1. Le passage à l’institution Gore à la Croix-Rousse

Même si Maurice de Bonald n’a fait qu’un court séjour 67 à l’institution Gore, il arrive à Lyon au moment où la ville est à un tournant dramatique de son histoire et il a dû être d’autant plus impressionné par le milieu ambiant et les récits de ses camarades, qu’il avait subi lui-même les conséquences du drame révolutionnaire. Par ailleurs, il a pu garder le souvenir des activités des habitants sur les pentes de la Croix-Rousse dont l’espace était alors en pleine transformation.

Au printemps 1793, Lyon est une des villes qui ont pris part à l’insurrection fédéraliste contre la dictature révolutionnaire exercée par la Convention montagnarde. Le 29 mai 1793, un coup d’état urbain a placé à la tête de la ville une municipalité qui a rompu avec le gouvernement parisien et qui a fait appel pour sa défense à des officiers royalistes commandés par le général de Précy. Pour la Convention, Lyon est devenue une ville contre-révolutionnaire ; assiégée d’août à octobre 1793, la ville doit capituler le 9 octobre à la suite de combats meurtriers 68 . Dès lors, Lyon, devenue ville affranchie, subit la terreur jacobine, dirigée par Collot d’Herbois et Fouché : jusqu’en avril 1794, environ 1900 personnes ont été exécutées dont 135 ecclésiastiques et de nombreux fidèles catholiques, en particulier des femmes. La ville de la Croix-Rousse a pris le nom de Chalier, l’ancien chef du mouvement sans-culottes lyonnais, arrêté et exécuté le 16 juillet 1793. Au cours de l’année 1794, Lyon vit difficilement : le siège et les destructions qui ont suivi ont laissé beaucoup de ruines ; de plus, l’activité économique est devenue très faible et la pénurie sévit parmi les plus modestes33. Après la chute de Robespierre, en juillet 1794, la violente réaction thermidorienne est marquée par le massacre d’environ 15 Jacobins dans les prisons de la ville 69 de Lyon, qui avait repris son nom. Dès l’année suivante, en 1795, la mémoire lyonnaise des événements de 1793 s’est manifestée le 29 mai, date anniversaire de l’insurrection lyonnaise par une longue procession qui s’est rendue de la place Bellecour aux Brotteaux, à l’issue de laquelle, un premier cénotaphe, tombeau vide, a été élevé à la mémoire des morts de 1793 70 . Détruit par des inconnus en janvier 1796, le monument, dont la reconstruction a été interdite par l’Empire, a revu le jour, à la Restauration, dans un climat de réaction monarchique et d’expiation religieuse35. Le traumatisme provoqué par les événements de 1793 était bien réel puisque Jordan, monarchiste libéral et catholique fervent, ancien combattant du siège, élu député de Lyon au conseil des Cinq Cents, élève publiquement, en juillet 1797, au sein de l’Assemblée, une protestation solennelle contre les atrocités dont la ville avait été victime 71 . Mais le coup d’état du 18 fructidor contraignit Jordan à fuir pour éviter la déportation. Les mesures de répression se multipliaient à Lyon, au moment de l’arrivée du jeune de Bonald : il y eut un regain de persécution contre les prêtres réfractaires, nombreux dans le diocèse, et le 2 février 1798, un arrêté mit Lyon en état de siège 72 . Les élèves avec lesquels Maurice de Bonald noua plus tard de fécondes et affectueuses relations appartenaient aux meilleures familles de la ville 73 , fils souvent de cette bourgeoisie lyonnaise victime de la terreur révolutionnaire. Certains d’entre eux joueront un rôle, plus tard, dans la dynamique du catholicisme lyonnais 74 , au sein par exemple de la Congrégation. Le sang versé dans leur famille aura alors fécondé la réflexion sociale, politique et religieuse de ces élites régénérées 75 .

