu’il avait appelée de ses vœux qu’il reprendra une carrière politique.

Finalement, Maurice de Bonald dut pendant une dizaine d’années partager l’angoisse des siens, séparés à cause de la Révolution et cette angoisse, nous allons la retrouver plus tard quand, devenu évêque, il aura à prendre position et faire des choix au moment des révolutions de 1830 et 1848. Dans sa lettre pastorale du 14 juillet 1830, deux semaines avant le déclenchement de la Révolution à Paris, Maurice de Bonald, évêque du Puy, semble demander l’intervention de Dieu pour sauver la religion et la dynastie, et conjurer son inquiétude : “Que servirait à la patrie d’avoir, au-dehors, humilié un ennemi insolent 61 … si, au-dedans, des sujets – rebelles peuvent au grand jour conspirer contre son culte et sa dynastie ? …Le Seigneur confondra les projets de la sédition … , son esprit descendra sur les conseillers de la couronne. Il leur faudra comprendre que l’irrésolution et la timidité découragent les bons et provoquent le mépris des méchants … ”. Cependant, au Puy, la révolution de juillet n’aura pas de conséquences dramatiques pour l’évêque : il ne sera pas obligé de s’enfuir, son évêché ne sera pas pillé et le remplacement des autorités civiles s’effectuera pacifiquement 62 . Mais, la situation pour Mgr de Bonald sera beaucoup plus inquiétante quand il sera à Lyon et que les violences auront lieu dans sa ville archiépiscopale. Si en février 1848, il n’a quitté l’archevêché que quelques jours, lors des journées de juin, il l’a abandonné jusqu’au 21 juillet pour sa résidence de Vernaison 63 . Dans une lettre à son frère Henri du 20 juillet 1848, il précise que le nouveau préfet est venu le voir dès son arrivée mais qu’il n’était pas à Lyon à ce moment-là. Il est tout de même rassuré parce qu’il en déduit que ce dernier veut entretenir avec lui des relations amicales alors que les commissaires n’avaient pas voulu le voir28. Cette révolution de 1848 l’a beaucoup marqué et il y fera souvent allusion dans les mandements et les lettres pastorales des années suivantes : ainsi, dans le mandement de carême du 2 février 1849, il évoque “ces soudaines commotions qui ébranlent la société jusque dans ses fondements, nous avertissant que le Seigneur prend les armes de sa justice …ou nous annonçant que sa miséricorde va faire sur la terre une de ses apparitions inattendues 64 ”. A l’approche du coup d’Etat du 2 décembre 1851, il est devenu particulièrement inquiet puisque dans la lettre circulaire envoyée, de Millau, à son clergé, le 17 août 1851, pour convoquer le synode diocésain d’octobre 1851, il conclut en évoquant “les mains impies qui ébranlent les fondements de la société et un avenir qui apparaît si incertain et menaçant 65 ”. L’année suivante, son angoisse n’a pas disparu puisque dans son mandement de carême de 1852 66 , il prend à témoin ses diocésains pour leur rappeler les périls passés : “Vous avez vu, N.T.C.F., les barbares à vos portes, le déshonneur et la ruine sur le seuil du foyer domestique, l’orage sur vos têtes, l’abîme ouvert sous vos pieds”. Si cette hantise des révolutions a marqué longtemps Maurice de Bonald, on peut imaginer quel fut son état d’esprit lorsque son père l’a quitté à Lyon avant de poursuivre sa route vers Paris.

Notes
55.

P. BOURGET et M. SALOMON, Bonald, Bloud, 1905, 332 p. (p. XVII de l’introduction).

Si Bonald s’opposa à la théorie du Contrat social de Rousseau, il s’inspira de la philosophie providentielle de l’histoire de Bossuet qui refuse toute idée de progrès si les droits de l’homme tentent de s’opposer aux droits de Dieu.

56.

G. GENGEMBRE, Louis de Bonald …, pp. 225-226 et étude de Henri Vivier sur la théorie du Pouvoir politique et religieux du vicomte de Bonald, parue dans le journal de Millau du 26 juin 1987 et du 8 juillet 1987.

57.

Anonyme, Vie de son éminence le cardinal de Bonald .. , pp.10 à 12.

58.

J. BLANCHON, Le cardinal de Bonald – archevêque de Lyon – sa vie et ses œuvres, Bacher, Lyon, 1870,116 p. (p.2).

59.

P. BOURGET et M. SALOMON, Bonald …, p. XIX de l’introduction.

60.

G. GENGEMBRE, Louis de Bonald …, pp. 225-226.

61.

Archives départementales de la Haute-Loire. Mgr de Bonald fait ici allusion à la prise d’Alger le 5 juillet par les soldats français.

62.

Auguste RIVET, “Maurice de Bonald, évêque du Puy et la politique (1823-1840)”, in Religion et politique. Les deux guerres mondiales. Histoire de Lyon et du sud-est. Mélanges offerts à M. le doyen André Latreille, Audin, 1972, 624 p. (p. 552).

63.

Josette MULLER, Les charmes trompeurs du second Empire : Monseigneur de Bonald et le gouvernement de Napoléon III, thèse pour le doctorat en droit, Lyon III, 1981, T. I, 419 p. (p. 66).

Si Clair Tisseur (Souvenirs lyonnais – Lettres de Valère, 1881, T. 1, 194 p., ch. VI de l’introduction) fait remarquer que dans le monde bourgeois, on blâmait vivement l’archevêque de s’être enfui précipitamment, on ne peut tout de même qualifier son attitude de couardise dans la mesure où d’autres personnalités, dont l’adolescence a été traumatisée par la Révolution, ont eu un comportement similaire : ainsi, Sophie Barat, fondatrice de la société du Sacré-Cœur, a quitté la France pour la Suisse en 1830 et, en 1848, elle ne pouvait toujours pas entendre la Marseillaise sans trembler (M. LUIRARD, “Madeleine Sophie Barat (1779-1865) et lesfondatrices de congrégations religieuses”, in G. CHOLVY (dir.), La religion et les femmes. Xe Université d’étéd’histoire religieuse, Bordeaux, juillet 2001. Centre régional d’histoire des mentalités. Université Paul Valéry, Montpellier, 2002, 287 p. [p. 95] ).

64.

P. 3-4 -Archives du diocèse de Lyon. Pour consulter la liste des actes épiscopaux de Mgr de Bonald, voir les annexes du T.2 de la thèse.

65.

Archives du diocèse de Saint-Etienne.

66.

Mandement du 8 février 1852, p. 13, Archives du diocèse de Lyon.