2. Des études classiques chez les Pères de la foi à Amiens

Maurice de Bonald fut conduit à Amiens chez les Pères de la foi, rue de l’Oratoire, par son parent, l’abbé Louis de Sambucy 78 . Depuis la disparition en France de l’ordre des Jésuites, en 1763, à la suite du bref de Clément XIV, il a fallu attendre l’époque du Consulat pour voir arriver les membres d’une société de prêtres ,devant suppléer la Compagnie de Jésus et préparer sa restauration : il s’agissait de la société des Pères de la foi fondée en 1799, à la suite de la fusion, sur l’ordre du pape Pie VI, de la société des prêtres du Sacré-Cœur et de celle de la Compagnie de la foi de Jésus. Trois Pères de la foi sont arrivés à Paris en mars 1800, réduits à se cacher car ils étaient rentrés sans autorisation de la police et sans passeports 79 . Après avoir fondé un premier pensionnat à Lyon en 1801, qui n’eut qu’une existence éphémère, les Pères de la foi fondèrent l’année suivante le collège d’Amiens qui subit bien des vicissitudes et des pérégrinations, puisque d’abord établi à l’Oratoire, il fut transféré à Montdidier, sous-préfecture de la Somme, en1804, et enfin installé à Saint-Acheul, dans les faubourgs d’Amiens, au début de la Restauration 80 . Il faut dire que dès le départ, la police de Fouché avait surveillé les Pères de la foi et qu’en 1804, Napoléon avait dissous leur société. Maurice de Bonald, qui semble avoir fait partie des premiers élèves des Pères de la foi, n’a donc pas pu trouver une parfaite tranquillité d’esprit dans le collège, mais il a pu tout de même y poursuivre ses études jusqu’à la fin de la classe de rhétorique en 1806 81 . L’année suivante, les Pères de la foi furent dispersés, mais malgré les décrets impériaux, l’établissement de Montdidier ne fut fermé qu’en 1812.

Comment la pédagogie des Pères de la foi à Amiens, puis à Montdidier, a-t-elle pu marquer le jeune de Bonald ? Le plan d’études du Père Loriquet, rédigé et introduit par lui à Saint-Acheul au début de la Restauration, peut donner une idée du type d’enseignement qui était donné. Les matières d’enseignement étaient : la religion, le français, le latin, le grec, la littérature, la rhétorique, la philosophie, l’histoire avec la mythologie, la géographie, l’arithmétique, les arts d’agrément. 82 . Le latin avait une place prépondérante comme dans les programmes de l’université. L’exercice fondamental de la classe était l’explication des auteurs, faite par les élèves dans les hautes classes. Pour ce qui est de l’histoire, le plan d’études lui rendait sa place. Maurice de Bonald n’a pas eu entre les mains le manuel du cours d’histoire de France du Père Loriquet, dont l’édition était prête à paraître dès 1810, mais fut interdite par la censure impériale. Toutefois, en lisant la description que le Père Loriquet faisait de la nuit du 4 août 1789, affirmant que “l’assemblée inspirée par les vapeurs du vin décréta une foule d’injustices contre les seigneurs” 83 , on peut imaginer le contenu idéologique de l’histoire enseignée par les Pères de la foi. La déclamation faisait aussi partie des matières importantes : les élèves étaient exercés le plus souvent possible à lire ou à débiter par cœur devant leurs camarades des morceaux choisis de français ou de latin 84 . Mais la rhétorique, conformément à la tradition classique, est l’aboutissement de tout le système, le but des études. Elle a pour objet essentiel l’art de parler de façon à persuader. Le jeune rhétoricien devait souvent traiter les sujets de vive voix, soit à l’improviste, soit après une courte préparation 85 . Maurice de Bonald eut pour professeur de rhétorique le Père Sellier dont il avait inscrit le nom sur un cahier commencé le 23 septembre 1805 et terminé le 21 mai 1806. Sur ce cahier de rhétorique, il avait écrit des sentences et des citations nombreuses 86 , ce qui semblait montrer déjà son attrait pour la prédication, favorisé sans doute par le Père Sellier, que les élèves ne se lassaient pas d’entendre à Montdidier 87 . Ce dernier avait une activité débordante : au début de la Restauration, il mena de front le service spirituel des 400 élèves du pensionnat avec des missions ininterrompues dans le diocèse d’Amiens, tout en étant confesseur de la moitié de la population de Saint-Acheul. C’est lui, bien sûr, qui prêchait la retraite des élèves qui durait huit jours à la rentrée scolaire, exercice majeur pour la Compagnie de Jésus52.

