2. L’attention portée à tous les types de pauvreté

Au cours de son épiscopat au Puy, Mgr de Bonald a manifesté en maintes occasions son esprit charitable : ainsi, il avait des pensionnaires qui, tous les mois allaient à l’évêché toucher leurs petites rentes et, tout en étant opposé aux représentations théâtrales, lorsque de pauvres acteurs ambulants ne pouvaient pas au moment de leur départ du Puy payer leurs frais de route, il leur en donnait les moyens 278 . Mais, l’évêque du Puy a montré aussi qu’il s’intéressait aux conditions de la vie économique et sociale, en particulier aux effets négatifs du ralentissement de l’activité économique, à l’origine de la pauvreté ouvrière.

Mgr de Bonald a pris parti dans la querelle sur le prêt à intérêt, enjeu important pour les milieux d’affaires catholiques, au moment d’un nouveau développement du capitalisme au XIXe siècle. Le premier septembre 1838, dans une circulaire aux ecclésiastiques de son diocèse, il condamna l’ouvrage de l’abbé Pagès, doyen de la faculté de théologie de Lyon, qui traitait du prêt à intérêt et qui faisait suite à d’autres éditions que l’auteur avait publiées sur le même thème 279 . Mgr de Bonald interdisait “la lecture de cet ouvrage comme injurieux au Saint-Siège apostolique dont il censure les décisions et à l’épiscopat qu’il livre au mépris”. A propos de l’usure (prêt à intérêt) 280 , l’abbé Pagès s’en tenait à la position traditionnelle de l’Eglise, formulée par le pape Benoît XIV dans la Bulle “Vix pervenit” de 1745, qui reprenait avec sévérité la condamnation du prêt à intérêt. Il considérait comme des réponses provisoires 281 l’avis des Congrégations romaines du Saint Office et de la Sacrée Pénitencerie, en 1830, qui admirent la liberté d’un intérêt modeste dans un contrat de prêt, si la loi civile l’autorisait 282 . Mgr de Bonald, pour sa part, s’était rallié à la nouvelle position de Rome sur le prêt à intérêt, qui sous-entendait qu’il n’y avait pas lieu d’inquiéter les fidèles qui avaient prêté de l’argent à un taux modéré, car il pensait sans doute, comme Mgr Devie, évêque de Belley qui publia lui aussi une circulaire le 20 septembre 1838 en réponse au théologien lyonnais 283 , que l’Eglise ne pouvait pas revenir sur ses concessions, vus les changements économiques dont il était le témoin.

Ces changements économiques préoccupaient particulièrement l’évêque du Puy lorsqu’ils multipliaient les pauvres de son diocèse. La Haute-Loire connaissait alors, malgré son caractère surtout rural, une très grande variété d’activités industrielles : les industries les plus importantes étaient celles de la dentelle, des moulins, puis des rubans. La dentelle était une activité complémentaire de la vie rurale et certains fabricants contrôlaient parfois un grand nombre d’ouvrières ; Ainsi, la maison Falcon occupait directement ou indirectement 3500 ouvrières réparties dans plus de 20 communes 284 . Les moulins, pour leur part, ne fabriquaient pas seulement de la farine, mais ils avaient aussi des installations secondaires : huileries, scieries etc … Par rapport à la dentelle, le ruban était plus rémunérateur, mais au cours des crises, qui étaient fréquentes, les fabricants stéphanois rejetaient sur les rubaniers vellaves l’entretien des métiers en chômage129. Si les activités industrielles étaient variées, le sous-emploi était tout de même très élevé dans la première moitié du XIXe siècle, provoquant une émigration, souvent temporaire, et une pauvreté générale des habitants 285 .

