3. Comment être charitable à l’égard des protestants et s’opposer à leur prosélytisme ?

Vers 1820, sur une population de trente millions d’habitants, il y a, en France, environ sept cent mille protestants dont cinq cent mille réformés calvinistes 232 résidant essentiellement sur le pourtour oriental du Massif Central. Le diocèse du Puy est compris dans cette zone de la plus forte concentration protestante de France, mais les réformés n’y sont pas très nombreux, six mille environ 233 en 1824, pour une population de près de deux cent quatre vingt dix mille habitants. En 1839, ce chiffre avait sensiblement augmenté : on dénombrait alors plus de huit mille protestants 234 , habitant dans l’extrémité orientale du département de la Haute-Loire, dans le canton de Tence, en particulier au Chambon-sur-Lignon où le protestantisme était majoritaire, et dans le canton de Fay.

Au cours des années 1820-1830, le protestantisme français est marqué par le mouvement du Réveil, signifiant à la fois un regain de vie et un mouvement doctrinal avec un retour à une théologie proche de celle des Réformateurs 235 . Dans un grand nombre de localités, la prédication de la théologie du Réveil a entraîné des schismes et la formation de petites communautés “non concordataires”, comme au Chambon-sur-Lignon où elles ont été travaillées par le réveil darbyste 236 . La théologie du Réveil avive les tensions entre catholiques et protestants car elle est très vivement anticatholique et répond au prosélytisme des missions catholiques qui ont souvent un aspect antiprotestant 237 . D’ailleurs, les relations entre milieux catholiques et protestants ont été sous la Restauration, généralement froides, sinon hostiles. Si elles se sont améliorées ensuite sous le régime de Juillet, les évêques et les préfets (catholiques le plus souvent), tout en acceptant la liberté de conscience et de culte pour les communautés protestantes anciennes, se sont considérés comme en droit de s’opposer à l’évangélisation protestante 238 . Peut-on faire un constat similaire dans le diocèse du Puy ?

On s’aperçoit généralement que, lorsque les protestants demandent une école communale protestante, les catholiques opposent des résistances, mais sous la monarchie de Juillet, les protestants peuvent compter sur l’appui des autorités administratives 239 . De même, lorsqu’il s’agit de subventionner le culte protestant, on constate les mêmes réticences de la part de certains maires catholiques 240 . Dans ces conditions, on pourrait penser que Mgr de Bonald ne fut pas le bienvenu lorsqu’il visita la partie de son diocèse où se trouvait une forte minorité protestante. Or, semble-t-il, il n’en a rien été.

On peut d’abord remarquer que lors de la visite pastorale de l’évêque dans le Vivarais, en juillet 1825, où se trouvait la majorité des protestants du diocèse, certains d’entre eux se sont joints aux catholiques dans les ovations qui furent faites à Mgr de Bonald : “Aux Vastres, c’était un protestant qui ouvrait à cheval, le triomphe pacifique de l’évêque. Au Chambon, une pauvre femme protestante vint supplier l’évêque de visiter sa chaumière et de toucher son enfant malade 241 ”. Il faut dire qu’au cours de cette visite pastorale, comme au cours de la première dans le nord du diocèse, en mai 1824, un accueil triomphal fut réservé à Mgr de Bonald : des vieillards et des malades se faisaient porter sur son passage et certains, comme cette protestante du Chambon, allaient jusqu’à lui demander des miracles 242 . Cette popularité s’explique sans doute par le fait qu’un évêque n’avait pas parcouru ces montagnes depuis vingt-deux ans mais aussi par la piété et la charité manifestées par l’évêque du Puy auxquelles était sensible une population dont la foi était restée solide.

Cette charité, on la retrouve dans les paroles qu’il adressa à ses “frères séparés” dès son arrivée dans le diocèse : “Dieu nous est témoin avec quelle tendresse nous vous aimons dans les entrailles de Jésus-Christ … Ne craignez pas de chercher auprès de nous des consolations dans le malheur 243 ”. De même, dans sa lettre pastorale du 7 août 1826, à l’occasion de l’ouverture du Jubilé, il demande à ses prêtres de donner l’exemple de l’amour aux frères séparés protestants : « Vous connaissez tout ce que nous éprouvons pour eux de charité …, et vous savez aussi de quel témoignage de respect ils nous ont entouré lorsque nous avons parcouru vos montagnes 244 ”. Mais si, dix ans plus tard, Mgr de Bonald n’a pas oublié les frères séparés des communes des Vastres, de Saint-Voy et du Chambon qui se pressaient autour de lui avec tant de bienveillance, s’il leur rappelle qu’il n’a pas appelé sur eux “le feu du ciel, ni la malédiction et l’anathème 245 ”, il lui est difficile de les comprendre, il appréhende le dynamisme de leurs communautés et n’envisage pas d’autre éventualité que leur soumission plus ou moins lointaine à l’autorité du pape.

