1. La condamnation des idées de Lamennais

On a vu que peu après avoir été nommé vicaire général de l’évêque de Chartres en 1817, l’abbé de Bonald, de même que son père, avait été sollicité par Lamennais pour écrire des articles dans une “Revue morale et littéraire” que ce dernier projetait afin de forger des moyens de défense pour la religion. Si ce projet n’eut pas de suite, l’abbé de Bonald avait certainement adhéré, comme de nombreux prêtres, au contenu du premier tome de l’“Essai sur l’indifférence en matière de religion”, qui fustigeait l’indifférence du siècle. Il importe maintenant de se demander à partir de quel moment la plupart des évêques de France dont Mgr de Bonald, ont pris leur distance vis à vis de Lamennais et quand ils l’ont fait savoir officiellement.

Il semble bien que l’année 1820 avec la parution du deuxième tome de l’“Essai sur l’indifférence …” marque une étape importante. En effet, la philosophie du sens commun ou de la raison générale, défendue dans ce livre, s’opposait à la philosophie cartésienne, enseignée dans les séminaires qui, elle, donnait à la raison individuelle le pas sur la raison générale 198 . Les évêques, décontenancés par cette théorie du sens commun, étaient soutenus par les théologiens sulpiciens, jésuites et lazaristes 199 . Dans les années qui suivirent, les évêques accumulèrent les griefs contre Lamennais qui les traita de “laquais tonsurés” dans le feu de la polémique. La parution en 1829 du livre “Des progrès de la Révolution et de la guerre contre l’Eglise”, marque une deuxième étape importante. Lamennais indiquait, dans cet ouvrage, qu’il voulait fonder la liberté de l’Eglise en la dégageant de tout lien de parti mais il préconisait, ainsi, la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Or, l’épiscopat ne pouvait qu’être hostile au projet de rupture du concordat puisque ce dernier avait permis aux évêques de reconstruire leur diocèse. 200 .

Ce n’est qu’en 1832 que treize évêques décidèrent de censurer officiellement 201 Lamennais en signant le texte rédigé par Mgr d’Astros, archevêque de Toulouse. Cette “Censure de Toulouse” arriva à Rome en juillet 1832 au moment où Lamennais quittait la ville, après avoir attendu, en vain, l’avis du Saint-Siège concernant les doctrines qu’il défendait dans le journal “L’Avenir” 202 . La lettre envoyée au pape Grégoire XVI et signée par les treize évêques 203 le 23 avril 1832, condamnait les articles parus dans “L’Avenir” et surtout le dernier, daté du 15 novembre 1831, où Lamennais et ses collaborateurs se félicitaient de la lutte ouverte contre l’oppression en Europe et défendaient la liberté entière des consciences et des cultes 204 . Dans la lettre, les évêques essaient surtout de faire excuser leur “silence de douze années 205 ”, ce qui prouve bien que la dangerosité des idées de Lamennais a commencé pour eux à partir de la parution du deuxième tome de l’“Essai sur l’indifférence” avec la proclamation de la doctrine du sens commun, auquel d’ailleurs la parution de “L’Avenir” avait apporté un soutien important. On a pu remarquer que Mgr de Bonald ne faisait pas partie des treize évêques qui avaient censuré Lamennais, en avril 1832, mais la “Censure de Toulouse” a reçu ensuite le soutien d’autres évêques, dont l’évêque du Puy 206 .

Non seulement Mgr de Bonald, comme la majorité des évêques, a condamné les idées de Lamennais, mais la déception que lui a causé ce dernier l’a amené à montrer beaucoup de scepticisme par rapport au renouvellement religieux qu’on célèbre alors, avec entre autres la réhabilitation du Moyen Age. Dans sa lettre pastorale de Carême du 2 février 1834, il fait remarquer qu’“on rougit aujourd’hui d’avoir si longtemps adressé le reproche d’ignorance à ces siècles dont la foi était tout le génie”, mais se demande si “ce mouvement des esprits” signifie bien, pour l’Eglise, l’arrivée des beaux jours. Il répond par la négative à cette interrogation en constatant que l’Eglise doit même “se défendre des coups que lui portent les bons”, qu’on n’a jamais vu “une telle anarchie de doctrines parmi les hommes qui s’honorent d’être religieux” et que pour “ces hommes de talent qui se croient éminemment religieux parce qu’ils ne sont pas impies, … le sentiment religieux, l’enthousiasme religieux, la poésie religieuse leur tiennent lieu de l’autorité de l’Eglise, de sacrements, d’expiations, de profession publique du catholicisme”. L’allusion à Lamennais est donc claire ici et il reprend, plus loin, dans sa lettre, son accusation de perfidie contre lui en soulignant à nouveau que les souffrances de l’Eglise sont dues aux bons qui “tous les jours exaltent la religion et répètent à satiété, que sans elle il n’y a pas de bonheur pour les nations et les familles 207 ”.