Le plan d’études du Père Loriquet fait aussi une large place à l’émulation, comme chez les anciens Jésuites, avec composition toutes les semaines et distinctions pour les premiers. Les châtiments corporels, pour leur part, n’étaient point exclus, mais si le plan d’études posait en principe que “les punitions les plus convenables étaient celles qui humiliaient le plus”, cela ne correspondait pas, semble-t-il, à la tradition des Jésuites 88 . De plus, si ces derniers passent pour les inventeurs du théâtre de collège, le Père Loriquet appréciait peu les festivités théâtrales qui lui paraissaient nuisibles aux bonnes études 89 . Maurice de Bonald a donc reçu chez les Pères de la foi une éducation et une formation religieuse plus austères et plus rigides que celles prodiguées habituellement par les Jésuites. Il n’empêche que les Pères de la foi, qui, après avoir terminé leur noviciat à partir de 1815, purent devenir Jésuites, virent leur établissement acquérir une grande réputation, surtout sous la Restauration 90 . En tout cas, Louis de Bonald fut satisfait de sa visite à Saint-Acheul, en 1817, en qualité de membre de la Commission de l’Instruction publique et plus tard, à la fin de la Restauration, il fut un défenseur infatigable des Jésuites même s’il avait eu contre la Compagnie “des préventions de famille et d ‘éducation” 91 .

D’après les témoignages de ses anciens condisciples, Maurice de Bonald se manifesta chez les Pères de la foi comme un écolier modèle dont la piété laissait prévoir une vocation ecclésiastique 92 . Aussi ne choisit-il pas d’entrer, comme son père le souhaitait, dans l’ordre de Malte 93 , mais, sans doute, n’oublia-t-il pas, comme on le verra, l’idéal du fondateur de l’ordre, Gérard Tenque, qui préconisait de rendre la souffrance des hommes plus légère et leur misère plus supportable. Maurice de Bonald choisit donc d’entrer au séminaire de Saint-Sulpice en 1806.

Notes
78.

Anonyme, Vie de son éminence le cardinal de Bonald …,p. 15. Le grand-père de Maurice de Bonald était le frère de la grand-mère de Louis de Sambucy – Voir la généalogie de la famille de Bonald.

79.

Joseph BURNICHON, La Compagnie de Jésus en France – Histoire d’un siècle – 1814-1914 – T1 (1814-1830), Beauchesne, 1914, 568 p. ( pp.14-15).

80.

Ibid., pp.15 et 22.

81.

J. BLANCHON, Le cardinal de Bonald,…p. 2.

82.

J. BURNICHON, La Compagnie de Jésus en France…, T. 1, pp. 248-249.

83.

J. LACOUTURE, Jésuites, T. 2 : Les revenants, Le Seuil, 1992, 570 p. (pp. 63-64).

84.

J. BURNICHON, La Compagnie de Jésus en France…, T. 1, p. 253.

85.

Ibid., pp. 251-252. L’auteur se demande si la rhétorique était enseignée en français ou en latin et pense que les préceptes de rhétorique étaient appris en latin et expliqués en français.

86.

J. BLANCHON, Le cardinal de Bonald …, pp. 2-3.

87.

J. BURNICHON, La Compagnie de Jésus en France…, T. 1, pp. 460-461 – L’auteur, un jésuite, considère le Père Sellier comme un saint.

88.

Ibid., p. 261. Une autre pratique humiliante établie à Saint-Acheul comme dans les autres Petits-Séminaires, était celle de l’utilisation du signum : objet remis à un élève pris en faute qui le passait ensuite au premier camarade surpris dans la même faute et ainsi de suite. Comme dans les autres Petits-Séminaires, il y avait aussi l’assistance à la messe chaque matin et lecture spirituelle, le soir.(J.BURNICHON , La Compagnie de Jésus en France…, T. 1, pp. 269 et 277).

89.

Idem, pp. 300 à 302 – Les notices rédigées plus tard par le Père Loriquet concernant les élèves morts jeunes à Saint-Acheul sous le titre de “Souvenirs de Saint-Acheul” sont révélatrices de son idéal de mortification et de perfection absolue (R. P. GUIDEE, Souvenirs de Saint-Acheul, Paris, Doumiol, 1859, 460 p.: voir en particulier les pp. 113-117. Il s’agit d’une réédition de l’ouvrage du Père Loriquet).

90.

Les familles faisaient confiance aux Jésuites pour leur éducation religieuse et morale. Cinq futurs évêques sont passés par le collège de Saint-Acheul tenu par les Jésuites jusqu’en 1828 (J.O. BOUDON, L’épiscopat français à l’époque concordataire …, p. 103).

91.

J. BURNICHON, La Compagnie de Jésus en France…, T. 1, pp. 272 et 355.

92.

J. BLANCHON, Le cardinal de Bonald …, p. 3.

93.

Anonyme, Vie de son éminence le cardinal de Bonald …, p. 16.