Mgr de Bonald, qui accordait une grande importance au faste des cérémonies religieuses, n’admettait pas le rejet de ces dernières par les protestants, qui, pensait-il, ne comprenaient ni le cœur humain, ni l’intention du Sauveur 246 . De plus, ses prises de position à leur égard montrent qu’il était sur la défensive, qu’il redoutait et n’acceptait pas leur prosélytisme. Ainsi, dans la lettre qu’il a adressée au ministre en 1828 à propos des ordonnances de Martignac, il pose la question suivante : “Dans le cas où le maître catholique d’une école mixte serait requis par les parents protestants de faire réciter à leurs enfants la lettre du catéchisme de Genève ou de Nancy, quelle est l’intention du gouvernement ?” 247 On relève aussi son inquiétude lorsqu’en mars 1837 il signale à un notable de la Haute-Loire que le bruit s’est répandu au Puy qu’un ministre protestant s’établirait dans la ville « où il n’y avait pas plus de trente protestants”. Et il avance alors l’argument qui lui paraît décisif pour empêcher cette éventualité : “Quand on a le bonheur d’être tranquille dans un pays, il faut savoir conserver précieusement ce bienfait de la providence … La paix a toujours régné ici 248 ”.

Enfin, comme il ne paraît pas concevable à Mgr de Bonald qu’il n’y ait pas une unité de doctrine pour les chrétiens, il demande aux protestants de son diocèse de recevoir avec docilité, comme leurs ancêtres, l’enseignement de l’évêque du Puy et de se soumettre à son autorité pour parvenir “à cette paix de la conscience et ce repos de l’âme qu’ils ne trouveront jamais ailleurs 249 ”. L’instruction pastorale de Carême en 1838, dans laquelle, on l’a vu, il a montré son attachement au pape Grégoire XVI, lui a donné l’occasion de démontrer les effets néfastes provoqués par la division des protestants : Luther, considéré comme un hérésiarque, a, dit-il, arraché une branche de l’arbre du christianisme qui s’est ensuite divisée et dissoute : “depuis que le « libre examen » a été proclamé un article fondamental de la Réforme religieuse, quelles bornes la raison a-t-elle mis à l’effroyable division des sectes séparées de l’Eglise ?”. Au contraire, l’Eglise catholique avec “une hiérarchie de ministres qui se transmettent fidèlement le dépôt de la doctrine et avec un chef unique qui maintient l’ordre, l’harmonie et l’unité”, montre sa fécondité et peut marcher “sous la conduite de Pierre à la conquête du monde”. Toutefois, à la fin de son Instruction pastorale, Mgr de Bonald interpelle encore les protestants du diocèse comme des “frères séparés” car il considère qu’on les “a entraînés hors de la maison du Père commun des Fidèles 250 ” et que depuis, ils vont de séparation en séparation.

Si les “frères séparés” rentraient dans le giron de l’Eglise, ils pourraient connaître la vérité, hors de laquelle “il ne peut y avoir ni bonheur, ni salut à espérer 251 ”. Cette vérité, les prêtres, sous l’impulsion de leur évêque, doivent la défendre au sein de la société en particulier dans l’enseignement où, comme nous allons le voir, Mgr de Bonald eut à cœur de défendre les droits de l’Eglise.

Notes
232.

Philippe WOLFF (dir.), Les protestants en France (1800-2000), Privat, 2001, 255 p. (p. 17).

233.

A. RIVET, Les rapports entre autorités ecclésiastiques et autorités civiles dans le diocèse du Puy …, p. 168.

234.

Idem, p. 169. Entre les deux dates, on peut tenir compte d’une augmentation notable du chiffre de la population du département de la Haute-Loire et peut-être aussi des effets du prosélytisme protestant. Une vingtaine d’années plus tard, le chiffre reste stable : 8700 protestants pour le département de la Haute-Loire (G. CHOLVY et Y.M. HILAIRE (dir), Histoire religieuse de la France – géographie XIX e – XX e siècle, Privat, 2000, 256 p. (p. 96).

235.

Philippe WOLFF, Les protestants en France …, p. 104.

236.

Idem, p. 29.

237.

Philippe WOLFF, Les protestants en France …, p. 104.

238.

André ENCREVE, “Les protestants (en France)- Libéralisme, industrialisation, expansion européenne (1830-1914”, in J.M. MAYEUR et alii (dir), Histoire du christianisme, T. 11, Desclée, 1995, 1172 p. (p. 200).

239.

A. RIVET, Les rapports entre autorités … , pp. 169-171.

240.

Idem, p. 172 à 175.

241.

H. FISQUET, La France pontificale …, p. 628. Mgr de Bonald fut attendri en voyant la pauvreté du logis et demanda à Dieu de guérir le corps et l’âme de l’enfant (Idem, p. 628).

242.

Idem, p. 629.

243.

Lettre se prise de possession de son siège du 18 juin 1823 (A. D. Haute-Loire).

244.

A. RIVET, Les rapports entre autorités ecclésiastiques …, p. 177.

245.

Lettre pastorale du 5 avril 1835 (A. D. Haute-Loire).

246.

Mandement de Mgr de Bonald du 15 août 1836, évoqué par H. FISQUET, La France pontificale … p. 638.

247.

A. RIVET, Les rapports entre autorités ecclésiastiques, … p. 177.

248.

Lettre adressée par Mgr de Bonald à M. de La Fressange le 19 mars 1837 après que le préfet Mahul ait demandé pour lui la croix de la légion d’honneur (correspondance du préfet Mahul : archives de la bibliothèque municipale de Carcassonne).

249.

Lettre pastorale de Mgr de Bonald du 5 avril 1835 (A. D. Haute-Loire).

250.

Instruction pastorale de carême sur le chef visible de l’Eglise du 4 mars 1838 (A.D. Haute-Loire) dans laquelle Mgr de Bonald consacre un long développement aux faiblesses et aux lacunes du protestantisme provoquées par ses divisions.

251.

Mandement de Mgr de Bonald du 27 janvier 1839 (B.M. du Puy, Fonds local et régional : 11260.