Mgr de Bonald a naturellement approuvé l’encyclique “Mirari Vos” du pape Grégoire XVI promulguée le 15 août 1832 et qui condamnait nettement les doctrines de “L’Avenir”, résumées par Lamennais dans le numéro du 7 décembre 1830, entre autres la liberté de conscience et la liberté de la presse. Si, dans l’encyclique, il est dit que la liberté de conscience est  “un délire” et que la liberté de la presse est “très détestable 208 ”, Mgr de Bonald emploie des expressions aussi rudes en affirmant que “ceux qui croient que toute religion conduit au bonheur éternel devraient comprendre qu’ils sont contre le Christ, … et qu’ils périront éternellement s’ils ne gardent pas la foi catholique entière et inviolable”. Pour ce qui est de la liberté de la presse, l’évêque du Puy cite le pape Clément XIII qui, en 1766, affirmait que “ la propagation des mauvais livres était une peste mortelle qu’il fallait combattre avec force 209 ”. Finalement, pour Mgr de Bonald, le seul refuge pour se protéger “du choc de toutes les idées et de tous les systèmes” reste la ville éternelle où le pape Grégoire XVI se voit déjà accorder l’infaillibilité par son évêque puisque ce dernier précise que “c’est Pierre qui parle, juge, décide, prononce par la bouche de Grégoire, sans que l’erreur mêle ses accents aux accents de la vérité 210 ”. Mgr de Bonald va lui renouveler son attachement dans son instruction pastorale de carême du 4 mars 1838 211 en précisant qu’il est “comme ses prédécesseurs le protecteur des évêques opprimés … et que tout catholique doit se prosterner devant ses encycliques immortelles”. La dernière encyclique en date publiée par le pape Grégoire XVI, le 25 juin 1834, “Singulari Nos”, condamnait les “Paroles d’un croyant” de Lamennais, petit livre contenant des accusations contre tous les types de pouvoir, des rois jusqu’au pape et faisant appel au peuple pour qu’il se libère de toutes les tyrannies au nom du Christ 212 . Lamennais répondit à l’encyclique par “Les affaires de Rome” qui marquèrent sa rupture définitive avec l’Eglise. Mgr de Bonald ironise sur les propos tenus par Lamennais dans cet ouvrage concernant le pape : “Que cet écrivain célèbre, déserteur infortuné d’une cause qui fit sa gloire, nous peigne, tant qu’il lui plaira, Pierre sommeillant dans sa barque agitée, abandonnant aux caprices des flots le gouvernail confié à sa vigilance”. Il pense que Lamennais, encore sous l’ivresse des applaudissements populaires, n’est pas crédible, n’a plus le sentiment du vrai et que s’il écoutait le pape, il s’apercevrait que ce dernier sait élever la voix devant les monarques et leur “réclamer la liberté d’un de ses frères captifs 213 ”.

Mgr de Bonald devait d’autant plus être irrité par les propos de Lamennais dans “Les Affaires de Rome” que ce dernier prenait aussi pour cible les Jésuites, auxquels l’évêque du Puy apporta son plus fidèle soutien, comme nous allons le vérifier, au cours de son épiscopat. Si dans ses “Réflexions sur l’état de l’Eglise en France pendant le XVIIIe siècle et sur sa situation actuelle”, Lamennais avait fait en 1808, l’éloge de la compagnie de Jésus, il n’en était plus de même dans “Les Affaires de Rome” où il soulignait le pouvoir d’intrigue et le caractère anti-social de leur ordre 214 .

Notes
198.

M. LEROY, Le mythe jésuite – De Béranger à Michelet, …, p. 73.

199.

G. CHOLVY et Y.M. HILAIRE (dir.), Histoire religieuse de la France (1800-1880) …,p. 90.

200.

Ibid., p. 90.

201.

Il faut noter toutefois que des évêques avaient interdit la lecture du journal “L’Avenir” dans les séminaires dès 1830. Ce journal, fondé par les abbés Gerbet et Lamennais au lendemain de la révolution de juillet 1830, défendait les libertés de conscience, de la presse, d’association et d’enseignement.

202.

Article “Lamennais” dans l’encyclopédie Catholicisme, Letouzey et Ané, 1967, T. 27, col. 1720.

203.

Outre Mgr d’Astros, il s’agissait des évêques des diocèses d’Albi, Montpellier, Montauban, Nîmes, Périgueux, Bayonne, Perpignan, Carcassonne, Limoges, Aire, Cahors et Rodez (Marie-Joseph et Louis LE GUILLOU, La condamnation de Lamennais, Beauchesne, 1982, 754 p. [pp. 28 et 247]).

204.

Marie-Joseph et Louis LE GUILLOU, La condamnation de Lamennais …, pp. 244 et 245.

205.

Ibid., p. 242.

206.

La carte établie par M.J. et L. Le Guillou, concernant la réaction des évêques de France à la censure de Mgr d’Astros (p. 28) montre que Mgr de Bonald, comme la plupart des évêques, a adopté la censure avec retardement. Au total, un peu plus de vingt évêchés n’ont pas donné leur accord à la “Censure de Toulouse”.

207.

pp. 3 et 4 et 6 de la lettre pastorale (A.D. de la Haute-Loire).

208.

G. CHOLVY et Y.M. HILAIRE, Histoire religieuse de la France (1800-1880) …, p. 91.

209.

Lettre pastorale du 2 février 1834, pp. 12 et 13. Mgr de Bonald n’avait pas changé son point de vue depuis le début de son épiscopat puisque dix ans plus tôt, dans son mandement de Carême de 1824, il disait qu’il comprenait mal la liberté de penser et d’écrire car “il ne peut être libre à personne de méditer en secret la ruine des mœurs et de la religion”. (H. FISQUET, La France pontificale, …, p. 626).

210.

Lettre pastorale du 2 février 1834, pp. 11 et 12.

211.

Instruction pastorale de Mgr l’évêque du Puy sur le chef visible de l’Eglise (A.D. de la Haute-Loire).

212.

G. CHOLVY et Y.M. HILAIRE, Histoire religieuse de la France…, p. 92.

213.

Instruction pastorale sur le chef visible de l’Eglise, du 4 mars 1838, p. 24 (A.D de la Haute-Loire).

214.

M. LEROY, Le mythe jésuite, …, p. 72.