Mgr de Bonald avait donc de quoi s’alarmer et il choisit une période particulièrement difficile, la fin de l’année 1830, “pour recommander à la charité des fidèles les pauvres de son diocèse 286 ”. Au cours des années 1828-1829, une baisse de la production s’était accompagnée d’une augmentation des prix 287 et les événements politiques de juillet 1830 avaient prolongé la conjoncture difficile. L’évêque du Puy était parfaitement conscient de ces crises cycliques qu’il évoque au début de sa lettre pastorale du 27 décembre 1830 : “Il était bien difficile que l’industrie poursuivit sans interruption le cours de ses prodiges et que le luxe et la richesse ne missent pas un plus de réserve dans leurs jouissances et leurs profusions. De là, moins d’activités dans les ateliers, quelque ralentissement dans les travaux et par conséquent moins de bras employés et un plus grand nombre de pauvres ”. Mgr de Bonald prend en compte tous les types de pauvreté qui existent dans son diocèse et tout particulièrement la pauvreté ouvrière : “Qu’il nous soit donc permis de recommander en ce moment à votre générosité les pauvres ouvriers … Jetez un regard autour de vous ; que d’ouvriers sans travail et sans pain 288 ”. Lorsqu’il se montre touché par le chômage des ouvriers, il réagit comme son père, le vicomte de Bonald, qui, lui aussi, se préoccupait de l’humanité travailleuse souffrante en soulignant dans sa “Théorie du pouvoir politique” l’état d’insécurité permanente dans laquelle se trouvaient placés les ouvriers 289 . On peut noter par ailleurs que parmi les congrégations créées par les Jésuites de Vals, l’évêque du Puy aimait particulièrement la congrégation des ouvrières 290 et sans doute n’avait-il pas oublié que, même exilé à Rome, le cardinal Fesch avait continué à répandre ses bienfaits parmi la classe ouvrière lyonnaise 291 .

L’évêque du Puy évoque aussi dans ses lettres pastorales la pauvreté provoquée par l’alcoolisme : “ Pourquoi allez-vous dépenser le salaire du travail de la semaine à éteindre dans les liqueurs enivrantes le flambeau de la raison ? 292 ”, et celle provenant des procès ruineux : “Pourquoi livrez-vous vos intérêts à la chicane qui ne termine les procès qu’en consommant à son profit la ruine de clients trop simples et trop confiants ?137”. Tous ces types de pauvreté avaient parfois un aboutissement dramatique dans le prolétariat rural : “Nous voyons la jeunesse trouver dans une vie déréglée une vieillesse précoce, et si la mort s’avance trop lentement à leur gré, en finir souvent avec le chagrin et l’ennui, en jetant avec violence le fardeau de l’existence, devenue insupportable 293 ”. Mgr de Bonald distingue également, même s’il les regroupe tous dans “cette famille dont Jésus-Christ nous a établi le père et le pasteur 294 ”, les indigents et les pauvres honteux. Ces derniers, que les malheurs de la vie avaient fait descendre l’échelle sociale et qui hésitaient à faire appel publiquement aux secours, étaient souvent évoqués dans les écrits au XIXe siècle et étaient considérés comme les bons pauvres pour le monde bien pensant 295 .

Qu’est-ce que l’évêque du Puy propose, pour aller à la rencontre de tous ces pauvres, aux habitants de son diocèse, en dehors de la charité qui les dépouille du superflu qui ne leur est pas nécessaire ? Pour les laïques, il espère seulement que les actions charitables de l’année précédente vont se renouveler 296 , mais en ce qui concerne ses prêtres, il attend plus : non seulement il leur conseille d’utiliser leur charisme pour émouvoir la sensibilité du riche141, mais aussi, il leur demande de se concerter avec les autorités civiles afin de trouver des solutions pour “assurer une existence pendant l’hiver à un plus grand nombre de familles pauvres 297 ”. De plus, tout en leur proposant de solliciter l’aide de leurs paroissiens, il leur conseille de ne pas se contenter de fournir des secours à ceux qui sont dans le besoin, mais de respecter leur dignité en faisant “en sorte qu’ils puissent mériter par quelque travail le pain qu’ils recevront 298 ”. Certes, il s’agit là, pour Mgr de Bonald, de maintenir l’influence de l’Eglise auprès des déshérités au moment où il a pris conscience qu’elle était contestée 299 , mais il y a aussi de sa part, la manifestation d’un véritable esprit évangélique et la volonté de trouver des solutions pour ceux qui n’ont pas de travail et vivent dans la misère.

Si l’évêque du Puy souhaite éloigner des pauvres à la fois la misère et l’oisiveté, il condamne le type de travail imposé aux enfants dans les ateliers. Ayant pris la défense du pape Grégoire XVI dans son instruction pastorale “Sur le chef visible de l’Eglise” 300 , il oppose la façon dont la papauté s’occupe des enfants en suivant le modèle de Jésus-Christ, à la façon dont les enfants sont traités dans “ces ateliers malsains où on arrache à leurs jeunes années, au profit de l’opulence, le travail que l’on devrait demander à peine à l’homme fait 301 ”. Si le travail des enfants était fréquent dans les campagnes de la Haute-Loire puisque ces derniers désertaient l'école dès l'apparition des beaux jours, leur présence était moins importante dans les ateliers de dentelle ou de rubans ou dans les moulinages de soie. Mais Mgr de Bonald était sans doute bien informé sur le nombre important des enfants travaillant dans les villes industrielles du diocèse de Lyon tout proche.