A l’époque du séjour du jeune élève à l’institution Gore, non seulement la situation politique reste très tendue, mais la colline de la Croix-Rousse est à la veille de transformations importantes de son espace. Celle-ci est alors tout autant la colline où l’on prie que celle où l’on travaille. En effet, une quinzaine de couvents, monastères ou prieurés et le séminaire Saint-Irénée se sont installés au cours du XVIIe siècle sur le coteau planté de vignes et de vergers 76 . La vie populaire s’accommodait du voisinage silencieux des cloîtres, par contre le bruit régnait dans la Grande-Côte qui rassemblait la population active du quartier. Parmi les propriétaires et les habitants de cette côte, à la fin du XVIIIe siècle, on trouvait des “soyeux”, donneurs de travail à leurs locataires canuts et canuses ;en plus grand nombre,on trouvait des “maîtres-ouvriers” en soie de même que d’autres artisans, potiers d’étain, forgeurs, boulangers etc … Il y avait également un vigneron, deux ou trois prêtres et enfin au sommet de la côte, les gardes des portes et commis de gabelle, logés par la ville. Mais, petit à petit, à la suite de la vente des propriétés religieuses comme biens nationaux, profitant du bas prix du terrain et de l’excellente exposition à la lumière, les canuts vinrent peu à peu installer sur les pentes de nouveaux ateliers assez hauts de plafond pour contenir les mécaniques de Jacquard qui se multiplièrent sous le premier Empire41. Ainsi, vignes et jardins disparurent.

Toutefois, ce changement était à peine amorcé, lorsque Maurice de Bonald reprit le chemin de son Millau natal, accompagné par un domestique. Il fit à cheval la route de Lyon à Millau par Le Puy. Parmi les raisons qui amenèrent son père à le changer d’école, peut-être y avait-il l’agacement provoqué par l’observance rigoureuse de la décade à l’institution Gore, même s’il avait demandé que son fils fût dispensé de cette observance 77 . Le vicomte de Bonald décida d’envoyer son plus jeune fils chez les Pères de la foi à Amiens.

Notes
67.

Les deux biographies déjà citées, concernant le cardinal de Bonald et écrites en 1870, précisent qu’il est resté un an à la Croix-Rousse. Seul, H. FISQUET, La France pontificale, métropole de Lyon et de Vienne, 1875, 832 p. (p. 623), suggère un séjour plus long en indiquant que les premières années de ses études se sont écoulées dans cet établissement.

68.

J.P. GUTTON, Histoire de Lyon et du Lyonnais, Que sais-je ?, P.U.F., 1998, 127 p. (pp. 90 à 104).

69.

La complicité tacite de nombreux Lyonnais face aux excès s’expliquait par la rancœur à l’égard de la Convention et par le retour à Lyon d’émigrés et de déserteurs (J.P. GUTTON, Histoire de Lyon et du Lyonnais…., p. 101).

70.

Philippe BOUTRY, “Une dynamique sacrificielle. Le catholicisme lyonnais du premier XIXe siècle”, in M. LAGREE, Chocs et ruptures en histoire religieuse, fin XVIII e – XIX e siècles, Presses Universitaires de Rennes, 1998, 217p. (p. 158-159).

La chapelle expiatoire des Brotteaux, œuvre de l’architecte Cochet, fils de l’une des victimes, a été inaugurée le 29 mai 1819.

71.

PH. BOUTRY, Une dynamique sacrificielle. Le catholicisme lyonnais du premier XIX e siècle…, p. 157.

72.

J.P. GUTTON, Histoire de Lyon et du Lyonnais …, p. 103.

73.

J. BOUILLAT, Cardinal de Bonald, archevêque de Lyon (1787 –1870), 1914, B.N.F. (LN27 – 59536), 16 p. (p.2).

74.

PH. BOUTRY, Une dynamique sacrificielle. Le catholicisme lyonnais du premier XIX e siècle , p. 162.

75.

Idem, p. 160.

76.

M. VINCENT, Ozanam – Une jeunesse romantique, Médiaspaul, 1994, 290 p. ( pp. 55 à 63) . L’auteur décrit avec précision les pentes de la Croix-Rousse au moment où le docteur Ozanam, plus tard père de Frédéric, installa sa famille à Lyon, au tout début du XIXe siècle, au cours de son premier séjour.

77.

J. BOUILLAT, Cardinal de Bonald, archevêque de Lyon (1787-1870) …, p. 2. La décade ou le décadi : période de dix jours du calendrier révolutionnaire, supprimant le dimanche. Le 20 avril 1798, l’administration départementale du Rhône avait rédigé une adresse où elle demandait aux municipalités et aux citoyens d’assurer et de faire assurer partout l’observation du repos décadaire, le dixième jour de la semaine. Il fallait fermer les boutiques, proscrire tout travail à la ville et aux champs. Toutes les écoles devaient célébrer le décadi et assister aux fêtes organisées ce jour-là. (Charles LEDRE, Le culte caché sous la Révolution. Les Missions de l’abbé Linsolas, Bonne Presse, 1949, 429 p. (p. 278).