Notes
278.

Anonyme, Vie de son éminence le cardinal de Bonald, … pp. 56 et 61.

279.

A.D.Haute-Loire. L’auteur avait envoyé à Mgr de Bonald la table des matières du livre qui venait de paraître. Dès 1819, l’abbé Pagès avait publié une dissertation sur le prêt à intérêt qui connaissait déjà une quatrième édition en 1826.

280.

Dans le langage traditionnel de l’Eglise, “usura” désigne tout prêt à intérêt, quel que soit le taux de celui-ci (J. M. AUBERT, Article concernant le prêt à intérêt, in Encyclopédie Catholicisme, T. 11, 1988, col. 861 : “le prêt à intérêt”.

281.

E. PAGES, Observations sur des circulaires de Mgrs les évêques du Puy et de Belley relatives à la matière de l’usure, Lyon, 1839, 39 p. (pp. 17 et 19).

282.

J. M. AUBERT, “Le prêt à intérêt” …, col. 862.

283.

E. PAGES, Observations sur des circulaires de Mgrs les évêques du Puy et de Belley …p. 20. Mgr Devie, comme Mgr de Bonald, défendait la nouvelle position de Rome concernant le prêt à intérêt car ils étaient aussi favorables à la morale ligurienne qui facilitait la confession des fidèles : il s’agissait de rassurer le commerçant ou l’industriel face à l’éventualité du refus de l’absolution, si le taux d’intérêt qu’ils pratiquaient restait dans les limites de la loi civile. [Philippe BOUTRY, Prêtres et paroisses au pays du curé d’Ars, Le Cerf, 1986, 706 p. (p. 417)].

284.

J. MERLEY, La Haute-Loire de la fin de l’Ancien Régime aux débuts de la III e République (1776-1886), Le Puy, Cahiers de la Haute-Loire, 1974, 667 p. (pp. 376-384).

285.

Ibid, pp. 404 –407.

286.

Intitulé de la lettre pastorale du 27 décembre 1830 (A.D.H.L.)

287.

J. MERLEY, La Haute-Loire de la fin de l’ancien Régime aux débuts de la III e République (1776-1886), … p. 583.

288.

pp. 3 et 7 de sa lettre pastorale du 27 décembre 1830. Mgr de Bonald fait remarquer également que la solution du retour au travail des champs est impossible à cause de la saison hivernale : “Iront-ils dans les champs chercher un travail nécessaire à leur subsistance : la terre couverte de frimas refuse d’ouvrir son sein.”, p. 2.

289.

L. BONALD (Vte de), Œuvres complètes, I – Théorie du pouvoir politique, Paris, 1859, 1408 p. (p. 927).

290.

Anonyme, Vie de son éminence le cardinal de Bonald,… p. 53.

291.

H. FISQUET, La France pontificale … p. 603.

292.

Lettre pastorale du 13 mars 1840 (B. M. du Puy).

293.

Lettre pastorale du 5 avril 1835 sur la première visite pastorale de son diocèse et pour annoncer la deuxième. Dans les périodes de crises, beaucoup se désespèrent et la mode romantique du suicide sévit dans le prolétariat rural : nombre de malheureux finissent leurs jours dans une rivière ou dans un puits. (Y. M. HILAIRE, “Lesclasses dirigeantes catholiques et la pauvreté au XIXe siècle”, Recherches et débats, n° 49, décembre 1964, p. 96).

294.

Lettre pastorale du 27 décembre 1830, p. 3.

295.

A. GUESLIN, Gens pauvres – Pauvres gens dans la France du XIX e siècle, Aubier, 1998, 314 p. (pp. 70, 114, 225).

296.

Lettre pastorale du 27 décembre 1830, p. 8.

297.

Idem, p. 10.

298.

Idem, p. 9.

299.

Dès le début de sa lettre pastorale “ Pour recommander à la charité des fidèles les pauvres de son diocèse”, l’évêque fait allusion à ceux qui accusent le clergé d’oublier la mission qu’il a reçue et de défendre seulement les droits de l’Eglise. Par la suite, il prend à témoin ses prêtres en leur disant : “Prouvons au monde, par les élans de notre charité, qu’il y a encore en nous plus de vie qu’on le pense … et ainsi la calomnie sera forcée au silence” (pp. 9 et 10).

300.

Instruction pastorale de carême du 4 mars 1838 (A.D.H.L.).

301.

Idem, pp. 23-24.